Jeudi 19 mai 2016, 18h30
Café librairie BD Fugue, centre Bonlieu
Par Samuel Depraz, agrégé de géographie et maître de conférences à l’Université Jean Moulin / Lyon 3. Ses thèmes de recherche portent sur les espaces ruraux, le développement local et les espaces naturels protégés en France, en Allemagne et à l’échelle européenne.
Retrouvez également ce compte rendu au format PDF (600 ko).
L’intervention de ce jour a pour cadre général la « renaissance rurale », cette tendance à l’augmentation de la population et à la reprise progressive de bâtiments anciens observée dans la plupart des campagnes françaises. Une tendance qui s’accompagne d’autres signaux, plus discrets, avec la mise en place de nouveaux conseils municipaux, d’une offre commerciale et artisanale plus diversifiée, ou encore d’actions culturelles plus fréquentes. Ce renouvellement laisse parfois apparaître de nouvelles tensions entre habitants de l’espace rural, mais également des complémentarités accrues avec la ville, autour d’une effervescence globale qui nous éloigne de l’ancien « rural profond » et de toute idée d’ « exode rural » – un terme aujourd’hui révolu.
Ces transformations multiples seront ici illustrées à partir de l’exemple voisin du Parc naturel régional (PNR) du Massif des Bauges, pour lequel S. Depraz interrogera un processus en particulier : en quoi est-ce qu’un espace naturel protégé tel qu’un PNR est non seulement vecteur d’une transformation positive de l’image des espaces ruraux, donc d’une renaissance rurale, mais aussi d’une forme d’embourgeoisement des campagnes ? Cet « embourgeoisement » doit être questionné aujourd’hui par le fait que la ruralité se reconstruit de manière sélective au profit d’une certaine tranche de la population, plutôt aisée. Les espaces protégés ont alors un effet qui déborde de leur mission première, celle de protéger la nature et les paysages : ils ont un impact social bien réel, qu’il s’agit ici d’évaluer dans le cadre des PNR en particulier.
- Le processus général de renaissance rurale
La renaissance rurale est une évolution au long cours connue par les campagnes de France et d’Europe depuis plus d’une génération. L’expression de « renaissance rurale » est un terme ancien (1990) proposé à la discussion par le géographe Bernard Kayser[1] à une époque où cela n’était pas forcément évident. Ce phénomène fait alors l’objet d’un débat en géographie rurale entre deux visions contradictoires : d’une part celle de la poursuite de la déprise rurale engagée depuis le milieu du XIXe siècle, avec l’affirmation d’un « rural profond » et le constat – parfois nostalgique de la part des chercheurs[2] – de la disparition d’une certaine société rurale centrée sur l’agriculture et le village isolé ; de l’autre côté, l’émergence de signaux encore faibles de reprise démographique par des catégories de population très diverses et qui font le choix de la ruralité, à l’écart des centres urbains. Les deux processus étaient, dans les faits, concomitants et d’importance variable selon les espaces. On a cependant constaté la progression du phénomène de renaissance rurale et des logiques de recomposition qui lui sont propres. Les nouveaux arrivants, rassemblés sous l’appellation de « néo-ruraux », ont d’abord été perçus comme des « alternatifs », en quête d’une rupture avec le mode de vie urbain. Peu à peu, ces populations nouvelles se sont diversifiées et représentent un ensemble d’habitants aux profils sociologiques plus variés.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Le processus semble attesté par de nombreux indices visuels. Pour le seul massif des Bauges, par exemple, encore en déclin démographique dans les années quatre-vingts, le renouveau économique et culturel est marqué par le festival « Musique et nature en Bauges », par les nombreux signes de qualité (cf. l’AOP « Tome des Bauges »), ou encore le PNR des Bauges, classé en Géopark par l’UNESCO, par la valorisation du petit patrimoine local (ex : « l’argenterie des Bauges », c’est-à-dire la production d’ustensiles de cuisine en bois tourné, véritable conservatoire d’un savoir-faire très localisé). Ce renouveau peut également se lire dans une nouvelle forme de l’esthétique propre au rural, à l’image du village de La Compôte, dont les clichés touristiques laissent percevoir une valorisation culturelle et paysagère nouvelle.
Un réel travail est effectué sur l’image même de la ruralité, présentant alors une nature un peu sauvage mais sans plus, celle de la « moyenne montagne » anthropisée, par opposition avec la haute montagne plus sauvage : « notion parée de toutes les vertus, elle est censée faire référence à un espace humanisé, d’altitude modérée, domaine de l’habitat permanent encore fonctionnel et à vocation agricole ; c’est avant tout le monde du village, de l’homme en accord avec son milieu, d’une nature aux formes douces, hospitalières et domestiques »[3]. Ces nombreux signes, à la fois matériels et idéels, confirment alors l’idée selon laquelle ces espaces ont pris le tournant de la renaissance rurale.
Les statistiques permettent de cerner de manière beaucoup plus systématique ce processus de renaissance rurale. La thèse de Pierre Pistre[4] met notamment en évidence les différentes phases de ce processus, avec tout d’abord dans les années 60, une polarisation par les centres urbains assez nette, qui va, dans les années 80/90, se transformer en un phénomène de diffusion autour de ces pôles urbains par une nappe périurbaine de plus en plus dense, pour finalement, à partir des années 2000, aboutir même à l’idée « d’exode urbain »[5], en réponse au terme désormais obsolète d’ « exode rural ». Ce terme d’exode urbain (proche de la counter-urbanization anglaise) prétend servir de révélateur des choix sociologique de la population. En effet, depuis le tournant des années 2000, la balance des migrations résidentielles entre l’urbain et le rural penche désormais en faveur du rural, même si tous les espaces ruraux ne sont pas concernés de la même manière par ce phénomène. Le rural proche des villes est évidemment plus concerné que le rural lointain ; mais on constate dans tous les cas une réelle dé-densification des centres urbains avec un phénomène d’étalement qui porte bien au-delà de la seule couronne périurbaine.
Si l’on se concentre sur l’espace rural le plus isolé, précisément, plusieurs études permettent d’en faire une lecture spécifique. La DATAR, dans son analyse prospective « Territoires 2040 »[6], identifie le rural avec la plus faible densité (c’est à dire sous les 30, voire sous les 10 habitants par km²) et démontre que le phénomène de renaissance rurale est confirmé même dans ces espaces. Il en va de même pour les espaces les plus éloignés des centres villes, comme le démontre par exemple les travaux du Commissariat général au développement durable, ou le rapport Bertrand sur l’hyper-ruralité[7], où il est alors question d’un « léger rebond démographique » pour ces espaces éloignés.
Quelles sont les causes de cette croissance, et que peut-on trouver aussi loin des villes ? Dans les faits, le renouveau des espaces ruraux est presque uniquement le fait du solde migratoire ; en effet, le bilan naturel reste encore relativement médiocre mais il est compensé par un apport migratoire désormais supérieur au déficit des naissances enregistré dans le rural.
Le massif des Bauges n’échappe pas à ce constat statistique généralisé ; seule une commune sur la soixantaine composant l’ensemble du massif est encore en déclin (Thénésol, -1,73% sur la période 1999-2008). Globalement, les Bauges présentent même une croissance largement supérieure à la moyenne régionale (environ deux fois la vitesse de croissance de l’ancienne région Rhône-Alpes)[8]. Néanmoins, une particularité est à noter, puisque dans ce massif, ce ne sont pas les marges les plus accessibles depuis les pôles urbains d’Annecy, Chambéry ou Aix-les-Bains qui croissent le plus rapidement, mais bien les communes qui se situent dans le cœur du massif, c’est à dire La Motte-en-Bauges et Bellecombe-en-Bauges. On y observe une croissance démographique à 3,6% sur la période, ce qui représente un doublement de population tous les vingt ans. Ugine apparaît alors comme la seule vraie marge du massif ; située à l’extérieur de celui-ci, au commencement de la combe de Savoie, il s’y combine l’éloignement aux villes motrices des Savoie et le caractère quelque peu répulsif que peut représenter l’activité industrielle dans une vallée relativement encaissée.
Quand le renversement a-t-il eu lieu ? En France, le renversement se produit souvent autour de 1975 ; dans les Bauges, celui-ci s’opère généralement davantage dans les années 80 à l’image de la commune du Châtelard, motrice dans le processus de regain de vitalité de l’espace des Bauges. En ce qui concerne la commune de La Compôte, le tournant s’opère plus tardivement encore, dans les années 2000. Dans l’ensemble, la reprise se traduit très peu par de nouvelles constructions et une extension du bâti. C’est en effet un phénomène plutôt discret qui exploite la reprise des bâtiments vacants et la conversion des résidences secondaires en résidences principales, processus précisément mesuré par l’INSEE à chaque recensement. Les rythmes de séjours s’inversent donc, ce qui modifie de manière non négligeable les statistiques.
- Les explications à ce phénomène
La première explication à la reprise est celle de l’extension de l’influence des pôles urbains. Cette influence va en effet générer non seulement de plus en plus de déplacements pendulaires (c’est-à-dire les déplacements domicile/travail permis par les progrès en termes de transports et de réseaux de transports) mais également une véritable couronne périurbaine[9] à géométrie variable. Ces espaces périurbains – qui restent des espaces ruraux au plan des paysages et des statistiques, étant en rupture physique avec la ville, et composés à 80% de champs de culture où s’intercalent des villages de taille encore réduite – sont définis précisément par le fait qu’au moins 40% de leur population active se rend pour travailler dans un pôle d’emploi principal, le pôle d’emploi étant une ville, ou « unité urbaine », offrant au moins 1500 emplois. L’extension de l’influence des pôles urbains permise par les progrès des transports fait donc logiquement s’étendre la couronne périurbaine ; la distance-temps quotidiennement admise par les navetteurs, en général stabilisée autour d’une heure de transport quotidienne, s’allonge alors elle aussi avec les nouvelles capacités des travailleurs à se déplacer. Le périurbain ne cesse donc de s’étendre au sein de l’espace rural.
Pour le massif des Bauges, ces considérations sont dans l’ensemble vérifiées mais pas complètement, puisque les couronnes périurbaines des principaux pôles d’emploi (Chambéry, Annecy, Rumilly, Aix-les-Bains, Ugine) grignotent certes les marges externes du massif, mais certains espaces restent encore sous contrainte d’accès, notamment pour le coût horaire et la difficulté relative du franchissement des cols. De ce fait, tout le massif n’est pas encore périurbain puisque le mécanisme des migrations pendulaires n’est pas valable dans tous les espaces. Ce premier critère ne permet donc pas d’expliquer la reprise de l’ensemble du massif, mais seulement celle de ses marges.
La seconde explication sur laquelle on va se pencher est celle du phénomène assez récent de recyclage des représentations sur la moyenne montagne. La citation d’Hervé Gumuchian donnée plus haut évoque le fait qu’on invente la représentation de la moyenne montagne dans les années 1990, en contrepoint à celle de la haute montagne, plus ancienne et plus liée au sauvage. La moyenne montagne, à l’inverse, est plus discrète, plus hybride. L’invention de cette nouvelle catégorie de pensée articule donc la catégorie bien ancrée en Europe de la nature avec celle de la ruralité, alors également positivement connotée depuis le XIXe siècle en France.
Cette construction de la moyenne montagne bénéficie alors en particulier au massif des Bauges puisqu’on se trouve au sein d’un réseau de communication très dense, celui des cluses alpines et du sillon alpin, autour duquel les pôles urbains sont nombreux. On retrouve d’ailleurs ce même phénomène dans d’autres massifs de la région tels que le Vercors ou la Chartreuse[10]. La moyenne montagne devient alors une extension du périurbain et s’intègre aux pratiques d’agrément. On parle d’ailleurs de « migrations d’agrément »[11] pour définir cette intégration de l’espace de la moyenne montagne dans le temps de loisirs, de la résidentialité secondaire et dans le temps de la culture. Ce faisant, ce territoire s’élargit à d’autres visiteurs plus éloignés, touristes de passage, résidents étrangers et retraités en quête d’idylle rurale. L’espace de la moyenne montagne se positionne donc bien dans l’aire d’influence des villes, mais sous la forme d’une association plus distante et plus symbolique à l’espace urbain. Plus encore : cette revalorisation des représentations et des imaginaires, nettement moins dépendante des marchés urbains, survalorise justement le cœur du massif par rapport aux périphéries, plus « authentique » sans doute dans les perceptions du rural.
La dernière explication à ce phénomène se trouve dans la réinterprétation des représentations locales par le statut de Parc Naturel Régional. Ces PNR ne représentent en effet pas qu’un statut administratif ou une structure de gouvernance d’un espace rural. Ils contribuent également à créer un registre de langage nouveau sur la moyenne montagne, registre qui exerce une forme de domination implicite dans les rapports sociaux en ce qu’il possède force de loi. Dans les textes de référence ayant instauré ces parcs, les PNR sont considérés comme étant des « territoires à l’équilibre fragile, au patrimoine naturel et culturel riche et menacé, faisant l’objet de projets de développement fondés sur la préservation et la valorisation du patrimoine »[12]. Ces territoires ne sont donc pas prioritairement abordés en tant qu’espaces agricoles ou espaces de travail au quotidien, mais d’abord comme des périmètres permettant l’expansion de l’idée de nature et de patrimonialisation à travers la valorisation des paysages et de la culture locale. Les deux démarches ne s’opposent pas, mais il existe tout de même un glissement de l’une à l’autre, ou une réinterprétation des valeurs locales au filtre d’une approche plus savante, plus naturaliste aussi. Au travers des PNR, on survalorise ainsi certaines catégories de pensée par rapport à d’autres – et ces catégories s’imposent d’autant plus aisément qu’elles ne sont pas qu’un discours idéaliste : les parcs sont effectivement capables de générer une nouvelle dynamique économique locale, avec des emplois et des subventions de la part de l’État, de la Région et des départements en direction des communes appartenant au PNR.
De plus, dans les massifs alpins, les parcs interagissent avec la loi Montagne (1985) en la renforçant : « Les Parcs Naturels Régionaux situés dans les massifs de montagne constituent un instrument exemplaire mis au service de la protection de l’équilibre biologique et de la préservation de sites et paysages visés à l’article 1er de la loi nº 85-30 du 9 janvier 1985 relative à la montagne »[13]. L’argument biologique est donc à nouveau mis en avant, ce qui constitue une nouvelle inflexion dans le concept même des PNR puisque dans les années 1960, ces derniers furent d’abord mis en place dans un but de développement d’espaces ruraux en crise. Ici, c’est clairement l’argument écologique qui prime. La notion « d’exemplarité », également requise pour les projets des PNR, fait de ces espaces des terrains porteurs d’innovation dans la construction d’un nouveau regard sur la relation entre l’homme et la nature. En devenant dominants, ces nouveaux registres de langue vont alors orienter les programmes de développement rural avec une nette connotation environnementale, ainsi que des représentations assez génériques de l’idée de nature et de montagne.
De ce fait, les PNR jouent le rôle de « catalyseurs » de la renaissance rurale en renforçant et orientant le changement de regard sur le rural. Par leurs discours, les PNR rendent visible et encore plus efficace ce processus.
- De la renaissance rurale à la gentrification
La renaissance rurale est ainsi largement portée par une volonté d’atteindre une sorte d’idéal-type dans la relation de l’homme à la nature, dans une campagne symbole d’équilibre et d’esthétique naturelle. Mais que se passe-t-il si l’on prolonge ce processus et qu’il en devient dominant, en termes de valeurs et de groupes sociaux, au point de mettre en question les modes de vie d’anciens habitants ou de groupes sociaux qui ne se reconnaissent, quant à eux, pas forcément tous dans l’idylle rurale ni dans les visions environnementalistes des campagnes ? On remarque en effet que certaines catégories de population se trouvent plus réceptives que d’autres aux discours crées par ce processus. Ces catégories de lecture sous-tendent une conflictualité potentielle que le terme de gentrification va nous permettre de nommer.
Le concept de gentrification est ancien d’un demi-siècle ; il provient du terme anglais de gentry, qui signifie littéralement la bourgeoisie. Dans un premier temps, on pourra donc expliquer la gentrification comme étant la prise en main d’un territoire par ce qu’on appelle les CSP+ (Catégories Socioprofessionnelles Supérieures). La sociologue Anglaise Ruth Glass est celle qui, en 1964, emploie pour la première fois ce concept de « gentrification », alors appliqué à l’urbain. Les grandes villes anglaises connaissent en effet, dès les années 1960, ce processus selon lequel des quartiers ouvriers sont repris parce qu’ils sont authentiques. Les maisons ouvrières sont rénovées, mais avec tous les attributs supplémentaires que peuvent s’offrir ces nouvelles catégories de population. On assiste ainsi à « un mouvement de retour des classes moyennes supérieurs vers les centres urbains, ce qui provoque donc une hausse des valeur immobilières, et, par suite, le départ des classes les plus populaires »[14], leur pouvoir d’achat étant devenu insuffisant pour se maintenir dans des quartiers aux loyers et en offre commerciale en forte hausse. La gentrification devient donc un phénomène de remplacement, voir de substitution des populations, si bien que l’on en vient à assimiler la gentrification à un phénomène d’éviction de populations les moins aisées[15].
Les signes tangibles de ce phénomène ont donné lieu à de nombreuses recherches en géographie, s’intéressant ainsi à la rénovation architecturale dans ces quartiers, à leur composition ethnique, à l’évolution du marché foncier, à la montée en gamme de l’offre commerciale (marchés « bio », épiceries fines, cuisine du monde), mais également la présence d’une activité créatrice (galeries, ateliers de création, groupements artistiques), portée par une catégorie de population disposant d’un capital culturel et financier assez important, lui permettant ainsi d’assurer la rénovation de ces espaces. On assiste donc au fur et à mesure au grignotage des quartiers populaires par un « front de gentrification »[16].
Les mécanismes explicatifs à ce processus restent complexes et font encore l’objet de débats. On oppose, schématiquement, une approche libérale à une approche radicale. Pour la première, comme l’évoque le géographe britannique David Ley, la gentrification est une composante majeure de l’imaginaire urbain, c’est une représentation attractive qui revalorise des espaces urbains en friche et n’a donc de populaire que l’idéalisation qu’on en fait. Ce processus mobilise les classes créatives et professions à fort capital culturel qui créent une vitalité sociale dans des espaces en déshérence. Ce n’est donc pas un processus négatif puisqu’il est produit par nos imaginaires sociaux et contribue à la rénovation de l’urbain, en réponse à l’évolution de notre société post-industrielle dominée par les services et la consommation. La gentrification ne serait rien d’autre qu’un phénomène de recyclage d’un territoire idéalisé par la nostalgie d’une forme de ville disparue.
Pour les radicaux, à l’inverse, la gentrification est une réelle illusion qui tend en fait vers une nouvelle forme de ségrégation socio-spatiale de l’espace urbain. La gentrification, c’est la colonisation de l’espace par l’élite, avec de la promotion immobilière et des populations qui attendent que les différentiels de loyer augmentent pour faire une plus-value sur leur cession de logement[17]. Il y a bel et bien éviction puisque le parc locatif se réduit considérablement à cause du système de vente à la découpe. La hausse du coût de la vie et l’altération de l’offre initiale par des commerces aux cibles plus aisées oblige également, de manière indirecte, les populations les plus démunies à quitter ces quartiers. Il s’agit donc pour cette école de dénoncer une forme d’injustice spatiale puisque certaines catégories de populations n’ont pas les moyens de résister à ces transformations, et vont donc se retrouver évincées par la loi du marché et par le coût de la vie.
Le concept de gentrification est ainsi un terme problématique, tel un Janus à deux visages : il s’agit en tout cas de ne pas voir que le côté positif de la gentrification, avec son aspect artistique et son effet visible de renouveau dans les territoires, mais d’aller plus loin et d’être capable de mesurer, ou au moins de s’interroger sur son côté négatif, avec ces phénomènes d’éviction – un aspect souvent caché parce qu’il s’exprime d’abord, sinon exclusivement, dans la composition sociologique et les transactions immobilières des territoires.
- La transférabilité du concept de gentrification à l’espace rural : enjeux théoriques et méthodologiques
Le processus de transposition de la gentrification aux espaces ruraux est un thème de recherche très récent en géographie, en particulier en France[18]. On s’intéresse en particulier aux premiers signes de l’embourgeoisement, notamment à l’aspect qualitatif du paysage rural, à la montée en gamme de son offre culturelle et aux types de résidents que cela désigne. Il s’agit donc là d’étudier de plus près les enjeux sociaux de ce phénomène qui devient de plus en plus observable, mais de manière moins évidente que pour les espaces urbains car ce sont des territoires à faible densité de population.
Cependant, tout en travaillant sur les marqueurs symboliques et paysagers de la gentrification (rénovation du bâti, haies bien taillées, privatisations de voies, petites patrouilles de sécurité locale et accentuation de l’entre-soi), il convient aussi de rester attentif à ce que cette partie visible de la gentrification n’occupe pas toute l’analyse du fait du miroir esthétisant que provoque la hausse qualitative de ces espaces. Il faut ne pas rester non plus prisonnier des premiers auteurs ayant travaillé sur la gentrification rurale, généralement issus de la sphère anglophone[19]. En effet, au Royaume-Uni, voire au Canada, la notion de « périurbain » n’existe pas, si bien que les auteurs n’évoquent pas, avec la gentrification, le même type d’espace que les chercheurs français : leurs espaces en voie de gentrification sont nos couronnes périurbaines, dont les conflictualités entre usages de l’espace sont déjà amplement étudiées en France.
De fait, la dimension critique de la notion reste encore trop peu présente dans les travaux en cours sur la gentrification rurale. En France, pour Greta Tommasi, « à la notion d’éviction est privilégiée la notion de remplacement progressif des populations locales, voire d’appropriation symbolique », puisque « la recherche et l’action publique semblent avoir privilégié d’autres aspects du renouveau rural, peut-être plus attrayants et moins polémiques, car soulignant plutôt les aspects positifs liés à l’arrivée de nouvelles populations »[20]. En somme, si l’on n’y prend garde, l’entrée libérale sur cette thématique risque de dominer, à moins de réaffirmer avec force l’importance d’une étude fine des processus d’éviction rurale, s’il y en a.
Pourtant, à une échelle micro-locale, les travaux du sociologue Marc Perrenoud, qui a analysé les trajectoires sociales des enfants de ruraux nés dans les Corbières et souhaitant s’y installer, confirme bien les difficultés à l’installation de certains d’entre eux en raison de l’augmentation des prix du foncier. Ceux qui s’en sortent le mieux sont les enfants de ruraux qui disposent à la fois déjà d’une parcelle de terrain, par héritage, et/ou les néo-résidents ayant un fort capital culturel, notamment les métiers de l’artisanat portés par la manne de la gentrification rurale : artisans d’art, ou métiers spécialisés dans les travaux de la gamme supérieure du bâtiment et de la construction. Un artisan-bricoleur, ou sans capital foncier, sera à l’inverse nettement marginalisé voire contraint à une installation éloignée.
Il s’agit donc de voir ici ce qui nous permettrait de mesurer l’effectivité de ce processus d’éviction par-delà la visibilité physique et matérielle des nouvelles enseignes et des rénovations – autrement dit, de travailler la partie invisible de la gentrification par le biais de deux thèmes de recherches :
- le problème du prix du foncier pour les populations, en s’intéressant au marché du foncier pour se rendre compte de l’effectivité ou non d’une éventuelle surcote de valeurs foncières, qui pourrait donc être défavorable à une certaine catégorie de population dès lors que les prix des transactions immobilières sont en forte hausse (l’impact sur le segment locatif étant, pour rappel, peu significatif dans l’espace rural où la propriété domine largement) ;
- le renforcement des contraintes réglementaires dans les PLU (Plans Locaux d’Urbanisme), les cartes communales, les RNU (Règlements Nationaux d’Urbanisme). En effet, quand bien même les prix du foncier ne sont pas élevés, les règlements de zone des PLU peuvent parfois être tellement contraignants en termes de qualité du bâti, de contraintes architecturales, que cela peut dissuader les ménages les plus modestes de s’installer sur certains terrains.
Cette analyse requiert donc le recours à des bases statistiques spécialisées (données INSEE, données sur le foncier), parmi lesquelles on s’est en particulier intéressé aux fichiers de l’administration fiscale relatives aux bases fiscales des communes. En effet, les transactions immobilières restent peu nombreuses dans le rural et fluctuent fortement en fonction des caractéristiques de l’offre et de la demande. A l’inverse, les bases fiscales relatives au calcul de la taxe d’habitation[21] se stabilisent sur un temps assez long, les valeurs locatives cadastrales (VLC) – qui servent de référence pour le calcul des bases fiscales – étant globalement standardisées à l’échelle nationale, et peu à peu réévaluées en fonction de l’évolution de l’habitat.
Avec cette méthode, le problème reste cependant le temps d’actualisation des VLC, puisque les services fiscaux les mettent à jour tous les douze à treize ans seulement. Il existe heureusement des Commissions communales des impôts directs qui procèdent à l’évaluation des nouveaux terrains bâtis, ce qui permet donc d’avoir à tout le moins des actualisations intermédiaires. Le second problème est celui des critères d’évaluation du confort des bâtiments, qui sont parfois un peu datés, souvent des années 1970, malgré quelques actualisations partielles dans les années 1980 ; ces valeurs ne sont donc plus guère représentatives aujourd’hui. Toutefois, ce qui compte ici c’est que les données soient comparables entre elles en valeur relative ; ainsi, si toutes sont sous-évaluées de la même manière, la comparaison reste possible.
On a ainsi pu procéder à une cartographie globale de cet indicateur à l’échelle des communes françaises (base 2012), où l’on calcule une « surcote des valeurs foncières » par-rapport à la valeur moyenne de chaque classe de communes, classées par catégorie de taille, entre 50 habitants (en deçà, les variations individuelles sont trop sensibles) et 5000 habitants (limite arbitraire donnée à la catégorie de « rural », pour simplifier l’analyse), les seuils intermédiaires (500, 2000 et 3500 habitants) étant ceux des services fiscaux. On isole ensuite quelques études de cas particulièrement emblématiques, sur lesquelles on mène des enquêtes de terrain afin de connaître le contexte du marché foncier, les rénovations, l’évolution de l’offre de services et la vie politique locale.
- Quelques résultats locaux : une éviction par évitement plutôt que par substitution ?
La cartographie des surcotes du marché foncier peut parfois monter à 600% de la moyenne nationale pour des communes de taille comparable, comme c’est par exemple le cas pour les grosses stations de ski et les lieux très touristiques tels que Saint-Tropez, Honfleur ou Courchevel et Serre-Chevalier, c’est-à-dire des territoires où l’urbanisation est forte ; ce sont en réalité des « associats touristiques »[22] constituant avant tout une extension du marché urbain du logement dans des sites à haute valeur touristique. Ces exemples extrêmes ne présentent, de ce fait, guère d’intérêt pour la présente analyse puisqu’ils confirment un phénomène déjà connu, qui s’explique par l’intensité et l’ancienneté de la mise en valeur de ces sites par les classes les plus fortunées.
Il est en revanche plus intéressant de se pencher sur les situations intermédiaires, à l’écart du littoral et de la haute montagne. On voit ainsi émerger de nouvelles régions potentiellement sensibles à la gentrification rurale, à l’image de la Sologne, du Perche, du Périgord, du plateau de Millevaches ou encore les coteaux de Bourgogne, où la surcote peut s’élever à 300%. Cela concerne même quelques communes en déclin migratoire, mais où le marché foncier peut cependant être tendu compte-tenu du faible nombre de logements disponibles pour la rénovation pour les néo-résidents ou les résidents secondaires (non-comptés dans la population permanente) : un village peut ainsi être en déclin dans les statistiques alors que la population temporaire estivale est en plein essor.
Dans le cas des Bauges, par exemple, les communes centrales, les plus dynamiques, sont effectivement celles qui enregistrent les surcotes des valeurs foncières les plus significatives, indication de la montée en gamme du parc des logements (rénovation, constructions nouvelles qui ont effectivement commencé à peser dans la réévaluation des valeurs locatives cadastrales).
Voyons maintenant trois exemples à partir desquels une conclusion pourra être tirée à propos de la manière dont on peut parler de la gentrification rurale.
Le premier exemple, celui du Luberon, constitue un cas d’école en ce qui concerne la gentrification rurale avec ses nombreux villages citadelles très esthétiques. L’image du massif du Luberon est connotée très positivement et très tôt recyclée, grâce notamment à un investissement massif ancien dans les années 30 et 40. Des artistes comme André Lhote, Chagall, Samuel Beckett s’y installent et attirent de nombreuses autres personnalités souhaitant se mettre au vert[23]. Ces installations ne génèrent pas encore de la gentrification, mais plutôt la mise en place de réseaux qui vont se densifier, surtout au moment de l’Après-guerre et de la création du festival d’Avignon en 1947. À partir de ce moment-là, un nombre de plus en plus important d’artistes vont venir chercher le calme, la mise au vert à l’abri des feux d’Avignon pour une durée plus ou moins longue. C’est néanmoins au cours des années 80 que le véritable basculement s’opère avec la massification de l’investissement dans le massif du Luberon par de nouvelles catégories de population, qui ne sont alors plus des artistes isolés, mais des populations fortunées (des personnalités du cinéma, de la télévision, de la politique ou de la finance). À partir de ce moment là, l’investissement du Luberon se fait donc de manière graduelle par un front de gentrification très visible, se déplaçant d’Ouest en Est, en direction du Haut-Luberon. Ce phénomène a également eu pour effet une déqualification de certains villages, à l’image de celui d’Oppède-le-Vieux, qui est tellement intégré qu’il appartient aujourd’hui au périmètre de l’aire urbaine d’Avignon. Cependant, la valorisation du foncier dans ces territoires reste extrême, puisque la surcote foncière peut ici monter à 373%.
Y a-t-il éviction ? Ici oui, notamment sur les terres agricoles. En effet, la disponibilité en terres se réduit considérablement dans le massif : entre 2000 et 2010, le nombre d’exploitations s’est réduit de 30%, ce qui correspond à peu près à la moyenne nationale ; mais le vrai problème porte sur la surface disponible, puisque toujours entre 2000 et 2010, la SAU s’est réduite ici de 17% contre 3% à l’échelle nationale. Le PNR du Luberon, témoin et facteur à la fois de cette gentrification, s’est récemment saisi de la question afin de permettre le maintien des exploitants agricoles et développer de nouvelles formes d’agriculture (fermes communales, coopératives, observatoire foncier).
Les collines du Perche sont quant à elles un territoire de contact entre Normandie et Centre-Val de Loire, à l’extrémité occidentale du Bassin Parisien. Ce sont à nouveaux des collectifs d’artistes qui ont agi ici et qui ont déclenché un processus de renaissance rurale. Le symbole le plus emblématique de ce territoire est le village de la Perrière où Chantal Thomass fut appelée par le ministère de la culture pour préserver un savoir-faire local sur la dentelle, et a rejoint l’écrivain Julien Cendres dans son effort de promotion du village et des campagnes du Perche : musée rural, brocante-restaurant, épicerie fine, marché d’art, festival de musique et instauration d’un PNR en 1998 : tous ces éléments ont permis la création d’un petit réseau culturel local et ont généré un effet médiatique assez important qui a survalorisé le village. S’ensuit assez logiquement une conquête progressive du massif du Perche, avec tous les signaux habituels (reprise du bâti, hausse de l’immobilier). Le village compte en 2012 pas moins de 50% de la population dite « accourue », c’est-à-dire souvent des parisiens qui viennent s’installer au vert, retraités ou actifs en mobilité longue distance du secteur des media et de la culture.
Cependant, la bulle spéculative est ici retombée brutalement après la crise de 2008, tandis que la reprise démographique reste encore timide. Le Perche semble ainsi en phase de « pré-gentrification » avec certes un net recyclage des représentations du rural, aidées par le PNR, mais il ne s’y produit guère d’éviction – en tout cas, on ne dispose guère de bases tangibles pour la justifier.
Le dernier exemple est celui du département de la Haute-Loire, un territoire en cours de renaissance rurale, en apparence loin d’être gentrifié mais où le travail sur la visibilité des signes avant-coureurs d’un tel processus est intéressant. On s’est ici intéressé au contexte réglementaire des documents d’urbanisme, aux communautés d’artistes, aux services à la population rurale et à l’interaction avec les PNR existants ou en projet.
Le marché foncier de la Haute-Loire est un marché qui se valorise et qui s’apprécie, surtout sur ses marges et en lien avec les PNR (Livradois-Forez au nord, Pilat et Monts d’Ardèche au sud-est) où quelques surcotes s’observent. Fait encore plus significatif, le seul terrain où l’on observe des surcotes du marché foncier sans PNR, celui des gorges de l’Allier, est précisément en train de négocier la création d’un PNR. Les communautés d’artistes sont également présentes en nombre dans ces secteurs : des musiciens, des circassiens, une université populaire et des réseaux de lecture qui contribuent à transformer le paysage rural, par exemple dans le Haut-Lignon. Cependant, du point de vue démographique, les dynamiques sont faibles.
Pourtant, on postule l’existence malgré tout d’une forme d’éviction, mais qui ne s’exprime pas par les coûts du foncier. Le réglementaire entre ici en jeu, puisque ce sont les règlements d’urbanisme qui peuvent restreindre de manière sensible le processus d’installation rurale. Les documents d’urbanisme imposent en effet des règles drastiques de construction ou de rénovation, ou alors n’ouvrent à la construction que les centre-bourgs, préservant les hameaux de toute croissance, lesquels demeurent ainsi à la fois authentiques mais excluants. Le phénomène d’évitement est également courant par le refus d’ouvrir des logements vacants au parc locatif social, alors que les bâtiments vacants communaux le permettraient souvent (presbytère, ancienne école). La disponibilité du marché du logement pour des populations plus modestes, tant locatif que pour la vente, se réduit ainsi considérablement.
Au total, la gentrification rurale reste donc un concept à employer avec prudence et précision. Il faudrait sans doute être plus restrictif dans l’usage du terme, afin d’en préserver la valeur critique, à la différence d’un processus de renaissance rurale connoté beaucoup plus positivement. Il s’agit ici de construire quelque chose de cumulatif : on considère d’abord le recyclage des représentations et le renouveau des campagnes, avec tous les indicateurs visuels évoqués plus haut, PUIS on combine cette lecture à l’analyse des dispositifs d’éviction, ou d’évitement, en particulier par les indicateurs fonciers. Les PNR, sans être nécessairement vecteurs de gentrification, sont alors fréquemment associés aux processus de requalification des discours sur le rural[24]. Ils nécessitent donc d’être étudiés en détail, en fonction de la manière dont ils contribuent à infléchir la renaissance rurale mais aussi par la manière dont ils s’intéressent à la gestion de la pression foncière, donc à une possible gentrification des campagnes. L’objectif étant de ne pas remplacer une injustice par une autre, c’est-à-dire le délaissement par l’exclusion.
Discussion
Question : Les gentrifieurs semblent envisagés ici comme des possédants. C’est un présupposé à questionner puisqu’il semblerait que les gentrifieurs culturels fassent un nouvel usage économique de la fonctionnalité des choses plus qu’ils ne se les approprient. Il faut aussi rappeler qu’en France, il n’y a que 50% de propriétaires.
Réponse : en effet, le terme même de « gentrifieur » pose problème, dans le rural comme dans l’urbain. Il y a au moins deux profils qu’il s’agit de distinguer, selon une proposition de Damaris Rose[25] : les « gentrifieurs marginaux » et les « gentrifieurs fortunés ». Ils ne se situent pas au même moment du processus de la chaîne de la gentrification. Les « gentrifieurs marginaux », notamment, sont surtout riches en capital culturel. Ils ne sont guère propriétaires en effet, lorsqu’ils ne sont pas nomades ou occupants informels. Artistes, communautés alternatives en quête d’un cadre d’épanouissement à la campagne, ils n’ont pas pour rôle ni pour but l’exclusion ou la sélection sociale, et font même parfois partie des premiers expulsés lorsque des gentrifieurs plus fortunés investissent ces territoires requalifiés et font évoluer le marché immobilier à la hausse. Marc Perrenoud propose même d’aller encore plus loin avec l’idée « d’hyper-gentrifieurs », ces classes sociales les plus riches que l’on trouverait dans le Luberon ou l’arrière-pays provençal, avec de réelles logiques d’enfermement résidentiel et une pression maximale sur le marché immobilier, ponctuellement en évolution vers le luxe. C’est donc bel et bien un phénomène de déplacement ou de succession qui se produit, avec des territoires d’abord désinvestis, puis requalifiés par les gentrifieurs marginaux – un peu malgré eux – leur capital culturel étant ensuite transformé en capital économique par les gentrifieurs fortunés. C’est pourquoi certains chercheurs se penchent aujourd’hui vers la déconstruction du rôle des gentrifieurs marginaux dans la gentrification ; ce ne sont pas eux qui gentrifient vraiment, et s’ils contribuent à instaurer des processus d’exclusion, c’est bien malgré eux ; c’est simplement par eux que le processus se met en place.
Question : à Gruffy, commune des Bauges, l’élaboration du PLU s’est faite en vue de résoudre la concurrence dans l’accès au foncier, renforcée par le maintien d’une forte présence de l’agriculture de qualité. C’est pourquoi 22 hectares constructibles ont été basculés en non-constructible avec comme idée principale la préservation du foncier. Or ces mesures ont eu pour conséquence l’augmentation assez nette des prix du foncier disponible. Le réglementaire et le prix du foncier sont donc deux dimensions en interaction. Une autre piste pourrait être celle de la composition des conseillers municipaux : parfois des néo-ruraux arrivant, parfois c’est absolument le contraire, et les conseils antérieurs résistent ; cela pose donc question.
Réponse : on parle parfois de clubbisation de l’espace rural pour décrire ce processus d’exclusion invisible par la contrainte réglementaire et le verrouillage du foncier disponible par les derniers arrivants, soucieux d’éviter de voir leur village d’élection se densifier à l’excès. Le terme, proposé par Eric Charmes[26], souligne en effet le lien entre la préservation de la valeur du patrimoine rural et le soutien au marché immobilier par des documents d’urbanisme stricts.
La composition des conseils municipaux peut en effet être révélatrice d’une telle évolution dans la gestion de l’urbanisme local, mais ce n’est pas systématique. Il existe des coalitions d’acteurs assez étonnantes parfois, ainsi parfois ce sont les anciens qui sont les plus hostiles à de nouveaux arrivants non-désirés, lorsque des néo-ruraux plus ouverts y seront plus favorables : on ne peut généraliser à partir de ces deux catégories.
Question : on a l’impression que, dans le sillage de la renaissance et de la gentrification, il se produit un phénomène presque symétrique avec l’arrivée de populations rejetées des villes ; est-ce un phénomène contradictoire ? Cela donne le sentiment qu’au sein de ce fractionnement des communes, il y a la place pour des processus très polarisés socialement, tant par le haut que par le bas. Ces mouvements complexes deviennent alors parfois contradictoires puisqu’ils font de la gentry une notion finalement peu satisfaisante (puisque les gentrifieurs marginaux appartiennent souvent aux catégories les plus basses de la population), même si elle est certes pratique au départ.
Réponse : dans la ville, le processus de gentrification est en effet étroitement lié au processus de paupérisation et de marginalisation dans d’autres quartiers, avec un phénomène de déplacement voire de rejet. Le sociologue Jacques Donzelot parle à ce sujet de « ville à trois vitesses »[27] pour décrire cette combinaison ternaire selon laquelle les riches reviennent dans les quartiers centraux tandis que les plus pauvres sont rejetés vers les banlieues, tandis que les classes moyennes s’éloignent vers le périurbain. La gentrification n’est donc pas qu’un enrichissement de la ville, mais bien un phénomène qui exacerbe les extrêmes.
Dans le rural, il en va potentiellement de même, cependant le phénomène de pauvreté rurale reste « masqué », voire sous-étudié[28]. Il semble malgré tout que le phénomène ait tendance à se renforcer par le développement de logiques migratoires récentes, de la part de populations « fragiles » ou « rebelles », pour Antoine Pagès[29], qui font le choix d’un rural refuge en s’appuyant sur des aides sociales ou des logiques d’entraide communautaire. Ces filières migratoires sont cependant polarisées : en Haute-Loire, par exemple, les plus riches s’installent sur les plateaux tandis que les plus pauvres se concentrent dans les vallées. Il y a donc ce phénomène de mise à distance dans le rural également.
Question : Il faut également faire attention à bien noter les différences entre l’urbain et le rural, et notamment celle selon laquelle il y a plus de place dans le rural ; donc le phénomène de diffusion des arrivants existe sans forcément qu’il y ait éviction.
Réponse : la réflexion sur la gentrification rurale doit en effet se méfier d’un trop fort mimétisme vis-à-vis des études urbaines afin de bien voir s’il existe des phénomènes propres au rural. Il ne s’agit pas pour autant, selon nous, de défendre la thèse selon laquelle il faudrait modifier voire atténuer le concept de gentrification, dans le contexte du rural, pour en faire un concept peu critique qui n’envisagerait plus les logiques d’exclusion, sous prétexte que l’on se trouve dans le rural et que le territoire laisserait plus de liberté d’implantation. La faible densité n’empêche aucunement le verrouillage du foncier, les concurrences spatiales ni la spéculation immobilière. Une telle conception contribuerait en tout cas à faire perdre toute valeur critique au terme même de gentrification – donc le rendrait inutile dans le contexte de la renaissance rurale.
Question : il y a aujourd’hui un vrai travail politique derrière les questions d’urbanisme et les questions d’aménagement, les élus ont de plus en plus de moyens, ce qui fait que le politique devient soit acteur soit spectateur de ce qu’il se passe.
Réponse : l’une des solutions se trouve aujourd’hui souvent dans l’inter-territorialité, c’est à dire dans une gestion de la question foncière à l’échelle supra-communale, parce qu’il y a besoin de péréquation entre communes. Dans le PNR des Bauges par exemple il existe aujourd’hui 7 PLU pour 64 communes et le nombre de documents d’urbanisme ne cesse de diminuer.
Question : les PLU paraissent aujourd’hui assez restrictifs, mais si on ouvrait les vannes, il y aurait la possibilité d’un nombre plus important de constructions et donc, par corrélation, d’un plus grand étalement. Il semble qu’aujourd’hui les gens soient déçus de la ville et la quittent pour avoir une meilleure qualité de vie, c’est le moteur de leur départ ; alors est-ce que l’idée de redonner de l’espace vivable dans la ville contribuerait à ralentir le processus ?
Réponse : cette question de la nature en ville et du bien-être des populations urbaines est un thème de recherche en pleine émergence, et qui vise à agir sur un certain nombre de sources qui sont à la base des critiques des modes d’habiter dans l’espace urbain pour, potentiellement, réduire les logiques de fuite depuis les villes en rendant l’espace urbain plus attractif. Cependant, la question des différentiels de loyers constitue toujours un puissant moteur de départ, sur lequel il est difficile d’agir, surtout si l’on continue à densifier la ville, puisque les prix du marché locatif (privé) et de l’accès à la propriété ne cessent de croître dans les hyper-centres ; c’est une conséquence des logiques de « métropolisation », entendue comme la concentration des dynamiques économiques les plus fortes dans les cœurs des plus grandes villes ; ce mécanisme reste plus que jamais déterminant dans les logiques économiques actuelles et le marché de l’immobilier urbain.
Il ne s’agit pas non plus de récuser la contrainte normative que représentent les PLU ; l’outil est difficilement critiquable. Il peut être certes plus ou moins bien utilisé mais la progression en matière de réglementation de l’urbanisme n’est pas négligeable, notamment depuis la décentralisation en 1983. En effet, on a d’abord offert des compétences en urbanisme avant de mettre en place des outils pour réguler efficacement ce dernier, ce qui a créé une période de vacance dans la coordination du territoire, sans outil de concertation entre communes. Ceci a pu conduire à quelques errements, non sans conséquence pour certains territoires, à l’image de l’arrière-pays du Languedoc ou du littoral de Provence, soumis à un mitage résidentiel mal contrôlé.
Il faut également se méfier de cet idéal « d’ouvrir les vannes » car permettre l’étalement, c’est également tuer la raison pour laquelle on habite dans le rural ou la raison pour laquelle on veut s’y installer. Il ne faut pas oublier également les coûts que cela génère, notamment en termes de coûts environnementaux (avec l’allongement des distances de transport), économiques (avec la création de nouveaux réseaux très étendus) et les coûts paysagers (la psychologie de l’espace est un facteur très important dans ces territoires). La position la plus raisonnée repose donc nécessairement sur une forme de compromis attentif aux deux aspects opposés du problème.
[1] Kayser B., 1990, La renaissance rurale. Sociologie des campagnes du monde occidental, Paris : Armand Colin.
[2] Béteille R., 1981, La France du vide, Paris : LITEC. ; Béteille R., Montagné-Villette S. (dir.), 1995, Le rural profond français, Paris : SEDES.
[3] Gumuchian, H., 1991, Représentations et Aménagement du territoire, Paris, Anthropos, Economica.
[4] Pistre P., 2012, Renouveaux des campagnes françaises : évolutions démographiques, dynamiques spatiales et recompositions sociales, thèse de doctorat de géographie, Paris : Université Paris Diderot.
[5] Merlin P., 2009, L’exode urbain, Paris : La documentation française.
[6] Barthe L., Milian J. (dir.), 2011, « Les espaces de la faible densité – état des lieux et problématiques », in DATAR, Des systèmes spatiaux en perspective, Revue d’études et de prospective n°3, coll. « Territoires 2040 », Paris : La documentation française, p. 141-160.
[7] CGDD, 2013, « L’habitat rural entre 1999 et 2009 : des évolutions contrastées », Le point sur n°179 : http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/LPS179.pdf et Bertrand A., 2014, Hyper-ruralité. Un pacte national en 6 mesures et 4 recommandations pour restaurer l’égalité républicaine, rapport en ligne : http://www.territoires.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_a_bertrand_vdef.pdf
[8] Voir aussi pour le détail du massif des Bauges l’Atlas diagnostic réalisé dans le cadre de la révision de la charte : « le Massif des Bauges, un territoire en mouvement » (septembre 2004, en ligne : http://www.parcdesbauges.com/images/contenus/mediatheque/votre_parc/Atlas-Diag-PNR-BAUGES.pdf) et, plus récemment, l’Atlas Savoie Mont-Blanc (Laslaz L., Gauchon C., Pasquet O., éditions Autrement, 2015).
[9] Pour la définition précise des termes qualifiant l’espace périurbain (« couronnes », « unités urbaines », « aires urbaines » et « pôles d’emploi », voir le site de l’INSEE : https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definitions
[10] Allié L., 2005, La gestion de l’espace dans des Parcs naturels régionaux sous pressions touristique et urbaine, thèse de doctorat, Université Joseph-Fourier – Grenoble I.
[11] Martin N., Bourdeau P., Daller J.-F. (dir.), 2012, Du tourisme à l’habiter : les migrations d’agrément, Paris, l’Harmattan ; Cognard F., 2010, « Migrations d’agrément » et nouveaux habitants dans les moyennes montagnes françaises : de la recomposition sociale au développement territorial. L’exemple du Diois, du Morvan et du Séronais, thèse de doctorat de Géographie, Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II <tel-00675737>.
[12] Art. R244-1 du Code de l’environnement.
[13] Art. L333-2 du Code de l’environnement.
[14] Ruth Glass, citée par Smith et Williams, 1986 : pour une présentation limpide de la gentrification urbaine, voir l’excellente synthèse de Chris Hamnett, 1997, « Les aveugles et l’éléphant : l’explication de la gentrification », revue Strates n°9, en ligne = http://strates.revues.org/611
[15] Il existe un débat sur l’importance à donner à l’idée d’éviction dans la notion de gentrification. Cependant, pour l’espace rural, le terme n’a aucun intérêt s’il ne décrit rien de plus que celui de « renaissance rurale », qui est déjà le constat d’une reprise démographique et sociale positive des campagnes. La gentrification a, quant à elle, le mérite d’une connotation critique qui permet, justement, de cerner les limites à la renaissance rurale et les conflits sociaux qui peuvent naître des tensions dans l’appropriation matérielle et symbolique des campagnes. C’est en ce sens que l’on souhaite la mobiliser ici.
[16] Clerval Anne, 2010, « Les dynamiques spatiales de la gentrification à Paris », Cybergeo : European Journal of Geography, en ligne = http://cybergeo.revues.org/23231
[17] C’est la notion de rent gap proposée par Neil Smith dans les années 1970. Voir Hamnet, op. cit.
[18] Un aperçu des références françaises sur le sujet : Perrenoud M., 2012, « Artisanat et gentrification rurale en France méridionale », SociologieS, [en ligne] : http://sociologies.revues.org/3991; Pistre P., 2012, Renouveaux des campagnes françaises : évolutions démographiques, dynamiques spatiales et recompositions sociales, thèse de géographie, Université Paris-Diderot – Paris VII [en ligne] : https://halshs.archives-ouvertes.fr/tel-00764869/; Raymond S., 2007, « Retour à la campagne et gentrification rurale : réflexion sur l’accès au foncier rural », in Barthe L. et al. (dir.), Habiter et vivre dans les campagnes de faible densité, Presses Universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, p. 623–639 ; Richard F., Dellier, J., Tommasi, G., 2014, « Migration, environnement et gentrification rurale en Montagne limousine », Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine vol. 102 n°3, [en ligne] : http://rga.revues.org/2525; Richard F., 2009, « La gentrification des ‘espaces naturels’ en Angleterre : après le front écologique, l’occupation ? », L’Espace Politique, vol. 9 n°3 [en ligne] : http://espacepolitique.revues.org/1478; Tommasi G., 2014, Vivre (dans) des campagnes plurielles : Mobilités et territoires dans les espaces ruraux. : L’exemple de la Sierra de Albarracín et du Limousin, thèse de géographie, Université de Limoges, [en ligne] : https://hal.inria.fr/tel-01130716/document
[19] En particulier Phillips M., 1993, « Rural gentrification and the processes of class colonization », Journal of Rural Studies n°4/1993, en ligne = http://www.researchgate.net/publication/223494889_Rural_gentrification_and_the_processes_of_class_colonisation
[20] Communication au colloque : « La renaissance rurale d’un siècle à l’autre ? » / Journées rurales 2016 du CNFG, Laboratoire « dynamiques rurales », Toulouse, 23-27 mai 2016
[21] On privilégie la taxe d’habitation face aux autres bases de la fiscalité locale car ces dernières (foncier bâti, non-bâti notamment) traduisent davantage des domaines comme la valorisation agricole des terres, ou l’implantation de grandes infrastructures (centrales nucléaires, barrages hydro électriques) ce qui ne restitue guère la valeur des logements à l’échelle locale.
[22] Selon un terme forgé par Alain Reynaud en 1981 dans son analyse du modèle centre-périphérie dans Société, espace et justice, Paris : PUF.
[23] Helle C., 1997, « Le Luberon, refuge d’artistes », Mappemonde n°3/1997, p. 22-26, [en ligne] : www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/M397/Helle.pdf
[24] Desponds D., 2007, « Les impacts d’un parc naturel régional (PNR) sur les évolutions socio-démographiques de son espace rural : le cas du Vexin français », Norois n°202, p. 47-60 [En ligne] : http://norois.revues.org/1620
[25] Guimond L., Simard M., 2008, « Néoruralité et embourgeoisement des campagnes québécoises : un regard nuancé », communication au colloque de l’ASRDLF, en ligne : http://asrdlf2008.uqar.ca/Papiers%20en%20ligne/A%20GUIMOND%20-%20SIMARD%20-%20ASRDLF%202008%20Rimouski.pdf
[26] Charmes E., 2011, La ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris : PUF.
[27] Donzelot J., 2009, La ville à trois vitesses, Paris : éditions de la Villette.
[28] Voir cependant en particulier Bonerandi-Richard E., 2014, “La pauvreté masquée des espaces ruraux français – disqualification spatiale, disqualification sociale – démasquer la pauvreté rurale”, in Boulineau E., Bonerandi-Richard E. (dir.) La pauvreté en Europe. Une approche géographique, Presses Universitaires de Rennes, p. 101-134; et Mathieu N., 1997, « Pour une nouvelle approche spatiale de l´exclusion sociale », Cybergeo [en ligne] :http://cybergeo.revues.org/5432 ; Perrier-Cornet P., Sencébé Y., Sylvestre J.-P., 1997, « Rapport à l’emploi et processus d’exclusion dans les espaces ruraux : un cadre d’analyse », Économie rurale, vol. 242, n°1, p. 28-35, [en ligne] : http://www.persee.fr/doc/ecoru_0013-0559_1997_num_242_1_4895.
[29] Pagès A., 2001, « Pauvreté et exclusion en milieu rural français », Études rurales n° 159-160, p. 97-110, [en ligne] : www.cairn.info/revue-etudes-rurales-2001-3-page-97.htm;
Très bonne analyse localisée des évolutions qui met en défaut la thèse de R. Beteille et justifie l’intuition de B. Kayser.
Bravo et merci pour cette conférence, et pour la mise à disposition de ce compte rendu d’une exceptionnelle qualité.
Ce sujet est un enjeu de société de première importance, en particulier dans nos territoires.
Pour réagir à la réponse à la dernière question, je me permet d’insister sur le fait que les coûts environnementaux ne se réduisent pas à la question du transport. La gestion de l’impact des scénarios d’aménagement devient de plus en plus déterminante pour que l’anthropisation croissante de l’espace reste synonyme de soutenabilité.