Café géographique à Toulouse du mercredi 27 janvier 2016, avec Stéphanie Lima (Maître de Conférences, Géographie, Université de Toulouse Jean-Jaurès) et Julien Roumette (Maître de Conférences, Lettres, Université Champollion d’Albi)
Ce soir, un café géographique un peu particulier puisqu’il s’agit de nous pencher sur les liens qui unissent la géographie et la littérature. Nous aborderons cette question à travers l’œuvre d’un auteur, généralement moins connu des géographes que Julien Gracq : Georges Perec.
Julien Roumette
Lecture de l’avant-propos d’Espèces d’espaces
« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. » (Espèces d’espaces, Avant-propos, 1974).
La formule « en essayant le plus possible de ne pas se cogner » est assez étrange. Elle dit que d’une certaine façon, il est inéluctable de se cogner : parcourir l’espace est perçu comme une menace permanente, voire comme une expérience douloureuse. L’espace est un problème.
De plus, l’espace est d’emblée associé au temps. « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre ». Non pas être ou perdurer mais passer, d’où une image de précarité, d’instabilité qui est donnée dans cette phrase ; tout espace est provisoire. C’est aussi dire d’emblée une fragmentation. L’espace n’est pas une unité. C’est une image de l’éphémère, et en même temps cela pose un certain degré d’abstraction, comme si un espace en valait un autre. Ce qui est absent ici, c’est l’image du chemin, du parcours, comme s’il n’y avait pas de point d’arrivée. On est dans l’éparpillement, dans les fragments, ce que le plan du livre retranscrit bien, juxtaposant les espaces différents comme autant de petites pièces d’un puzzle.
Enfin, l’imaginaire perecquien est un imaginaire où l’on ne peut modeler l’espace à sa guise. Les espaces sont subis. Significativement, il n’y a pas de sujet dans la phrase, elle est infinitive : qui vit ? Elle efface l’individu. Il s’agit de se faufiler au milieu d’espaces déjà déterminés peut-être par d’autres. Il n’y a pas de conquête de l’espace. L’image qui revient sans cesse dans son œuvre est celle de l’errance, de la déambulation, comme dans Un homme qui dort. Perec n’est pas l’écrivain du vagabondage heureux, il n’est pas Blaise Cendrars, l’écrivain du monde entier, toujours en voyage. Il se confronte plutôt aux lieux qui le menacent.
C’est pourquoi cette photographie, prise sur le tournage de Récits d »Ellis Island, et qui montre Perec assis sur une table dans un hangar abandonné, dit beaucoup de choses sur son rapport à l’espace. La phrase de l’avant-propos définit donc une poétique de l’inquiétude dans l’appréhension de l’espace, ce qui rejoint d’autres de ses formules comme « l’espace est un doute ».
Lecture de la fin d’Espèces d’espaces
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources :
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…
De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête. Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillère : « Ici, on consulte le Bottin » et « Casse-croûte à toute heure ».
L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes.
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »
Stéphanie Lima
J’ai particulièrement utilisé Espèces d’espaces dans ma thèse de géographie qui portait sur la décentralisation au Mali, avec un thème plus particulier, celui du découpage de l’espace, du découpage des communes rurales. C’est là où ma réflexion rejoint celle de Perec. Ma thèse commence avec la phrase suivante : « L’espace est un continuum dont le découpage pose problème ». Pour définir l’espace perecquien, on voit que ces espaces sont cloisonnés mais reliés, l’espace est appréhendé comme un éclatement construit. Dans Espèces d’Espaces, on a affaire à une succession d’espaces emboîtés les uns dans les autres mais séparés par le blanc des chapitres, d’où une tension permanente entre unité et dispersion. Cette tension aide à penser la spatialité : ces moments où nous sentons que nous sommes dans une unité de lieu et de temps, et ceux où cette unité éclate, où la tension des mobilités et de la vitesse se fait sentir.
L’espace en géographie demeure souvent un impensé de nos sociétés (Michel Lussault).
L’étymologie du mot espace nous renseigne :
– au Moyen-Age, espace signifiait crainte, peur ; la notion est associée à celle d’incertitude. Le terme possède aussi une dimension temporelle : l’espace d’une vie ;
– ce n’est qu’au XVIIème siècle que le terme acquiert sa dimension scientifique (astronomie, géométrie, physique…). La notion est confortée par la théorie de la relativité avec la notion d’ « espace-temps » ;
– aujourd’hui, la notion s’est banalisée, on l’emploie dans différents registres, des espaces verts aux espaces publicitaires. Cette propension à la multiplication des espaces en tous genres nous éloigne aussi de ce que l’espace veut dire pour nous. L’espace est tellement évident qu’il en devient un impensé. Face à cela, on peut aussi se rendre compte que, dans nos rapports aux lieux et aux autres, la crainte de l’espace, que prend en compte Perec, a quelque peu disparu.
On pourrait enfin dire que les espaces perecquiens se composent de lieux et de non-lieux. Chez Georges Perec, la rue Vilin, rue de sa maison d’enfance, est d’abord un lieu qui finit par devenir un non-lieu.
Extrait vidéo du documentaire En remontant la rue Vilin : Extrait n°1 : le choc des logiques, celle des habitants, celle des promoteurs 1’38 » à 5’15 » – Voir sur https://www.youtube.com/watch?v=ZBhQAyHRo3c
Julien Roumette
Film réalisé par Robert Bober dans les années 1990, il montre bien le type d’inquiétudes qui nourrit l’expérience de l’espace chez Perec. La rue Vilin a été détruite pour laisser place à un parc. Ce qui est poignant, c’est que Perec est mort le jour même où la dernière maison de la rue fut abattue. Cette confrontation de logiques d’espace (logique mémorielle, urbanistique, celle des promoteurs…) est un choc, un affrontement qui n’est pas soluble. Celui qui est porteur de la mémoire de la rue en sort perdant. Il faut rattacher l’inquiétude de l’espace de Perec à ce type d’expériences-là.
Stéphanie Lima
Perec, dans ses œuvres, décrit à la fois des espaces très précis (avec une sorte de manie, comme dans Espèces d’espaces) mais aussi des espaces très flous (W ou le souvenir d’enfance). C’est un jeu à la fois très sérieux (aux dimensions quasi scientifiques, comme dans le projet abandonné Lieux), et très ludique. Cette tension retranscrit cette confrontation de logiques.
Julien Roumette
Cette angoisse sur l’espace, y compris les espaces intimes, le conduit à une interrogation sur comment regarder, ce qui se passe, ce qui reste : que peut-on garder de ce qui est en train d’être détruit ?
Extrait vidéo du documentaire En remontant la rue Vilin :
Extrait n° 2 : travaux pratiques « comment regarder? Comment décrire? »
10’17 » à 11’46 »
On débouche en fait sur une méthode du regard : « On ne sait pas voir ». Perec a théorisé cela dans plusieurs de ses ouvrages : c’est ce qu’il appelle « l’infra-ordinaire ». Cette méthode propose de reprendre contact avec une perception différente de l’espace. Ce qui est frappant dans cette méthode, c’est qu’elle procède par listes (il énumère les choses), et elle se veut modeste (tout commence par le constat que l’on ne sait pas voir). Pas de vision d’ensemble, mais l’attention aux petits détails, dont l’accumulation construira peut-être une image globale. Ce processus révèle aussi le doute qui l’habite dans son rapport à l’espace.
Stéphanie Lima
Perec redoute le vide, et il reste en même temps dans cette quête sans fin qui le pousse à épuiser les lieux par la liste, avec le souci de garder des traces, avec ce souci de la mémoire, quand les lieux qui lui sont chers disparaissent.
Extrait n° 3 : remontée de la rue
1’06 » à 1’38 » puis 17’15 » à 17’20 »
Julien Roumette
On voit le minimalisme qui résulte de la méthode. En ne disant presque rien, il suggère l’émotion, surgie de ce minimalisme.
Stéphanie Lima
A travers la disparition de la rue, on voit le passage du lieu au non-lieu : des sites qui se vident de leurs habitants, de leurs mouvements. On touche alors à la définition du lieu. Dans l’espace, on a des sites que l’on peut géolocaliser ; pour autant, le lieu est devenu tout autre. Un même site peut accueillir plusieurs lieux. Quand la vie d’un lieu disparaît, le lieu disparaît avec elle, définitivement. C’est cette crainte que Georges Perec nous fait voir.
Julien Roumette
Extrait d’une émission de radio diffusée sur France culture : tentative de description du carrefour Mabillon à Paris
Perec exporte cette méthode vers d’autres lieux, qui n’ont pas forcément de dimension intime particulière. Ce qui est étrange et révélateur, ce sont les silences. Perec ne cherche pas l’exhaustivité. Il hésite et bute sur les mots à employer : on voit presque le romancier au travail. On le voit « douter » de l’espace, du lieu où il est.
Stéphanie Lima
Dans ces descriptions, on retrouve ce qui peut faire la définition du lieu : un lieu existe de par le mouvement, de par les interactions qui l’animent. On voit le rapport à la mémoire qui se dessine.
Julien Roumette
En géographie, le lieu n’est pas l’espace. Et ce que Perec remarque, ce sont les gens qui passent, non les façades, non l’environnement : le flux. Vivre, c’est « passer ».
Nous sommes partis d’un espace sentimental pour aller vers un lieu plus commun. Finalement, il aboutit à un lieu qui n’est pas rattaché à sa mémoire personnelle. Dans le film Récits d’Ellis Island, réalisé avec Robert Bober, il ne va pas chercher une histoire personnelle, ses parents n’ont pas non plus de rapport personnel à ce lieu. Mais Ellis Island, c’était ce centre où débarquaient les immigrants qui arrivaient à New York. Une partie était refoulée, au point que l’on a surnommé cette île « l’île des larmes ». Au moment où ils réalisent le film, le bâtiment est en ruines, le lieu est à l’abandon. Perec questionne alors, avec la méthode que l’on a vue, les restes du passage des 16 millions de personnes qui ont transité par Ellis Island.
Extrait du film Récits d’Ellis Island, disponible sur le site de l’INA : 39′ à 41’38 »
L’expression de « mémoire potentielle » est fascinante : elle dit quelque chose de l’exil, du fait de se sentir toujours et partout étranger. Ce que Perec appelle un « non-lieu », c’est un espace qui n’est pas lié à sa mémoire. Et en même temps, il résonne fortement par rapport à cet espace. Ce lien au lieu lui permet de dire ce qu’il a toujours éprouvé comme un sentiment de l’exil. Ainsi Perec s’installe dans le non-lieu.
Stéphanie Lima
Ellis Island est un lieu fortement marqué par l’histoire. Y passaient 5 à 10 000 personnes par jour. Les migrants étaient à la recherche d’un ailleurs, d’une meilleure vie. Perec en fait un lieu pour lui, qu’il s’approprie malgré son état de délabrement. Aujourd’hui, l’île est un musée.
Ce lieu est d’abord un archétype de la discontinuité : une île-frontière. Lieu pourtant qui permet à Perec de tisser un lien avec ces millions de migrants, parmi lesquels ses parents et lui auraient pu être. Le sous-titre du documentaire est « récit de l’errance et de l’espoir ».
Julien Roumette
Après ce parcours dans les espaces perecquiens, il semble que ce qui fait le plus lieu chez lui, ce sont les lieux qu’il a inventés, notamment les lieux de son grand roman, La Vie mode d’emploi. Le grand immeuble est imaginaire (un immeuble potentiel). C’est cette potentialité qui l’intéresse et qu’il investit.
Lecture du début du premier chapitre de La Vie mode d’emploi
Le récit débute dans l’escalier, archétype du non-lieu où l’on n’habite pas mais dans lequel on se croise.
Lecture de l’épilogue du roman
Le personnage du peintre, Valène, ne finit jamais son tableau. Il est un double de l’auteur. Le lieu idéal perecquien est un lieu imaginaire ; l’immeuble est imaginaire, comme la toile quasi blanche à côté du peintre. Mais si l’immeuble a été imaginé, le livre, lui, existe bel et bien.
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Questions du Public
1° question : quelle est la place de l’œuvre de Perec à la fois dans l’histoire de la littérature et dans l’histoire de la géographie. Peut-on parler d’un « moment » perecquien qui fait date, en littérature et en géographie ?
Julien Roumette
Perec est malin ; il le fait discrètement. Il a une importance plus grande que ce qu’on lui accorde généralement. Il se rattache à l’OULIPO, mais il a une dimension qui excède le groupe (comme Italo Calvino). Il a une place paradoxale : à la fois reconnue et circonscrite. Son œuvre essaime, mais de façon indirecte (l’ordinaire, la méthode en littérature…). Il est ainsi révélateur d’une période, d’une époque. Il apporte quelque chose qui est durable.
Stéphanie Lima
Espèces d’espaces paraît en 1974, au moment où la géographie française est en crise épistémologique. D’un côté une géographie quantitativiste, objectiviste, et de l’autre une géographie plus orientée vers l’espace vécu. On retrouve Perec dans cette voie, alimentée d’abord par Armand Frémont (La région espace vécu), puis plus tard par des auteurs comme Guy di Méo (Les territoires du quotidien) ou Michel Lussault (L’homme spatial). Perec participe à la mise en avant de ce binôme lieu/espace.
2° question : La table des matières d’Espèces d’espaces s’organise selon une répartition multiscalaire, de la plus grande à la plus petite échelle. Que peut-on dire de cette répartition ? Par ailleurs, qu’entendez-vous par lieu ?
Stéphanie Lima
Le lieu est multiscalaire : de la ville au monde. Le lieu, c’est cette unité, cette interaction évoquée précédemment. C’est aussi cette capacité de penser cette unité et cette interaction. Ainsi le lieu n’est pas seulement « local », il est n’est pas seulement un site. Le lieu est une construction. Denis Retaillé, dans Le Monde du géographe (1997), nous dit que le lieu passe par le déclenchement d’une circonstance, et qu’il y a autant de lieux que de circonstances.
Julien Roumette
Si l’on regarde La Vie mode d’emploi, la plupart des chapitres commencent par une énumération. Nous sommes alors dans « l’espace ». Lorsque commence ensuite le récit, nous passons dans un « lieu » : le lieu est lié à une histoire, chez Perec.
3. Intervention du public :
On pourrait dire que le lieu est une portion d’espace investie affectivement. Au contraire de l’espace, c’est un support historique, mémoriel, personnel, signifiant, marqué par des valeurs. La différence entre l’espace et le lieu, c’est que si l’espace peut être rattaché à quelque chose comme une crainte, c’est parce que dans l’espace on peut se perdre. Dans un lieu, on a ses repères, on ne se perd pas. Dans l’espace, on peut être désorienté.
Stéphanie Lima
Retaillé nous dit « Il y a une solidarité dans le lieu qui est l’expression de la vie ». Il me semble que l’on retrouve cela chez Perec. Le non-lieu est associé à la perte, à la mort.
4° question : Est-ce possible de combiner les deux discours littéraire et géographique ? Dans la sortie autour du périphérique (cf. compte-rendu : http://cafe-geo.net/periphstrip/ ), on a essayé de faire coïncider ces deux types de discours, géo-scientifique et artistique.
Julien Roumette
Perec a tenté de faire cohabiter ces deux discours en superposant discours des promoteurs et discours personnel. Un écrivain comme Jacques Réda en fait de même. Là où les écrivains ont des choses à dire, c’est relativement aux lieux délaissés par les discours urbanistes officiels. La collection dans laquelle a été publiée Espèces d’espaces était dirigée par Paul Virilio, c’était une collection de sciences humaines.
5° question : Cette attention et cette recherche de l’espace est-elle liée à la disparition de la mère ? Et comment ?
Julien Roumette
Perec lui-même répond à cette question le dernier texte d’Espèces d’espaces : il pointe l’absence d’un lieu stable de l’origine familiale. En 1942, Perec se retrouve à Villard-de-Lans dans le Vercors, sous une identité d’emprunt. L’asile a été efficace, mais de son point de vue, il en parle comme d’un grand blanc (W ou le souvenir d’enfance). Il faut se méfier de tout le monde. Ce blanc, qui dure deux longues années, s’installe dans ce moment. Le travail sur les lieux d’origine redécouvre les blancs : il ne se souvenait plus, par exemple, du numéro de la rue Vilin où il était né.
6° question : Dans l’avant-propos d’Espèces d’espaces, jamais le terme « lieu » n’apparaît. Il apparaît par rapport au lit, à la chambre… des lieux investis affectivement. Par ailleurs je ne pense pas que Perec soit géographe. Existe-t-il une cartographie faite par Perec ?
Julien Roumette
La première page d’Espèces d’espaces est un clin d’oeil : c’est la carte de l’océan, extraite de Lewis Carroll, La Chasse aux Snarks. Dans son projet Lieux, il s’agit en quelque sorte d’une cartographie de Paris, intime, à la fois spatiale et temporelle. Perec n’est pas un écrivain du voyage. Il est même plutôt casanier. Il habite à Paris dans le même quartier, non seulement Paris, mais le centre de Paris :
Compte-rendu établi par Théo SOULA,
relu par Stéphanie LIMA et Julien Roumette,
et signé par Georges PEREC