Compte rendu du Café Géographique du 27 janvier 2015 (Paris, Café de Flore)
Intervenants :
Frédéric Landy, professeur de géographie à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense.
Michaël Bruckert, doctorant à la Sorbonne, chercheur en géographie culturelle de l’alimentation (travaille sur la consommation de viande en Inde).
Comment situer l’Inde à l’échelle de l’Asie ?
Frédéric Landy rappelle que certaines expressions sont discutables pour nommer la région où se trouve l’Inde. « Monde indien » peut difficilement qualifier une région incluant le Pakistan (dont les relations avec l’Inde sont conflictuelles). « Subcontinent » est un anglicisme. « Asie du sud » est la plus précise, mais encore assez peu employée en français. C’est dans ce contexte régional complexe que se situe un sous-ensemble lui aussi complexe, l’Inde, dont le nom officiel est l’« Union Indienne ».
Le qualificatif d’ « émergent » convient-il à l’Inde ? Pour Michaël Bruckert, cette notion, créée par la Banque Mondiale pour définir un pays en décollage économique, n’est pas fausse mais elle reste trop générale, le pays ne pouvant être mis sur le même plan que la Chine ou le Brésil. F. Landy précise que parler d’ « économie émergente », comme le font les Anglais, et non de « pays émergent » est peut-être moins ambigu.
La formation de l’Union indienne
L’Union Indienne, née en 1947, se construit sur un héritage composite aux multiples identités régionales, même si l’hindouisme en forme le socle. Le pari de Nehru est d’en faire un Etat démocratique et sécularisé. Ce pari a été tenu. En dehors d’une période de deux ans en 1975 où Indira Gandhi a déclaré l’état d’urgence, l’alternance politique a été la règle. Certes on peut signaler une tendance dynastique avec la famille Nehru-Gandhi (trois générations se sont succédé au pouvoir).
De sa création jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de l’Inde est fortement marquée par la violence, dans les relations avec les pays voisins comme à l’intérieur du pays.
Les massacres qui accompagnent la partition entre Union Indienne et Pakistan en 1947 sont suivis de trois guerres indo-pakistanaises (1947-48, 1965, 1971) et de la grande bataille de Kargil au Ladakh en 1999, sans que la question du Cachemire revendiqué par les deux Etats soit réglée. La pénétration des militaires chinois dans l’Himalaya indien en 1962 a provoqué une autre guerre dans laquelle l’Inde a reçu le soutien de l’URSS et des Etats-Unis. La tension la plus grave résulte cependant de la question du Cachemire. Ces conflits et l’insécurité permanente qui règnent aux frontières expliquent que l’Inde se soit dotée d’un arsenal militaire important. Equipée de la bombe atomique, elle est aussi le premier importateur mondial d’armes conventionnelles. Elle a opté depuis le milieu des années 1980 pour une realpolitik au service d’une certaine volonté de puissance.
La violence marque la vie politique et la société : assassinats des dirigeants (Gandhi tué en 1948 par un fanatique hindou, Indira exécutée en 1984 par ses gardes du corps sikhs et son fils Rajiv par les Tigres tamouls en 1991), violences intercommunautaires entre Musulmans et Hindous (1200 morts après la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992, 1000 à 3000 morts au Gujarat en 2002), persécutions contre les chrétiens, révolution naxalite d’inspiration marxiste pour obtenir l’accès à la terre des communautés « tribales » ou Dalit. La liste est longue.
Le fédéralisme à l’indienne
Le fédéralisme permet une certaine souplesse de gouvernance. A plusieurs reprises on a procédé sur des bases linguistiques et ethniques au redécoupage d’Etats trop grands comme l’Uttar Pradesh au nord du pays. La partition du pays de 1947 et la création du Pakistan ont convaincu les dirigeants de créer une fédération avec un Etat central fort.
Aujourd’hui on peut parler d’une véritable décentralisation. La vie politique est de plus en plus régionalisée. Les partis régionaux tendaient jusqu’à peu à l’emporter sur les deux grands partis nationaux (Congrès et Bharatiya Janata Party). Cette souplesse permet le maintien de la démocratie.
Développement économique et essor de la middle class
Les clés du décollage indien sont liées à la libéralisation de l’économie amorcée en 1991. Le démantèlement du « système des permis » – le Licence Raj – a libéré l’économie du carcan mis en place par Gandhi et Nehru. Le gouvernement a aussi mis fin au protectionnisme à l’abri duquel l’économie vivait depuis l’indépendance, il a aussi aboli les quotas d’importations. L’Etat a autorisé les participations étrangères et avancé vers la conversion de la roupie. En fait le système était à bout de souffle… Le FMI a donc exigé un programme d’ajustement structurel. Le décollage de l’Inde depuis les années 1995-96 a permis la formation et l’élargissement d’une middle class, qui joue la carte du développement et est le principal soutien électoral du BJP qui a porté Modi au pouvoir en mai 2014.
F Landy évoque l’image de l’iceberg qu’il affectionne pour décrire les transformations de l’économie indienne : seuls 10 % de l’économie sont émergés. Ce sont surtout des services (d’abord centres d’appel, puis production de logiciels…). Les 90 % restants qui comprennent agriculture, artisanat, usines, assurent des conditions de vie beaucoup plus précaires, sans accès au droit du travail.
Les contrastes sont considérables entre la middle class (en fait, la classe supérieure) où l’on peut se payer une voiture avec chauffeur et la masse très pauvre de la population. Il y a quelque 160 000 millionnaires mais un tiers de la population vit avec moins d’un $ par jour. La classe moyenne est évaluée quant à elle à 20% de la population indienne au plus.
Si le PIB de l’Inde est le troisième mondial en parité de pouvoir d’achat, le PIB/hab ne la place qu’au 127e rang et l’IDH au 135e. Les contrastes territoriaux sont aussi frappants. Tours et bidonvilles se côtoient. L’étendue de ces derniers pose d’ailleurs question au géographe : les slums ne sont-ils pas le moyen de faire fonctionner Bombay ou Delhi à bas coût ?
Le BJP apporte-t-il des changements par rapport au parti du Congrès ?
M Bruckert présente les deux principaux partis, le Congrès, parti de centre-gauche, longtemps dominant, et le BJP, parti nationaliste hindou identitaire qui est arrivé au pouvoir pour la première fois en 1998. Le premier a évolué du socialisme au libéralisme. Le second peut être qualifié de néolibéral. Modi a joué la carte pro-business mais il est en fait fasciné par le modèle chinois.
Le BJP a-t-il procédé à un renouveau dans les pratiques politiques indiennes ?
Lors de la campagne électorale, Modi a dénoncé la corruption et revendiqué un souci de transparence et de réduction du clientélisme, ce qui lui a valu le soutien d’une partie des classes moyennes. Mais les relations entre les entrepreneurs et la gouvernance maintiennent des pratiques douteuses leur valant d’être désignés par l’expression de « crony capitalism ».
Le BJP, qu’on peut mettre en parallèle avec les Frères Musulmans, est un parti fondamentalisme hindou, lié au RSS, groupe paramilitaire hindou fasciné par le fascisme européen, qui avait piloté l’assassinat de Gandhi. L’arrivée de Modi à la tête du gouvernement inquiète les Indiens attachés à la laïcité. L’endoctrinement des enfants à travers les programmes scolaires, les conversions de gré ou de force de catholiques et de musulmans sont des exemples de cette nouvelle façon de faire.
Le nouveau pouvoir provoque aussi des crispations de la part de la Chine et du Pakistan.
L’Union Indienne est paradoxale. Elle oblige à s’interroger sur ce que l’on entend par « modernité » ou « tradition », ce qui crée de nombreuses tensions.
Les déséquilibres spatiaux
A l’échelle nationale, le territoire est assez peu hétérogène : le sud est plus développé que le nord et l’ouest plus que l’est, mais il y a une quantité d’exceptions notables, et l’homogénéité l’emporte si on compare l’Inde à la Chine ou au Brésil.
En comparaison, les inégalités intra-régionales sont fort marquées. Les densités moyennes rurales sont supérieures à celles globales de la France. La suicides frappent les paysans de l’ouest de l’Inde centrale, surtout des producteurs de coton (OGM) sur des terres non irriguées, souffrant de la suppression des droits de douane depuis les années 2000. Ils sont sous la coupe de l’usurier local, à la fois prêteur d’argent et vendeur de pesticides dilués. Les zones naxalites où vivent les populations tribales sont frappées par la misère. Marginalisées sur le plan culturel et économique, les tribus sont victimes des grands projets publics ou privés.
Les zones de prospérité sont notamment sur le corridor entre Delhi-Bombay et à la pointe sud du pays. L’innovation se diffuse le plus rapidement le long des axes de communication dans les régions déjà développées.
Le réseau urbain est homogène. On peut parler de macrocéphalie à l’échelle des Etats fédérés, mais non à l’échelle nationale. La répartition est plutôt équilibrée. Deux agglomérations atteignent 20 millions d’habitants, ce qui ne correspond qu’à un pourcentage inférieur à 2% de la population totale.
L’alimentation en Inde et le rapport à la viande
L’image d’une Inde peuplée de gens faméliques est périmée. Grâce à la « Révolution verte », le pays est excédentaire depuis les années 70 et exportateur de produits agricoles. Mais au sein de la population, les écarts sont très grands avec des riches qui souffrent d’hypercholestérolémie et d’obésité, et des pauvres qui présentent des carences en minéraux et acides aminés par manque de protéines et qui bénéficient de distribution de grains à bas prix.
La consommation de viande est un prisme révélateur de la société indienne. Si la consommation de céréales baisse – et ce même dans les Etats peu prospères – au profit de la viande, des produits laitiers et des graisses, elle n’en reste pas moins majoritaire pour la plupart des Indiens (la viande ne représente que 5kg/personne/an alors qu’on atteint 120 en Amérique, 90 en France et 50 en Chine).
Au facteur économique, il faut ajouter le facteur culturel. Statistiquement, la consommation de viande est plus importante en contexte urbain et parmi les populations ayant un revenu supérieur. Mais cette pratique reste condamnable pour de nombreux Hindous adeptes du végétarisme (30% de la population). A ce titre, la licence de manger de la viande, et notamment du bœuf, accordée aux basses castes et aux intouchables n’est doit pas être interprétée comme une marque de tolérance mais plutôt comme une forme de mépris à l’encontre de ceux qui sont considérés comme inférieurs car moins purs.Parmi les mangeurs de viande, nombreux sont d’ailleurs ceux qui s’en abstiennent certains jours pour des raisons de pureté rituelle ou de contrôle du corps. La consommation de viande reste également régulée par des conceptions médicales : pour la médecine humorale, les aliments carnés échauffent le corps et pour la médecine « moderne », ils favorisent le sur-poids, le cholestérol ou l’hypertension.
Le facteur politique entre aussi en jeu. L’abattage et l’exportation de viande de bœuf offrent au BJP une occasion de stigmatiser les musulmans qui en sont désignés comme les artisans. Maneka Gandhi, ministre de Modi, a ainsi accusé l’exportation de viande vers les pays du Golfe de nourrir le terrorisme islamique : les musulmans sont ainsi désignés comme des « ennemis de la nation ».
Plusieurs régulations pèsent donc sur la consommation de viande : économique, géographique (bouchers non disponibles en zone rurale), culturelle, médicale et religieuse.
Parcs nationaux et politique de protection de l’environnement
Le premier parc national a été créé en 1936 et l’on en compte aujourd’hui 112, qui couvrent 38 000 km2.La présence d’un parc national au sein d’une mégapole n’est pas une exception indienne. D’autres pays émergents en fournissent des exemples (Rio, Le Cap, Nairobi…). Mais le parc national Sanjay Gandhi de Bombay possède une dimension particulière par sa taille (la superficie est supérieure à celle de Paris intra-muros) et ses enjeux politiques et sociaux.
Le Ministère des Forêts qui gère le parc à l’échelle nationale porte peu d’intérêt à la ville, d’autre part la ville de Bombay qui ignore le parc
Les problèmes actuels posés par le parc national sont de plusieurs ordres.
La constitution de bidonvilles où 600 000 personnes vivaient dans le parc en contradiction avec la législation, a amené une association écologique à porter plainte en 1995. Elle a obtenu gain de cause. Le tribunal a décidé de la destruction des bidonvilles et le relogement de leurs habitants, pour certains à 50 ou 100 km de leur habitat d’origine, c’est-à-dire très loin de leur lieu de travail ; 120 000 personnes vivent encore aujourd’hui en bidonville dans le parc, sans compte 8 000 « tribaux » en forêt.
Le parc constitue un milieu de vie très favorable à la multiplication des léopards dont la densité dépasse les normes. Ces animaux se sont bien adaptés au milieu périurbain qui entoure la zone protégée car ils trouvent, dans les décharges, chèvres et chiens qui sont source de nourriture. Dans les années 2000 se sont produites de nombreuses agressions, surtout de femmes et d’enfants parmi les plus pauvres (19 morts pour la seule année 2004).
Malgré son échelle réduite, l’étude du parc national de Bombay est donc une entrée pour montrer les disparités sociales, les conflits politiques et aborder les questions environnementales.
QUESTIONS
- Quelle est la place de l’Inde dans la finance mondiale?
Les multinationales indiennes participent d’un capitalisme global et de l’arrimage de l’Inde à la mondialisation. Des firmes indiennes telles que Tata ou Arcelor Mittal ont pleinement joué le jeu et investissent dans le reste du monde.
La diaspora est active et bénéficie de statuts différents. Aux Etats-Unis et au Canada, la communauté d’origine indienne est inférieure en nombre à la diaspora chinoise mais elle constitue un groupe riche dont les revenus sont supérieurs à ceux de la population blanche. Dans les pays du Golfe et surtout dans les pays d’émigration au 19e siècle, elle est plus pauvre.
- Quelles sont les difficultés d’accès des filles à l’enseignement ?
Les filles dont la mortalité infantile est forte par manque de soins, ont un niveau d’éducation inférieur à celui des garçons. Une fille éduquée est parfois considérée comme un « investissement improductif » : il faudra verser une dot de plus en plus élevée et plus elle est instruite, plus elle sera « difficile à caser ». Surtout, elle quitte sa famille au mariage et ne lui apportera pas de revenu. L’abandon des études dès le niveau primaire est donc plus fréquent chez les filles que chez les garçons malgré les efforts de certains Etats qui versent des bourses aux parents.
Les classes sociales aisées et occidentalisées comprennent un certain nombre de femmes cultivées.
Un intervenant signale le film « Baby Tiger » sur la traite des enfants, qui montre le parcours d’un jeune Indien vendu en France. De telles migrations sont décidées par les familles mues par le besoin d’argent (mariage, achat d’un tracteur…).
- La place des hautes technologies
L’Inde s’est approprié la haute technologie à partir de l’expertise empruntée à l’étranger (URSS et France), au moins dans deux domaines : le nucléaire (Abdul Kalam permet les nouveaux essais nucléaires de 1998) et l’aéronautique.
- L’intégration de la population indienne en Angleterre
Présents dans toutes les classes sociales, les Indiens fournissent le quart des médecins du Royaume-Uni.
- Quelle est la place des Tamouls dans la société ?
Ils constituent un groupe ethno-linguistique à forte revendication identitaire au sein d’une Inde du sud ayant elle-même une revendication identitaire, ce qui se marque dans la langue (de famille dravidienne), la cuisine, le cinéma. L’Etat du Tamil Nadu est né après la partition. Il a son propre développement, sa propre organisation, ses règles…comme les autres 28 Etats indiens dont il ne constitue qu’un cas renforcé. Les Tamouls indiens sont souvent solidaires de ceux du Sri Lanka.
- La place de l’anglais
L’hindi est la langue officielle de l’Union à laquelle s’ajoute l’anglais comme langue officielle associée.
L’anglais est indispensable à toute ascension sociale. C’est la langue qui permet l’accès aux NTIC. Et l’Inde a beaucoup investi dans l’éducation ; des milliers d’institutions proposant des formations adaptées en anglais et en informatique ont vu le jour. C’est aussi le « love language », c’est-à-dire la langue de l’amour au sens occidental du terme, dans un pays où les mariages d’amour (non décidés par les parents au sein de la caste) ne représentent que 5% des unions matrimoniales. L’anglais tend à devenir, pour certains Indiens, la langue maternelle à égalité avec l’hindi.
- L’agriculture dans l’économie
L’agriculture a été encouragée par la « Révolution verte » et le pays est aujourd’hui le premier exportateur mondial de riz. Le monde rural regroupe les 2/3 de la population au sein desquels 2/3 sont agriculteurs, ce qui représente un poids électoral considérable. Pourtant le BJP, à la différence du Congrès, a mis en avant une politique pro-business qui a délaissé l’agriculture.
Aujourd’hui, l’agriculture a perdu de sa puissance relative et de son prestige. L’idéal gandhien des années 50 est devenu désuet. De plus en plus les paysans passent des contrats avec de grosses firmes. Est-ce un signe de dynamisme ou de la fin de la paysannerie ? Même si une timide « Révolution doublement verte » cherche à corriger les excès du productivisme, les agriculteurs ne verront leur salut que dans la diversification des productions et l’accès à des revenus non agricoles.
- L’Inde en quête de puissance
Le voisin chinois est à la fois un rival et un modèle. Mais les écarts sont encore considérables en matière d’infrastructures et d’aménagements de l’espace.
En terme géopolitique, la Chine s’impose comme un des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU. La revendication de l’Union indienne d’y avoir une place reste sans suite. Entre les deux pays les frontières restent source de tension car il y a de réelles rivalités territoriales. Pourtant Modi a une politique d’amitié avec la Chine qui apparait toujours comme un modèle. Les alliances changent : le binôme Inde/Russie tend à s’effacer derrière un rapprochement entre l’Inde et les Etats-Unis, ces derniers cherchant un appui régional face à la Chine.
En terme économique, l’Inde ne joue pas dans la même division que la Chine avec un PIB inférieur de moitié.
Si l’Inde a acquis un statut de puissance régionale, elle n’en a pas moins des ambitions mondiales…
Compte rendu rédigé par Michèle Vignaux et Elisabeth Bonnet-Pineau à partir des notes de Pauline Piketty, relu et modifié par Frédéric Landy et Michaël Bruckert, mars 2015.