Pour célébrer les multiples visages de l’Europe, des personnalités issues du monde politique et du monde des arts dialoguent librement sur les origines du projet européen, de la Grèce aux Lumières, cette Europe enlevée, berceau du roman, lieu de liberté et tranquillité où les femmes tiennent une place singulière. L’Europe, un horizon qui reste à conquérir.

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En partenariat avec « Initiatives pour une Europe plurilingue »
et « Citoyennes pour l’Europe ». Sous le patronage de la Représentation en France de la Commission européenne.

En ce 28 mars 2015, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, a lieu la dernière rencontre du cycle l’Europe inspirée sur le thème de l’identité européenne.

Rencontre animée par Martine Méheut,  présidente de « Citoyennes pour l’Europe » en présence de Julia Kristeva et d’Enrico Letta.

Julia Kristeva, animée d’un grand désir d’Europe, est philosophe, philologue, psychanalyste, écrivain, professeur émérite de l’Université Paris VII-Denis Diderot. Enrico Lettra,  européen engagé, a été ministre des affaires européennes, député au Parlement européen, Président du conseil des ministres italien. Il est actuellement professeur invité à l’Institut des études politiques de Paris.

Martine Méheut introduit la séance :

Etymologiquement Euryopa est celle qui voit au loin. L’Europe a toujours été un projet, une espérance. Plutôt que de chercher la possible identité substantielle de l’Europe, nous tenterons de débusquer,  dans ses pérégrinations interrogatives et flottantes, sa quête de sens. Quête nourrie des altérités qui la composent et tendue vers un horizon aux couleurs d’utopie.

La comédienne Anne Alvaro a lu, en français,  les textes de Jan Patocka, d’Imre Kertesz, de Leszek Kolakowski et de George Steiner. Le texte d’Imre Kertesz  a été lu en hongrois par Zsuzsa Fejer,  actrice et réalisatrice. Le texte de Leszek Kolakowski a été  lu en polonais par Marta Budkiewicz et celui de Georges Steiner en anglais par Sally Godwin.

L’Europe née du soin  de l’âme

Texte 1 : Jan Patocka,  Platon et l’Europe, 1973 (in Platon et lEurope, éditions Verdier,  1983)

 « La découverte philosophique de l’éternité est chose insolite, incompréhensible dans l’optique des sciences modernes de la nature. Qu’implique-t-elle ? Au fond, elle est une résistance, une lutte contre la chute, contre le temps, contre la tendance du monde et de la vie vers le déclin. En un sens, cette lutte est perdue d’avance mais, d’un autre côté, elle ne l’est pas car la situation de l’homme diffère selon l’attitude qu’il adopte à son égard. La liberté de l’homme, ce n’est peut-être que cela. Les Grecs, les philosophes grecs chez qui l’esprit grec tient le langage le plus net, définissent la liberté humaine comme soin de l’âme. La science moderne a remis en question le concept même d’âme, mais les philosophes grecs le connaissent tous, qu’ils soient « matérialistes » ou « idéalistes ». Qu’est-ce que le soin de l’âme ? Qu’est-ce que l’âme ? Certains philosophes grecs ont formulé le concept d’âme immortelle. Mais tous, aussi bien les tenants de l’âme immortelle que ceux qui posent une âme mortelle et corruptible, tous affirment qu’il faut se soucier de l’âme, que le souci de l’âme est à même de faire parvenir l’homme- malgré la brièveté de sa vie, malgré sa finitude- à une situation semblable à celle des dieux. Pourquoi ? Parce que l’homme, l’âme humaine, est ce qui possède un savoir sur la totalité du monde et de la vie, ce qui est capable de prendre en vue cette totalité, ce qui vit à partir de cette vision, ce qui, en tant qu’il y a en lui le savoir concernant le tout, est en totalité et par rapport à ce tout. L’éternité de l’âme consiste en ce rapport explicite à quelque chose qui est incontestablement immortel, qui est incontestablement éternel, qui ne passe pas, hors quoi il n’y a rien (….) L’Europe en tant qu’Europe est née du thème du soin de l’âme. Elle a péri pour l’avoir laissé de nouveau se voiler dans l’oubli (….) La question que nous allons nous poser sera la suivante : le soin de l’âme, qui est à la base de l’héritage, n’est-il pas aujourd’hui encore à même de nous interpeller, nous qui avons 3 3 besoin de trouver un appui au milieu de la faiblesse générale et de l’acquiescement au déclin ? »

Le texte soulève deux questions : celle du soin de l’âme, qui selon Jan Patocka est à la base de l’héritage  et celle de l’éternité vécue dans le présent.

Martine Méheut : Le soin de l’âme n’est-il pas encore aujourd’hui en mesure de nous interpeller ?

Julia Kristeva : c’est une idée qui s’est cristallisée dans l’histoire de la pensée européenne. Cette question est mobilisante puisqu’elle rejoint celle du soin de la vie psychique. On ne peut réduire la vie de l’âme à la molécule biologique, sinon on ampute l’humanité .La vie psychique passe au travers du langage.

Le soin de l’âme fait aussi partie du lien amoureux. Le soin prodigué  à l’autre dans un couple n’est ni d’ordre pathologique ni d’ordre maternant.

Enrico Letta choisit d’aborder plutôt la question de l’éternité .L’identité européenne est une identité  qui a le long terme dans ses définitions. C’est une spécificité de ce continent qui doit faire face au big data et à l’internet. On assiste à la confrontation du court et du long terme. Tout est décliné sur le court terme et cela est en train de changer l’individu lui- même. Si l’Europe a des institutions complexes, c’est parce que nous le voulons. Même si cela  met de la distance entre le citoyen et l’Europe,  il le faut. L’électeur ne demande pas seulement une réaction immédiate mais une vision à long terme. Il ne s’agit pas seulement d’une question de philosophie mais d’un combat.

Martine Méheut : Ce sont donc les citoyens qui doivent secouer les politiques. Alors, comment ?

Enrico Letta : L’Europe doit faire face à deux phénomènes : la crise d’identité et la mondialisation.

La crise d’identité : l’Europe est passée du statut de « Grands pays dans un monde petit » à celui de «  Petits pays dans un monde grand » ce qui remet en cause la préservation des conditions de vie de nos enfants. Face aux effets de la mondialisation accélérée,  l’Europe doit d’abord être unie pour que nos valeurs restent fortes.

Julia Kristeva : Sur le long terme nous défendons en effet  des valeurs mais face à cela, s’imposent  la performance technologique, la logique de la finance et de la technique, le transhumanisme. . Avons-nous un nouveau modèle économique à proposer à nos enfants et susceptible de préserver leurs conditions de vie ?

Enrico Letta : L’Etat social est un des aspects de l’identité européenne. Il y a un point de clivage entre deux idées en Europe : celle de la croissance et celle de la politique sociale. C’est à l’échelle européenne et non à l’échelle nationale qu’il faut traiter le sujet du rapport entre croissance et politique sociale.

La civilisation européenne et la défense de ses valeurs

Texte 2 : Imre Kertesz, L’holocauste comme culture, 1992 (in L’Holocauste comme culture, Actes Sud – Extrait choisi de la conférence ainsi nommée, Université de Vienne, 1992)

«  Le survivant n’est que l’incarnation extrêmement tragique de la condition humaine de l’époque, celui qui a vécu et subi la culmination de cette condition, c’est à dire Auschwitz qui se dresse derrière nous à l’horizon comme la vision monstrueuse d’un esprit dérangé, et, à mesure qu’on s’en éloigne, ses contours non seulement ne s’estompent pas, mais semblent paradoxalement grandir et s’élargir. Il est désormais clair que la survie n’est pas le problème personnel des rescapés. L’ombre profonde de l’Holocauste recouvre toute la civilisation dans laquelle il a eu lieu et qui doit continuer à vivre avec le poids de cet événement et de ses conséquences. Vous direz que j’exagère, puisque vous-mêmes n’êtes pratiquement plus confrontés aux traces de ces conséquences et qu’il y a belle lurette que le monde parle d’autre chose. Mais ce n’est que la surface, l’apparence. Les questions sont importantes si elles sont vitales. Et à la question de savoir si l’Holocauste est une question vitale pour la civilisation européenne, pour la conscience européenne, il faut répondre oui parce qu’une civilisation doit réfléchir à ce qui a été fait dans son cadre – sinon elle deviendra à son tour une civilisation accidentelle, un protozoaire infirme qui dérive, impuissant vers le néant. »

Martine Méheut : Ce texte pose la question de la « banalité du mal ».  Que peut la civilisation européenne pour défendre ses valeurs ?

Julia Kristeva : Ce texte exprime une grande souffrance ou plane l’holocauste et l’ombre du totalitarisme stalinien .On peut parler d’une tache originelle inhérente à la culture européenne (guerres de religion, inquisition, colonialisme …). Dans le traité de Rome, la culture européenne n’est pas mentionnée. Est-ce parce que c’etait une évidence  ou cela est-il une conséquence de l’holocauste ? Le mal radical a eu lieu et l’Europe doit en faire une analyse permanente. Elle le fait et elle peut le faire car, contrairement aux autres civilisations,  elle a la notion de l’Autre, le goût de l’altérité. Et référence est faite à Pascal :

« (Qui) aurait trouvé le secret de se réjouir du bien sans se fâcher du mal contraire aurait trouvé le point. C’est le mouvement perpétuel » Fragment Misère n°4.

Il y a une certaine honte européenne mais l’Europe  peut revivre par-delà ces crimes. Elle veut les dépasser.  Si l’Europe le réussit ce sera un exemple pour le monde entier .Il ne s’agit pas de pardonner mais d’accompagner les survivants

En ce qui concerne le terrorisme, l’Europe est prise dans une situation délicate. Elle a été « agent » et elle est maintenant « cible ».

.Il faut aussi que l’Europe élabore   un discours sur la mortalité et le handicap.  Tout être humain est un être survivant. On doit pouvoir reconnaître la faiblesse et le droit à la vulnérabilité.

Enrico Letta : L’Europe doit être vigilante  en terme de mémoire du « mal absolu » et ne pas laisser cette mémoire aux aînés, à ceux qui l’ont vécu. L’élargissement de l’Europe est une réponse à ce  «  mal absolu ». La démocratie est une des valeurs fondamentales de notre identité européenne. Il faut absolument refuser de brader un peu de cette démocratie pour gagner en efficacité (référence est ici  faite à la Hongrie de Viktor Orban). Il faut mettre l’accent sur une contradiction : les problèmes sont européens  mais, pour le moment,  c’est à l’échelle nationale que  les leaders européens doivent les résoudre. Il faudrait créer une circonscription européenne de telle sorte que tous les citoyens européens votent pour les mêmes candidats, sans tenir compte de leur nationalité mais seulement en fonction de leurs programmes.

Martine Méheut : cela pose le problème de la communication. Encore faudrait-il connaître ces candidats alors que l’information est nationale.

La pluralité de l’identité européenne : des étrangetés respectées 

Texte 3 : Leszek Kolakowski,  Le village introuvable, 1986 (Extrait « Où sont les barbares ? – Les illusions de l’universalisme culturel ». Conférence prononcée au Collège de France, 1980,  in  Le village introuvable, Editions Complexe, 1986)

« Regarder sa propre civilisation par les yeux des autres pour l’attaquer devient une manière littéraire très répandue à l’époque des Lumières, « les autres » étant aussi bien les Chinois ou les Persans qu’un visiteur des astres ou les chevaux. Je ne mentionne toutes ces choses bien connues que pour dire ceci : il est plausible d’affirmer qu’à la même époque où l’Europe a acquis – peut-être surtout grâce au danger turc – la conscience claire de sa propre identité culturelle, elle a mis en question la supériorité de ses propres valeurs et ouvert le processus de l’autocritique permanente qui est devenue la source de sa puissance ainsi que de ses faiblesses et de sa vulnérabilité. Cette aptitude à se mettre soi-même en question, à abandonner – non sans une forte résistance, bien sûr – sa propre fatuité, son contentement de soi pharisien, est aux sources de l’Europe, en tant que force spirituelle. Elle donna naissance à l’effort pour sortir de la clôture « ethnocentrique » et elle a défini cette culture. Elle en a défini la spécificité et la valeur unique en tant que capacité à ne pas persister dans sa suffisance et sa certitude éternelles. Finalement on peut dire que l’identité culturelle européenne s’affirme dans le refus d’admettre une identification achevée, par conséquent dans l’incertitude et l’inquiétude. Et quoiqu’il soit vrai que toutes les sciences, naturelles et humaines, ou bien sont nées ou bien ont atteint leur maturité ( relative, bien sûr ) à l’intérieur de la culture européenne, il y en a une qui est européenne par excellence, par son contenu même, et c’est l’anthropologie, c’est-à-dire le travail qui présuppose la suspension de ses propres normes, jugements et habitudes mentales, morales et esthétiques pour pénétrer le plus possible dans le champ de vision d’autrui, pour s’assimiler sa manière de percevoir. »

Texte 4 : Georges Steiner, Une certaine idée de l’Europe, 2005 (in : « Une certaine idée de l’Europe », Actes Sud, 2005, pages 52-53)

L’expression de Shakespeare « une demeure locale et un nom » identifie un caractère déterminant. Il n’y a pas de « langues mineures». Chaque langue contient, articule et transmet non seulement une charge unique de mémoire vécue, mais encore une énergie élaboratrice de ses temps futurs, une potentialité pour demain. La mort d’une langue est irréparable, elle diminue les possibilités de l’homme. Rien ne fait peser sur l’Europe une menace plus radicale – à la racine – que la progression exponentielle et détergente de l’anglo-américain et l’uniformité des valeurs et de l’image du monde que cet espéranto dévorant apporte avec lui. L’ordinateur, la culture du populisme et le marché de masse parlent anglo-américain des night-clubs du Portugal aux centres commerciaux et aux fastfoods de Vladivostok. L’Europe périra, assurément, si elle ne se bat pas pour ses langues, ses traditions locales et ses autonomies sociales. Si elle oublie que « Dieu réside dans le détail ». Mais comment équilibrer les exigences contradictoires de l’unification politico- économique et de la spécificité créatrice ? Comment dissocier de la longue chronique des détestations réciproques la salutaire richesse de la différence ? J’ignore la réponse. Je sais seulement que de plus sages que moi doivent la trouver et que l’heure est tardive.

Martine Méheut  soulève deux questions : celles de l’expérience et de l’adoption de l’étrangeté d’une part  et celle du rôle de la femme, de la  mère dans ce contexte européen.

Julia Kristeva : L’idée de pluralité de l’identité européenne est extrêmement intéressante. L’identité européenne n’est pas un culte mais une question et une polyphonie. Elle se construit avec la mise en question. Cela commence par la pluralité d’expression. Ici même, dans ce salon Roger Blin de l’Odéon, la lecture des textes dans leur langue originale a permis  d’écouter cette polyphonie de l’espace européen .Face au spectre européen agité par les populistes, on peut opposer la polyphonie, le gage d’une nouvelle humanité, modeste et vulnérable. L’identité européenne présente deux particularités :

Première particularité : la nécessité de marier acceptation de la nation et acceptation de la communauté européenne. On a parfois oublié les mémoires nationales,  humilié les Nations.  On n’a pas entendu le besoin d’identité nationale qui est un antidépresseur.

Deuxième particularité : c’est le seul endroit au monde où on a coupé le fil avec la tradition et où on  a ciblé le côté liberticide des religions. Or, le besoin de croire est une composante anthropologique.  Il faut transformer les cultes en objet de savoir et pratiquer l’enseignement du fait religieux de la maternelle à l’entreprise.

Les femmes participent à la culture européenne. On avait oublié la dimension à la mère. C’est une relation érotique, c’est à dire en lien à la rencontre de l’enfant. Le rôle de la  mère comme transmetteur de la vocation culturelle et civilisationnelle est à reconnaître .Il faut aussi insister sur le rôle de la jeunesse.  Julia Kristeva  propose la création d’une Académie des cultures européennes, sorte de villa Médicis ou des jeunes  auraient la vocation de créer des œuvres européennes.

Enrico Letta : Le succès d’Erasmus devrait nous pousser à faire plus et pourtant, on a dû se battre pour éviter qu’il ne disparaisse .En commentaire du 4eme texte,  il faut dire qu’une des grandes valeurs de l’Europe c’est le respect des minorités. Le risque à éviter c’est qu’un pays  cherche à s’imposer aux autres. Il faut rester une Union de minorités.

Julia Kristeva : Dans le renforcement des minorités, n’y a-t-il pas  un risque  à nourrir les  déceptions nationales et le populisme ?

En conclusion, Martine Méheut se félicite du succès de ces rencontres et annonce un prochain cycle  2015-2016 sur le thème « Quel désir d’Europe ? »

Claudie Chantre, avril 2015