Café Géo du 14 janvier 2015
« Nord / Sud, une représentation dépassée de la mondialisation ? »
Par Christian Grataloup
Pour ce premier Café géo de 2015, nous accueillons Christian Grataloup, professeur de géographie à l’université Paris-Diderot, qui se fait une joie de retrouver ses racines lyonnaises pour l’occasion. Spécialiste de géohistoire et membre de l’UMR Géographie-Cités, il est l’auteur notamment de L’invention des continents (2009) et d’une Géohistoire de la mondialisation (2010) et vient de diriger avec Gilles Fumey, la publication de l’Atlas Global (paru en novembre 2014).
Il nous propose aujourd’hui de revenir sur la star des manuels scolaires d’histoire-géographie : la fameuse limite Nord / Sud. Cette ligne, construction historique de la fin du XXème siècle, instaure une vision binaire du monde (les pays riches sont au Nord et les pays pauvres au Sud) qui est aujourd’hui largement dépassée mais qui n’en est pourtant pas moins toujours abondamment utilisée. Se pose la question de savoir comment une inégalité économique et sociale a fini par être nommée par des points cardinaux. Christian Grataloup dresse en trois parties une histoire et une explication de ce concept. C’est lorsqu’il enseignait, récemment, à Sciences Po Paris que l’idée lui est venue : et si tout cela n’était justement qu’une histoire de café ?
Préambule
1980 : Voilà la date de naissance de l’expression Nord / Sud dont la paternité revient au chancelier allemand Willy Brandt qui présidait alors la Commission indépendante sur les problèmes de développement international qui publie à cette date le rapport « Nord / Sud : un programme de survie » (pour plus de précisions se référer à Vincent CAPDEPUY, (2007), « La limite Nord / Sud », Mappemonde, n°88) L’émergence de cette expression est concomitante de la généralisation de l’emploi du terme « mondialisation ». Avec l’expression « Nord / Sud », des termes spatiaux se substituent aux termes temporels qui accompagnent un processus de transition (tels que développé / sous-développé).
Le Sud en bas : une vieille histoire
Au départ, tout est une question de zones. Il suffit de regarder les cartes telles qu’on les faisait à l’époque médiévale pour s’en convaincre. Celles-ci reprennent la partition terrestre en cinq zones proposée par le Grec Parménide (Vème siècle avant J.-C.) : une zone torride au centre est encadrée par deux zones tempérées, elles-mêmes ceintes de deux zones glaciales. Dans cette vision du monde, le Nord est déjà en haut (puisque lorsqu’on habite au Nord, on a la tête en haut, d’où les cartes en T/O).
On pense alors que ce qui permet au globe de se maintenir « la tête en haut », est une énorme masse de terre (le continent antipodique, figure 1) située au Sud. Cette terre imaginaire est l’objet de tous les fantasmes depuis Pline l’Ancien. Jusqu’au milieu du XVIIème siècle, chaque fois que l’on touche terre au Sud, on pense que l’on vient d’atteindre ce « continent ». Cette idée disparaît ensuite définitivement pour deux raisons principales :
1/ L’existence des antipodes n’a jamais pu être vérifiée. Au contraire, les navigateurs Abel Tasman (qui fait le tour de l’Australie en 1642) et James Cook (qui fait le tour du monde en 1774) montrent qu’il n’est empiriquement plus possible de croire à cette hypothèse.
2/ Cette idée n’est plus nécessaire : la loi de la gravitation universelle énoncée par Newton en 1684 rend le contrepoids obsolète.
La position des points cardinaux et l’orientation des cartes ne sont pas pour autant remises en question : le Nord reste en haut et le Sud en bas.
La pauvreté du « Sud », une réalité de quelques siècles en voie d’obsolescence
La partition Nord / Sud est une histoire qui se termine. Elle a commencé au XVIème siècle avec l’irruption des Européens en Amérique.
Bien entendu, si l’on part d’une carte de l’Indicateur de Développement Humain (figure 2), on ne peut que constater qu’actuellement, encore une majorité des Etats pauvres se situent en Afrique subsaharienne.
Cette partition Nord / Sud a débuté après la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte politique de la décolonisation. On emploie alors les termes de « pays développés » et « pays sous-développés » (termes en quelque sorte « officialisés » par Truman dans son discours d’investiture du 20 janvier 1949). Cette délimitation est peu à peu devenue la grille de lecture Nord / Sud.
Si l’on reprend la carte du développement et que l’on y superpose la limite Nord / Sud tracée par Yves Lacoste en 1965 (Y. LACOSTE, (1965), Géographie du sous-développement, Paris, PUF, 284 p.), on ne peut que constater la superposition très forte qui apparaît entre pays chauds et pays pauvres (figure 3). Pourtant, les géographes, à commencer par Yves Lacoste, ont d’emblée nié ce constat, jugé beaucoup trop déterministe (les pays seraient pauvres parce qu’ils sont chauds).
De plus, si l’on observe une carte des sociétés d’il y a plus de 2000 ans, on constate qu’outre les civilisations gréco-latine et chinoise, les civilisations les plus techniquement développées sont alors situées en Amérique centrale et du Sud, en Afrique occidentale, en Mésopotamie ou encore en Inde et en Indonésie. Il n’y a alors aucune distribution en fonction des zones. Des sociétés de l’espace intertropical sont même nettement plus développées que celles de l’Europe occidentale.
Comment, dès lors, est-on arrivé à la partition Nord / Sud ? Si le climat est un facteur trop déterministe, alors comment l’expliquer ?
Francis Hallé, biologiste qui, dans ses recherches sur la canopée, a été amené à parcourir les espaces intertropicaux et mieux connaître les sociétés qui les peuplent, s’est posé la question : pourquoi ces hommes sont-ils si pauvres ? Explorant les ressources de son champ disciplinaire, il en est arrivé à identifier entre autres le rôle de la glande pinéale qui, dans le cerveau humain, sert à l’équilibre ainsi qu’à adapter notre organisme au jour et à la nuit. Il y aurait donc malgré tout un certain déterminisme puisque notre organisme est dépendant de cette glande pour définir notre rythme de vie. La durée des jours et des nuits, variable selon la latitude, influe sur cette glande qui ensuite détermine notre rythme. F. Hallé tire de cela de multiples conséquences (Francis HALLE, (2010), La condition tropicale : une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes, Paris, Actes Sud, 573 p.).
Cette explication est bien plus originale (et farfelue) que l’explication facile qui est généralement la première invoquée pour expliquer les inégalités Nord / Sud, à savoir que ce serait la faute de la colonisation. « C’est un peu court jeune homme ! » : si on y regarde de plus près, cette explication en forme d’accusation ne fonctionne pas si bien qu’on pourrait le penser a priori. Car si l’on y réfléchit bien, dans ce cas, pourquoi toutes les anciennes colonies ne sont-elles pas aujourd’hui des pays pauvres ? C’est à partir de là que notre café devient véritablement un objet géographique.
« Thé, café ou chocolat ? » : telle est la question posée par Christian Grataloup aux étudiants endormis du vendredi matin. Le menu de notre petit déjeuner serait-il l’explication aux contrastes de richesse du monde actuel ? Ce qui compte est qu’il est en tout cas majoritairement composé de produits d’origine tropicale.
C’est au XVIIIème siècle que le petit déjeuner prend une forme nouvelle en Europe : café, thé, chocolat et sucre en font désormais partie. Ce nouveau petit déjeuner est, à ses origines, éminemment aristocratique car il coûte très cher. Chacun de ces produits tropicaux arrive par le biais des colons. Le café nous vient d’Afrique, il est « tenu » par le monde arabe et arrive en Europe par l’Italie. Le chocolat nous arrive d’Amérique via les Espagnols. Quant au thé, ce sont les Britanniques qui nous l’apportent d’Inde. Les Portugais l’ont eux aussi ramené, sous un autre nom (chá), de Chine. Peu à peu, le « bon peuple », se met lui aussi à consommer du café au petit déjeuner (même si la soupe a la vie dure à la campagne et résiste encore et toujours, jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale) : le continental breakfast est créé et diffusé ensuite dans le monde entier. Ces produits tropicaux (café, thé, chocolat, sucre) sont dans la continuité de produits plus anciens qui font rêver : les épices. Le sucre devient le produit de type « épice » le plus important. Fait important : la canne à sucre a la particularité de ne pas pouvoir pousser en Europe. La culture massive de cette plante a alors généré la mise en place de tout un système économique. Déjà, dès le premier millénaire, des plantations de canne à sucre sont installées en Inde. Leur exploitation donne naissance à une proto-industrie pour une raison simple : le broyage de la canne ne peut pas se faire de manière artisanale. Il faut un moulin. De plus, cette plante pourrit très vite : il faut donc beaucoup de main d’œuvre pour la ramasser rapidement, d’où le recours à l’esclavage. Le commerce du sucre est très rentable et suscite donc l’intérêt des Européens. En témoignent les questions posées par le roi d’Espagne à Christophe Colomb à son retour d’Amérique. Le roi s’intéresse principalement à deux choses : « y a-t-il de l’or ? » et « y a-t-il du sucre ? ». A cette deuxième question, Christophe Colomb répond par la négative mais propose d’en faire pousser. Il part donc avec des plans de canne à sucre lors de son deuxième voyage en 1494. Les « engagés » volontaires venus d’Europe pour travailler dans les plantations et la main d’œuvre autochtone mourant rapidement ou s’enfuyant, les Européens « importent » des esclaves d’Afrique, donnant naissance au commerce triangulaire qui fait traverser l’Atlantique à 17 millions d’Africains. La malédiction de Cham, troisième fils de Noé, relatée dans l’Ancien Testament, sert de caution morale pour justifier l’esclavage des peuples d’Afrique. Ce sont principalement les Petites Antilles, prison naturelle d’où les esclaves ne peuvent s’enfuir qui suscitent la convoitise des grandes puissances européennes.
Café, thé et chocolat ne sont pas les seuls produits qui font l’intérêt des pays tropicaux pour l’Europe tempérée. Il en va de même du coton ou encore de l’indigo (dont le concurrent chimique fut à l’origine de la fortune des Guimet). Les pays européens se battent pour posséder les terres tropicales. L’économie des pays « du Sud » est alors entièrement fondée sur ces produits. Mais peu à peu, différents phénomènes interviennent : certains produits sont remplacés par des processus de fabrication synthétique (hévéa par ex.), certains pays (tels qu’Haïti) choisissent de rompre avec le système de la plantation. Les pays concernés perdent alors toute possibilité de se développer sur place.
Aujourd’hui, une perte des repères « post-moderne »
La post-modernité consiste à tout relativiser. On entre alors dans le « présentisme ». Avant d’utiliser le couple « Nord / Sud », on parlait de pays « développés / sous-développés ». Il s’agissait alors de notions temporelles. L’idée corollaire de l’utilisation de ce dernier couple était de dire : « nous avons tous été des sociétés pauvres. Mais nous avons peu à peu franchi des étapes et sommes devenus développés. C’est le progrès. ». L’emploi de ce couple de termes nous plaçait dans une conception évolutionniste du monde (même chose pour des concepts tels que la transition démographique). On pourrait alors faire une carte du temps : certains pays sont dans le passé (sous-développés), d’autres moins et d’autres, enfin, sont avancés.
Le couple Nord / Sud, en revanche, ne place plus les pays dans le temps mais dans l’espace. Il ne s’agit plus d’une conception évolutionniste mais bien post-moderne. Ce binôme Nord / Sud est encore très utilisé aujourd’hui mais il est de moins en moins évident. Si l’on classe les pays, certains pays du Sud (géographiquement) se classent dans les pays du Nord et inversement (figure 4). L’apparition des pays émergents (nouvelle notion temporelle), et des BRICS remet en cause la division Nord / Sud. Entre également en ligne de compte l’achat de terres des pays du Sud par les pays du Nord.
L’idée que la zone tempérée est la plus favorable au développement a très longtemps prévalu dans la géographie scolaire. Cela permettait d’expliquer que les pays d’Europe sont les plus développés. C’est oublier que l’Asie, l’Afrique et l’Amérique sont transzonales. Si l’on s’en tient à cette corrélation (zones tempérées = zones développées), certaines parties de ces continents devraient donc être aussi développées que l’Europe. Bien évidemment, cette conception de la géographie mondiale est très européo-centrée, ce qui se manifeste sur les planisphères par le fait que l’Europe est placée au centre.
De fait, en matière de cartographie et de référents mondiaux, l’Europe s’est placée au centre. On peut prendre l’exemple du méridien d’origine à Greenwich. L’enjeu idéologique du tracé des lignes imaginaires a été, et reste aujourd’hui, très fort. Le colloque « scientifique » qui s’est tenu à la Mecque en 2010 en est un exemple. Il s’agissait de prouver scientifiquement que la Mecque serait le centre du monde et que le méridien d’origine devrait donc être celui de la Mecque.
Cette distinction « pays du Nord » / « pays du Sud » officialisée par Willy Brandt en 1980 n’est finalement pas si éloignée de ce que l’on a tenu pour acquis pendant des siècles. Elle s’inscrit en tout cas dans une vision toujours occidentalo-centrée du monde.
Le débat avec la salle commence alors.
Qu’on parle du couple Nord / Sud ou d’autres délimitations, l’Australie est toujours à part…
C.G. C’est vrai. En 1980, avec le rapport de Willy Brandt, on constate que l’Argentine, le Chili, le Brésil et l’Afrique du Sud n’ont pas connu le développement espéré. On avait défendu pendant un temps l’idée qu’il y aurait une « petite Triade du Sud » constituée par l’Australie, le cône Sud et l’Afrique du Sud, mais cela ne s’est pas réalisé. D’autre part, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’ont été concernées que tardivement par la colonisation. Le fait qu’elles soient à l’écart est une question de distance. La colonisation est d’abord un processus atlantique. Les Européens ont développé ce processus en mettant en culture les régions d’Amérique et en utilisant le continent africain comme réservoir de main d’œuvre. C’est seulement au XVIIIème siècle qu’on intègre l’Inde au phénomène de colonisation et que s’y met en place le même trafic de main d’œuvre, cette fois-ci à l’échelle de l’ensemble Asie/Océanie. L’Australie reste néanmoins en-dehors de ce processus.
Dans les cas des terres arctiques de l’Empire russe et de l’Amérique du Nord, on retrouve des liens avec ce que vous avez expliqué : il y a dans ces terres une sorte d’équivalent des épices, les fourrures, qui expliquent les découvertes géographiques qui ont été faites au Nord. Bientôt, le réchauffement climatique va permettre le passage du Nord-Est et l’on sait qu’un quart des ressources en énergies fossiles sont en Arctique. Est-ce qu’il n’y aurait pas aujourd’hui le même genre de circonstances qu’autrefois en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie : un Sud au Nord ?
C.G. La différence ici est que les régions polaires sont très peu peuplées, c’est-à-dire qu’il n’y a pas sur ces terres de civilisation urbaine dense. Il y a bien sûr des biens qui peuvent valoir extrêmement cher et peuvent justifier un phénomène de mondialisation, comme on l’a vu effectivement, il y a quelques siècles, pour les fourrures (voir Lombard Maurice, « La chasse et les produits de la chasse dans le monde musulman (VIIIe-XIe siècle) ». In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 24e année, N. 3, 1969. pp. 572-593). On exporte des objets à destination des villes chinoises, de Bagdad, là où certains sont capables d’acheter des objets très chers. Certains trappeurs sont les avant-gardes pionnières de la mondialisation. Mais l’ampleur de ce phénomène n’a rien à voir avec le sucre ou le café. Le commerce des fourrures entraîne aussi la paupérisation de la population autochtone mais ne génère pas des problèmes de même ampleur.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les programmes de terminale nous faisaient étudier les grandes puissances économiques (les Etats-Unis, la France, l’Empire britannique, mais aussi le Congo belge, l’Australie, l’Argentine ou le Brésil). C’était le point de vue d’une Europe qui restait colonisatrice ou qui l’avait été. Qu’en dites-vous ?
C.G. Bien sûr, il y a eu tout un discours de glorification de la colonisation. De ce point de vue, la fresque de Ducos de La Haille, installée en 1931 au Palais de la Porte Dorée à l’occasion de l’exposition universelle, est une très bonne illustration (figure 6). Au centre, vêtue de rouge, se tient la France qui tient dans sa main gauche la colombe de la paix et de sa main droite guide l’Europe. Autour d’elles se tiennent quatre femmes qui représentent l’Afrique, l’Asie, l’Océanie et l’Amérique. Il s’agit d’un discours au premier degré, d’un éloge de la France. De même on peut penser à la couverture du Petit Journal en 1911 qui montre la France apportant le progrès et la liberté au Maroc (figure 6). Ces illustrations sont l’héritage du processus de construction du niveau mondial par l’Europe. C’est un processus court qu’il ne faut pas faire remonter au XVIème siècle.
En tant qu’enseignant, je suis étonné de trouver encore la limite Nord / Sud dans les manuels, avec en plus les pays émergents. N’entretient-on pas ainsi l’idée d’une géographie qui serait immuable ?
C.G. C’est effectivement un scandale qu’on trouve encore cette limite. Il y a toujours des riches et des pauvres mais la limite entre pays est devenue obsolète. Le fait est qu’on a ici un objet simple qui découpe le monde (certes très mal) et qu’on ne sait pas encore le remplacer par quelque chose d’aussi simple (c’est d’ailleurs la même chose pour les secteurs économiques primaire, secondaire et tertiaire ou pour la transition démographique). En 1970, on a fait apparaître les Nouveaux Pays Industrialisés… Le modèle Nord / Sud est un modèle qui ne fonctionne plus mais nous sommes au moment où il est le plus utilisé. Le problème est que l’on a trop souvent un cours d’histoire bien distinct du cours de géographie. L’enjeu est de montrer que le modèle Nord / Sud n’est pas inutile pour comprendre le passé mais qu’il est néfaste pour comprendre le présent et l’avenir.
Alors que peut-on dire ? Utiliser le modèle « centre / périphérie » comme Olivier Dollfus ? Ou bien rappeler que le modèle Nord / Sud n’est pertinent qu’en regard de la question de l’alignement ?
C.G. Le modèle « centre / périphérie » a une histoire fondée sur l’échange inégal. Tout comme la formule « développement / sous-développement ». Ce modèle était inaudible à l’époque car on disait alors que chaque fois qu’il y avait amélioration des conditions de vie dans un pays, il y avait péjoration de la situation d’un autre pays. C’est un modèle qui a du sens dans le contexte d’économies nationales ou régionales. Or, il fonctionne sur des sociétés réparties dans le monde, c’est-à-dire des ensembles qui ont leur autonomie, d’où la possibilité que l’enrichissement de l’un se fasse en provoquant l’appauvrissement d’autres. Le modèle « centre / périphérie » est quant à lui toujours applicable mais la périphérie peut être ici et le centre ailleurs.
Ne serait-il pas plus pertinent de parler de « pays pauvres » et « pays riches » ?
C.G. Oui, on peut d’ailleurs penser aux ouvrages d’Adam Smith et de David Ricardo. Ce serait effectivement beaucoup plus simple. Mais aujourd’hui le monde ne fonctionne plus ainsi : rien n’est riche et rien n’est pauvre. C’est le problème du professeur d’histoire-géo : il est dans une tradition où l’on travaille par coloriage des pièces du puzzle. Son rôle est alors de montrer qu’il faut représenter la manière de penser autrement que par des fragments de puzzle aux limites nettes.
N’y a-t-il pas des endroits où la limite Nord / Sud existe encore et est même matérialisée par un mur ?
C.G. Bien sûr ! La limite Nord / Sud est mortelle ! On pense au Mexique, à Lampedusa… mais ce n’est pas que cela.
Quels effets cette représentation Nord / Sud peut-elle avoir sur la manière qu’ont les Etats de se penser eux-mêmes ?
C.G. Si l’on prend le cas de la France : il y a peu de systèmes scolaires aussi consommateurs de planisphères que la géographie française. En France, il y a une pensée universelle qui est la manière de construire la géographie. C’est un vaste débat : que représenter scolairement ? On est parfois surpris du succès de telle ou telle représentation. Par exemple, des choses qui, à mes débuts, me semblaient devoir devenir rapidement obsolètes existent encore. Mieux vaudrait penser par problèmes, comme en Grande-Bretagne, par exemple. Nous sommes aussi contraints par le rôle important que tient le réalisme dans notre géographie : une question de bac doit porter sur quelque chose qui existe. On est donc amené à enseigner du « vrai » et des découpages, à enseigner des limites pour savoir quel est l’objet. Nous ne sommes pas dans la reproduction d’outils intellectuels. Nous sommes tirés par le réalisme.
Pourriez-vous développer l’Orient est-il au Sud ?
Bien sûr ! Il s’agit ici d’envisager l’idée d’orientalisme. Les Européens ont pensé le monde à partir du XVIIIème en pensant simultanément le temps et l’espace. A cette époque, on pense que, quand on s’éloigne de l’Europe, on remonte le temps. Les peuples les plus éloignés de l’Europe sont les plus primitifs et sont des témoins de l’histoire (avec l’idée qu’ils sont ce que nous, Européens, avons été à une époque antérieure). Les Européens veulent se distinguer mais ne savent pas « quoi faire » des Persans, des Turcs, des Chinois… ceux-ci deviennent alors « l’Orient ». Eux ne peuvent tout-de-même pas être classés dans les pays sous-développés. On crée alors une géographie intermédiaire. On peut noter au passage que les musées de France montrent bien la conception évolutionniste qui a prévalu très longtemps : le Louvre présente les collections les plus anciennes, le musée d’Orsay prend le relais, puis c’est au tour de Beaubourg. Le musée du Quai Branly ou musée des arts et des civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques prend enfin en charge tout ce qui n’est pas occidental.
Enfin, c’est sur une gorgée de thé que s’est conclu ce café géo. Christian Grataloup nous explique pourquoi au Portugal, contrairement à la grande majorité des pays d’Europe, le mot « thé » se dit « chá » comme dans tout l’Orient. Cela est tout simplement lié au fait que les Portugais ont très tôt visité la Chine de Pékin, où le thé se dit « tchaï » en mandarin. C’est de là qu’ils ont ramené le thé. Tandis que les Anglais ont eux ramené le thé depuis Canton où la prononciation est plus proche du mot « thé ».
Compte-rendu réalisé par Marie-Hélène Chevrier relu et amendé par l’intervenant