A quelques jours du second tour de l’élection présidentielle française, nous avons reçu au Café de Flore l’économiste-statisticien Frédéric Gilli pour présenter quelques aspects saillants de l’état de la France d’aujourd’hui. Ce café géo a largement exploité l’ouvrage 50 cartes à voir avant d’aller voter publié en janvier 2022 aux éditions Autrement, un ouvrage construit et rédigé par Frédéric Gilli et le géographe Aurélien Delpirou. Plusieurs cartes extraites de cet atlas ont été projetées pendant l’exposé préliminaire de l’intervenant. Elisabeth Bonnet-Pineau a été l’animatrice de la soirée.
La situation actuelle en France et en Europe, comme dans l’ensemble du monde d’ailleurs, est marquée par une déstabilisation généralisée liée au fait que « tout semble s’accélérer » (les circulations, l’innovation technologique, les crises sociales et écologiques…). Parce qu’elles restent dans une large mesure impensées, ces évolutions conduisent à une « brutalisation » du débat public dans notre pays, autour d’idées reçues et de caricatures.
Pour cette raison les deux auteurs de l’atlas ont choisi de mettre en débat, sur le fond comme sur la forme, les grands sujets qui animent le questionnement des Français à la veille de l’élection présidentielle. L’ouvrage est ainsi organisé à partir de 5 « faux débats » : 1-La France est-elle en déclin ? 2-C’était mieux avant ? 3-La société française s’est-elle transformée en archipel de communautés ? 4-La politique ne peut plus rien ? 5-No future ?
Leur réflexion s’est ensuite tournée vers le choix des données les plus fiables et les plus pertinentes permettant de documenter ces questions et en particulier de proposer des cartes qui illustrent une problématique afin d’étayer des analyses. En somme, F. Gilli et A. Delpirou ont cherché à construire une « déambulation » afin d’aider à mieux comprendre les principaux enjeux du débat démocratique dans la France d’aujourd’hui.
La France est-elle en déclin ?
Cette question revient comme une antienne depuis au moins un siècle et s’est durablement installée dans le débat public depuis les années 1990, notamment en alimentant un courant « décliniste ». Pourtant, la France reste l’une des principales puissances mondiales même si, comme tous les autres pays, elle est confrontée aux recompositions très rapides liées à la mondialisation et à la multilatérisation du monde.
Si l’on prend l’exemple de la puissance militaire, il est indéniable que la France reste un acteur majeur dans le domaine géopolitique et géostratégique. Elle est le seul pays de l’Union européenne qui continue de revendiquer une influence globale propre. La présence militaire de la France est mondiale, multiforme mais sélective. Certes, elle ne peut plus intervenir seule, mais les Etats-Unis eux-mêmes le peuvent-ils ? (pensons aux raisons politiques qui s’ajoutent aux raisons strictement militaires pour expliquer ces interventions). La France est un partenaire recherché pour la formation de coalitions mais, au-delà des alliances traditionnelles, il manque un véritable débat sur les raisons et objectifs de l’engagement des forces armées.
C’était mieux avant ?
La quasi-totalité des indicateurs statistiques s’améliorent (espérance de vie, éducation, niveau de revenu, etc.) ; pourtant, les angoisses et frustrations prospèrent comme jamais auparavant. L’évolution globalement positive des conditions de vie n’empêche aucunement les situations de déclassement individuel et la remise en cause des structures collectives traditionnelles. Sans compter l’essentiel : l’inégalité des progrès selon les territoires, les statuts sociaux et l’âge. En particulier, la jeunesse subit un vaste décrochage avec une part croissante des jeunes souffrant de la précarité.
Questionné par l’animatrice, François Gilli évoque principalement 3 sujets, ceux des inégalités, de la jeunesse et de l’industrie.
En ce qui concerne les inégalités, il distingue celles qui concernent les patrimoines et celles qui dépendent des revenus. Les premières s’accroissent beaucoup plus fortement que les secondes. Quant à la répartition des revenus, elle pénalise surtout les jeunes, les habitants des campagnes (même si celles-ci vont souvent beaucoup mieux qu’on ne le dit) et les catégories populaires. La fragilisation croissante des couches modestes de la population est liée pour une large part à la forte progression de leurs dépenses contraintes (loyer, transports, charges…), qui engendre un sentiment collectif de recul du « pouvoir de vivre ».
En ce qui concerne la jeunesse, si elle est plus autonome que dans d’autres pays voisins, elle est aussi plus précaire. On mesure l’autonomie des jeunes à travers la part des jeunes qui quittent le domicile parental. Plusieurs années après la fin de leurs études, un tiers des jeunes habitent encore chez leurs parents, soit une part bien plus élevée qu’il y a une décennie. La forte progression du chômage des jeunes depuis 40 ans explique aussi ces difficultés à entrer dans la vie adulte. Quant à la précarité de la jeunesse, elle atteint un niveau singulier en France avec un taux de pauvreté qui a augmenté de 50% dans les années 2000 et 2010 alors qu’il restait stable pour le reste de la population.
En ce qui concerne la situation de l’industrie française, la réponse mérite d’être nuancée. Il est incontestable que le recul des activités industrielles a été marqué comme en témoigne l’effondrement, depuis 20 ans, de la part de l’industrie dans l’emploi et la valeur ajoutée : elle ne représente plus que 13% du PIB en France contre 25% en Allemagne et 20% en Italie. Le choc de concurrence imposé par la mondialisation a durement frappé de nombreux secteurs traditionnels, mais l’industrie française sait aussi s’adapter et investir de nouveaux secteurs, au service de de nombreuses formes de réindustrialisation. Depuis 10 ans, elle recommence à créer des emplois, avec certes le soutien de politiques publiques massives, et ce rebond industriel concerne tous les territoires, y compris des régions sans tradition industrielle enracinée. Les secteurs les plus avancés de l’industrie numérique continuent toutefois à privilégier les aires métropolitaines et tout particulièrement l’Ile-de-France.
Un archipel de communautés ?
« La combinaison, complexe et mouvante, des multiples inégalités sociales et spatiales (…) alimente le sentiment général que le voisin est toujours plus privilégié que soi et qu’il n’y a plus de socle commun dans la société. Les inégalités sont d’ailleurs de moins en moins analysées en termes collectifs, mais plutôt comme le résultat de discriminations individuellement subies. » (Aurélien Delpirou et Frédéric Gilli, 50 cartes à voir avant d’aller voter, éditions Autrement, janvier 2022).
Mais les deux auteurs de l’atlas préfèrent décrire la France comme « une vaste constellation faite d’appartenances multiples, offrant à chacun la possibilité de superposer différentes croyances et identités » (ibid., page 59), plutôt que d’évoquer un archipel de communautés.
Pour aller plus loin dans l’analyse, l’animatrice aborde les questions des pannes de l’ascenseur social et du blocage des mobilités (quotidiennes et professionnelles). Puis elle demande à Frédéric Gilli son avis sur la situation migratoire en France. Si la France est un grand pays d’immigration depuis la fin du XIXe siècle, dont la société est désormais de facto mélangée (un bébé sur quatre naît d’au moins un parent étranger), force est de constater qu’aujourd’hui se diffuse le sentiment d’une difficulté à intégrer les migrants. Depuis un siècle, leurs provenances ainsi que leur répartition sur le territoire se sont diversifiées. Ces évolutions migratoires recomposent les identités locales, qui sont tout à fait susceptibles de s’articuler à une conscience nationale, en même temps qu’elles suscitent des discours sur le « seuil acceptable ».
La politique ne peut plus rien ?
Deux sujets relevant de ce thème ont été abordés : les impasses de la décentralisation et l’abandon des « territoires ».
A la remarque faite sur le nombre élevé des parlementaires français par rapport à la population nationale, F. Gilli répond que le rôle effectif des parlementaires et leur place dans les institutions s’avèrent être des questions bien plus importantes que leur nombre. Quant à la décentralisation, elle est devenue depuis les années 1990 une affaire de répartition de compétences et de rationalisation budgétaire. Comme le montre la démultiplication des lieux et des pratiques de la vie quotidienne des Français, l’action collective exige désormais souplesse et transversalité pour majorer la capacité à mobiliser des acteurs.
Depuis quelques années, le discours de l’abandon des « territoires » s’est imposé dans le débat politico-médiatique, d’où l’intérêt de la projection d’une carte sur l’action de l’État dans les « quartiers en difficulté » des banlieues aussi bien que dans les villes moyennes. F. Gilli n’a pas nié la fragilisation de certains territoires ayant perdu des services publics (et privés !) de proximité, mais il a tenu à souligner que l’État n’a jamais « abandonné » les campagnes au profit des métropoles et de leurs banlieues. Certes, l’État a massivement investi dans la rénovation urbaine des « zones urbaines sensibles » mais il cherche à améliorer, pour des montants peu ou prou équivalents l’attractivité de 222 villes moyennes et le cadre de vie de leurs habitants.
D’une façon plus globale, F. Gilli réfute l’opposition simpliste entre les villes et les campagnes en rappelant la solidarité de fait qui existe entre territoires urbains et ruraux, ce qu’a bien montré, par exemple, Laurent Davezies dans La République et ses territoires (éditions du Seuil, 2008) en étudiant la circulation invisible des richesses.
Il n’y a plus d’avenir ?
Changement climatique, crise démocratique, risques sanitaires, …quelles transitions mettre en place pour répondre à ces défis multiples ? De quels atouts la France dispose-t-elle pour cela ? La projection d’une carte des enjeux de l’ère anthropocène donne quelques réponses à cette dernière question. Le choix d’une projection centrée sur l’espace indopacifique n’est pas anodin car celle-ci montre les atouts liés à la présence de la France dans de nombreuses zones géographiques de la planète (Guyane, Nouvelle-Calédonie et Polynésie, Clipperton et Terres australes, Réunion et Mayotte…). Grâce à ses territoires ultramarins la France a la chance de disposer de zones d’influence et de leviers d’action au contact des espaces qui cristallisent les défis à venir de l’ère anthropocène comme l’exploitation des fonds océaniques, la recherche spatiale, la préservation de la biodiversité…
Les questions de la salle
Nous ne donnerons que quelques exemples du riche débat qui a suivi la présentation du sujet de la soirée par Frédéric Gilli.
1-Peut-on revenir sur l’importance du vote en faveur du Rassemblement national dans les campagnes ?
En réalité, il n’y a pas de vote rural homogène car il existe différents types de campagne qui présentent des situations sociodémographiques très différentes (certaines sont dynamiques, comme la Vendée, contrairement à d’autres qui cumulent les fragilités, comme la Picardie). Pourtant Marine Le Pen, en instrumentalisant la « démétropolisation » et le « localisme », fait croire que l’État aurait abandonné toutes les campagnes au profit des métropoles et des banlieues alors que l’État a en réalité poursuivi et même renforcé son investissement en milieu rural.
2-Existe-t-il des territoires « gagnants » et « perdants » de la mondialisation ?
Cette opposition binaire n’a pas grand sens dans la mesure où les différenciations s’inscrivent désormais à des échelles très fines au sein de chaque région. De nombreux espaces « non métropolitains » sont dynamiques grâce à quelques activités spécialisées et à la consommation des personnes présentes sur place (habitants travaillant dans les villes voisines, touristes, retraités). Quant aux grandes villes, elles sont à la fois des lieux de concentration des richesses et de la pauvreté, l’exemple de l’aire urbaine de Paris, qui juxtapose grandes richesse et précarité enracinée, en est la meilleure illustration. Pour cette raison les deux auteurs de l’atlas réfutent le mythe d’une « France périphérique », notion qui a été popularisée par les médias dans les années 2010.
3-Que peut-on dire de la capacité de réforme de la France et des démocraties occidentales d’une manière plus générale ?
En même temps qu’il participait avec Aurélien Delpirou à l’élaboration de l’atlas des éditions Autrement, Frédéric Gilli écrivait de son côté La promesse démocratique, qui est parue en février 2022 aux éditions Armand Colin. Il existe plusieurs passerelles entre les deux ouvrages, qui permettent de répondre au moins en partie à la question posée sur la capacité de réforme possible en France. Une série de mutations majeures bousculent nos modèles et nos modes de vie à l’échelle de la planète, de nos sociétés comme de nos vies personnelles.
Parallèlement à la crise du modèle démocratique incarné par l’Europe, deux modèles s’affirment comme des alternatives. D’une part, un modèle autoritaire, s’appuyant sur la puissance de l’État, incarné par la Chine, et d’autre part, un modèle ultra-libéral, s’appuyant sur l’initiative privée, incarné par les GAFAM. Pris entre ces ceux modèles, le modèle européen semble paralysé. Or, « la démocratie est un processus complexe : c’est au cœur de ce qui se joue entre les citoyens ou avec les dirigeants qu’il faut plonger pour en comprendre les difficultés et les dépasser. (…) Pour changer de trajectoire collective, l’urgence et l’enjeu ne sont pas seulement de savoir que faire, c’est aussi de savoir avec qui et à quelles conditions nous choisissons d’engager ces bifurcations. » (F. Gilli, La promesse démocratique, Armand Colin, 2022).
4-Comment interpréter les tensions liées aux ZAD (zones à défendre) ?
Des attentes contradictoires traversent la société française, par exemple entre la nécessité d’équipements et la prise en compte environnementale, les besoins de logements et la critique de la consommation de masse. Ces contradictions se cristallisent dans certains lieux, par exemple là où des ZAD ont été constituées pour s’opposer à des projets d’aménagement jugés démesurés, dispendieux ou même inutiles. De telles mobilisations militantes illustrent l’antagonisme entre la volonté de modernisation nécessaire pour répondre aux enjeux de demain et l’aspiration à un mode de vie alternatif.
Compte rendu rédigé par Daniel Oster et relu par Aurélien Delpirou, 24 avril 2022