Marie Pouillès Garonzi, doctorante en géographie à l’Université Lumière Lyon 2, ED 483, UMR 5600 EVS-IRG, analyse la division de l’île de Chypre de part et d’autre de la « Ligne Verte », pour les Cafés géo de Montpellier.

En guise d’introduction, Marie Pouillès Garonzi souligne la polysémie du concept de frontières à travers trois définitions proposées par des géographes et politologues français :

  • Bruno Tertrais et Delphine Papin définissent la frontière comme une « limite géographique -ligne ou espace- dont le tracé reflète les relations entre deux groupes humains : rapport de force militaire ou diplomatique, mais aussi traditions ou relations de bon voisinage. C’est en quelque sorte de l’histoire inscrite dans de la géographie ou ‘temps inscrit dans l’espace’ (Michel Foucher) ». (Tertrais & Papin, 2016, p.13).
  • Jean-François Staszak met l’accent sur les divisions sociales et spatiales établies par la frontière qu’il définit comme « tout dispositif géographique qui opère une division à la fois sociale et spatiale ». (Staszak, 2017, p.25)
  • Bernard Reitel insiste pour sa part sur « le caractère ambivalent de la frontière, tantôt fixe, tantôt fluctuante ». La frontière « semble à la fois associer et dissocier, différencier et articuler ». Il explique que la « frontière instituée fonctionne grâce à un jeu de fermetures et d’ouvertures que traduisent des durcissements (bordering), des dévaluations (debordering), voire des raffermissements (rebordering) ». (Reitel, 2017, p.54-55)

Histoire de Chypre

Avant d’analyser le cas des frontières chypriotes à l’aune de ces différentes approches, Marie Pouillès Garonzi rappelle les grandes dates de l’histoire de l’île. Les frontières chypriotes actuelles sont en effet l’héritage d’une histoire mouvementée marquée par des vagues successives d’occupation étrangère, des processus de divisions territoriales et de fortes tensions communautaires.

Située au cœur du bassin levantin, Chypre est depuis l’Antiquité un carrefour de civilisations et un haut lieu d’échanges et de commerce du bassin oriental de la Méditerranée. La colonisation de l’île par l’Empire ottoman en 1571 ouvre une ère d’occupation ottomane de près de trois siècles. Chypre passe sous contrôle britannique en 1878 et accède à son indépendance en 1960 à la suite d’un violent conflit colonial marqué également par des violences communautaires entre Chypriotes turcs et Chypriotes grecs. Ces violences s’intensifient en 1963-1964 et déclenchent l’intervention des Casques bleus avec l’instauration en 1964 de la Force des Nations Unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP). Une première division du territoire s’opère, de facto, avec la formation de 45 enclaves turques sur le territoire. Le coup d’Etat mené par la Grèce en 1974 pour rattacher l’île à la Grèce signale un nouveau tournant de l’histoire chypriote. La Turquie réagit au coup d’Etat grec en lançant « l’opération Attila » qui conduit à l’occupation par les Turcs de près d’un tiers de Chypre et à la partition de l’île en deux parties : une partie nord à dominante turque et une partie sud à dominante grecque. La séparation du territoire est matérialisée par une Ligne Verte, une frontière quasiment impossible à franchir sans toutefois constituer une frontière étatique reconnue par la communauté internationale. Cette division est renforcée par l’auto-proclamation de la République turque de Chypre Nord en 1983. Seule la Turquie reconnait officiellement la RTCN à ce jour. La Ligne Verte est partiellement ouverte en 2003, un an avant l’entrée de Chypre dans l’Union européenne. Neufs points de passages y ont été aménagés depuis.

Chronologie récapitulative

  • Age de Bronze récent : hellénisation de l’île
  • Vague succession d’occupations par différents acteurs (dont les Lusignan et les Vénitiens)
  • 1571 : colonisation de l’île par l’Empire ottoman
  • 1878 : cession du pays aux Britanniques
  • 1955-1959 : conflit avec le Royaume-Uni
  • 1960 : indépendance de Chypre
  • Années 1960 : montée de la violence inter et intracommunautaire (pic en 1963 et 1964)
  • 1964 : instauration de l’UNIFICYP
  • 1974 : Coup d’Etat pour l’établissement de l’Enosis (rattachement de l’île à la Grèce) et intervention de la Turquie. Partition de l’île matérialisée par la Ligne Verte
  • 1983 : auto-proclamation de la République Turque de Chypre Nord (RTCN)
  • 2003 : ouverture partielle de la Ligne Verte
  • 2004 : entrée de Chypre dans l’UE

Malgré la réouverture partielle de la frontière, Chypre apparait aujourd’hui comme un pays et une société divisés. Les frontières chypriotes connaissent des dynamiques de debordering et de rebordering qui agissent profondément sur le territoire et sa division.

Comment appréhender la diversité de ces frontières matérielles et immatérielles fluctuantes ?

I. Des frontières matérielles protéiformes 

  1.  La question de la Ligne Verte, entre debordering et rebordering

La dénomination de Ligne Verte provient de la ligne tracée au crayon vert sur une carte de l’île par un général anglais chargé du processus d’interposition en 1964. Elle est également appelée « ligne Attila » par les turcophones en référence à l’opération de 1974.

La Ligne Verte est analysée ici comme un phénomène frontalier qui produit des effets sur les espaces. Elle constitue une barrière dont les conditions de franchissement créent des discontinuités géographiques. En premier lieu, la Ligne Verte ne remplit pas la même fonction ni ne s’inscrit dans les mêmes représentations de l’espace de part et d’autre de son tracé, révélant ainsi l’imbroglio juridique dont elle est la matérialisation. Elle est devenue pour les uns frontière d’un Etat (au Nord) tandis qu’elle représente pour d’autres une frontière illégitime (au Sud). Certains chypriotes de la partie nord considèrent le Nord comme une entité d’Ankara, tandis que des habitants du Sud ne reconnaissent pas Chypre-Nord et la Ligne Verte comme une frontière officielle.

La Ligne Verte couvre 3% du territoire, étendue sur 180 km de la partie occidentale à la partie orientale de l’île. Elle comprend deux lignes de cessez-le-feu avec en leur sein une zone tampon, d’une largeur variable (entre 3 mètres et 7,5 km), administrée par l’ONU. Cette zone tampon, bien qu’appelée « zone morte » en grec, n’est pas tout à fait inhabitée. Quelques villages y sont implantés et des champs y sont cultivés sous autorisation onusienne.

La Ligne Verte traverse la capitale Nicosie et la divise entre une partie nord administrée par la RTCN et une partie sud gérée par la République de Chypre. La matérialisation de la frontière à Nicosie varie sensiblement de part et d’autre de la zone tampon. Tandis qu’on observe au Sud la présence de dispositifs relativement légers comme des barbelés, des barils, des sacs de sable, la ligne du côté nord est matérialisée par des dispositifs plus imposants et hermétiques tels des murs de briques ou de béton obstruant la vue. Cette variation dans la manière d’appréhender et de matérialiser cette frontière témoigne des lignes de fracture politique de l’île : le Sud ne souhaiterait pas officialiser la partition alors que le Nord chercherait plutôt à l’affirmer.

Depuis 2003, neufs checkpoints ont été mis en place le long de la Ligne Verte. Certains points de passage sont réservés aux véhicules, et d’autres uniquement aux piétons et aux cyclistes, ce qui témoigne d’une volonté de faciliter les conditions de traversée des usagers. Toutefois, le processus de debordering (ou « défrontiérisation ») de la Ligne Verte doit être nuancé. Elle reste un obstacle pour la circulation de certaines populations. Ainsi les Turcs de Turquie ne peuvent passer dans la partie Sud sans l’obtention au préalable d’un visa. Le géographe Etienne Copeaux, spécialiste de la Turquie, explique à ce sujet que la Ligne Verte tend à devenir une frontière européenne qui ferme l’Europe à l’immigration. Toutefois, dans les faits, il semble que les flux migratoires illégaux sont assez peu contrôlés au niveau de la Ligne. Plusieurs voies d’accès sont envisagées par les migrants pour la traverser : par la mer via les ports de la RTCN avant un franchissement de la Ligne par voie terrestre pour rejoindre la partie sud ou en arrivant directement dans la partie sud par voie maritime ou aérienne. Les demandes d’asile reçues par les autorités chypriotes sont d’ailleurs en forte augmentation, leur nombre étant passé de « 2871 en 2016 à 7761 en 2018 ». (Redon, 2019, p.136-137).

La crise du coronavirus et la question du rebordering sanitaire

Ce processus de debordering doit également être mis en question dans le contexte récent de la pandémie de Covid-19. Marie Pouillès Garonzi dresse une chronologie des restrictions autour du passage de la Ligne Verte mises en place depuis la crise du coronavirus qui touche l’Europe à partir de la fin février 2020. Dès le 28 février, plusieurs points de passages entre le Nord et le Sud sont fermés à la demande des autorités de la République chypriote. Les autorités du Nord ferment à leur tour deux autres checkpoints. A la mi-mars, seuls trois checkpoints restaient ouverts tandis que des mesures distinctes de contrôle sanitaires (quarantaine, couvre-feu…) étaient mises en place de part et d’autre de la zone tampon. Tous les checkpoints ont été fermés pendant une période du printemps 2020 puis progressivement et partiellement réouverts à partir du 8 juin, notamment pour permettre le passage de travailleurs ou d’étudiants transfrontaliers.

La fermeture des checkpoints, décidée par les autorités sans véritable concertation, a suscité de nombreuses tensions et désaccords dans l’île. Certains ont dénoncé les difficultés accrues de passage de la Ligne Verte et le caractère dissymétrique des mesures sanitaires entre les deux parties du territoire chypriote. Ces mesures mettent surtout en difficulté les personnes arrivant du Nord, notamment les travailleurs, qui sont soumis à une quatorzaine pour passer au Sud à une certaine période du printemps 2020. La fermeture des points de passage a également occasionné des manifestations pro-réunification.

En définitive, dans le contexte de l’épidémie de Covid-19, la politique de debordering de Chypre s’est mutée en l’espace de quelques jours en politique sanitaire de rebordering, témoignant du caractère très fluctuant du phénomène frontalier

(Voir : https://www.arte.tv/fr/videos/100321-000-A/chypre-le-coronavirus-accentue-les-divisions-nord-sud/)

 

  1. Enclaves et exclaves sur le territoire chypriote

Les exclaves et enclaves chypriotes constituent des particularités territoriales qui résultent de la période conflictuelle de 1963/64. L’exclave de Kokkina/Erenköy (en turc), située dans l’Ouest de l’île à 7 km au sud de la Ligne Verte, est depuis 1976 une base militaire de l’armée turque. Cette exclave est inaccessible aux civils, ce qui a de fortes répercussions sur les temps de trajet des habitants de la région qui sont contraints de la contourner. Des pourparlers sont toujours en cours pour ouvrir une route qui permettrait de raccourcir le temps de trajet et de revitaliser la région. Ce territoire enclavé, dont l’accès est toujours discuté, constitue une discontinuité géographique qui ajoute une frontière dans le territoire insulaire.

Les deux bases militaires d’Akrotiri et de Dhekelia, sous souveraineté de la Grande-Bretagne, forment quant à elles deux enclaves dans la partie sud du pays. Elles se différencient de l’exclave de Kokkina par une relative ouverture. Si certaines zones à l’intérieur des bases restent inaccessibles au public, les usagers ont la possibilité de traverser ces territoires.

La comparaison de deux photographies, l’un représentant la limite de l’exclave de Kokkina et l’autre celle de la base de Dhekelia est, à ce titre, éclairante. La première photographie fait état d’une frontière au caractère militaire affirmé, dotée d’un dispositif de surveillance et de drapeaux (turc et de la République chypriote du Nord). Elle contraste avec la deuxième photographie : la limite du territoire est matérialisée par un simple panneau au bord d’une route signalant aux usagers l’entrée dans la zone militaire.

II. Le reflet immatériel des frontières tangibles

Les frontières maritimes de l’île au cœur d’un imbroglio régional

Chypre est partie prenante des disputes territoriales turco-grecques autour des ressources sous-marines en Méditerranée orientale. Le plan expansionniste déployé par la Turquie pour la recherche de ressources offshore d’hydrocarbures est à l’origine du contentieux avec la Grèce et le gouvernement de la République de Chypre. La Turquie, qui n’a pas ratifié la Convention sur le droit de la mer de 1982, conteste le tracé des zones économiques exclusives grecques et chypriotes. La présence de navires de forage turcs dans les eaux territoriales chypriotes accentue les tensions. La Turquie refuse de négocier avec Chypre qu’elle ne considère pas comme un interlocuteur valable dans la mesure où le gouvernement de Chypre à la table des négociations ne représente que les Chypriotes grecs. Le règlement des contentieux est ainsi conditionné pour la Turquie au règlement de la question chypriote selon ses conditions.

III. Productions des frontières chypriotes

  1.  La frontière comme objet touristique

Les espaces frontaliers comme la Ligne Verte ainsi que la ville-fantôme de Varosha, une station balnéaire abandonnée à la suite de l’intervention turque de 1974, sont l’objet d’un processus d’attrait touristique. La frontière est mise en scène en tant que marqueur spatial de la mémoire collective chypriote. Une économie touristique s’est développée autour de ces espaces, comme en témoignent des encarts publicitaires proposant aux touristes des croisières pour voir de loin la ville-fantôme de Varosha ou des itinéraires en bus qui traversent la Ligne Verte. Les pratiques touristiques autour de ces espaces frontaliers sont associées au thanatourisme (ou « tourisme sombre »), le passage de la frontière par les touristes étant empreint d’une dimension d’aventure : il rend tangible une expérience auparavant impossible.

Ce processus de mise en tourisme est par ailleurs au cœur des débats politiques actuels sur l’avenir de l’île. Au début d’octobre 2020, Ersin Tatar, Premier ministre de Chypre-Nord alors candidat pro-turc aux élections présidentielles, a décidé d’ouvrir partiellement au public l’accès à la plage et une partie de Varosha. Cette décision, prise sans concertation avec le gouvernement, a provoqué de vives expressions de mécontentement dans l’île, certains protestataires dénonçant la mainmise d’Ankara dans cet acte politique. Des heurts ont éclaté en octobre 2020, suivis d’une vague de démissions au sein de la coalition gouvernementale au pouvoir à Chypre-Nord.

  1. Questions d’actualité : quel avenir pour les frontières chypriotes ?

Les tensions se sont intensifiées après l’élection le 18 octobre 2020, à la surprise générale, de Ersin Tatar à la tête de la République turque de Chypre du Nord. Ersin Tatar, soutenu par Ankara et favorable à une partition de Chypre en deux Etats, succède à Mustafa Akinci, un modéré partisan de la réunification de l’île sous la forme d’un Etat fédéral.

Comme le souligne Marie Pouillès Garonzi, il convient d’adopter une posture d’extrême prudence quant aux conclusions à tirer de ce récent bouleversement politique. Plusieurs scenarii sont envisagés par les observateurs. Certains s’inquiètent de l’emprise de la Turquie dans le règlement de la question chypriote et les plus pessimistes évoquent une possible annexion de Chypre-Nord par la Turquie. D’autres observateurs envisagent une reprise des négociations dans un cadre plus souple et favorables aux requêtes de Chypre-Nord. Enfin, des analystes penchent pour le maintien du statu quo.

 En conclusion

Marie Pouillès Garonzi souligne le caractère polysémique et multidimensionnel des frontières chypriotes, des frontières à la fois matérielles et immatérielles aux formes fluctuantes. Elles sont confrontées à des effets de debordering, rebordering et à des discontinuités territoriales. Les évènements de l’automne 2020 pourraient avoir des répercussions sur l’avenir des frontières à Chypre : connaîtront-elles un bouleversement ou la permanence du statu quo ? Il convient pour le moment de se prémunir de toute analyse prématurée et de suivre de près les stratégies adoptées par les deux parties.

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Discussion / Questions

 Q : La zone tampon située entre les deux lignes de cessez-le-feu est-elle un véritable no man’s land ? Cet espace est-il mis en valeur ou exploité ?

R : Mis à part quelques villages et des champs cultivés, il s’agit surtout d’une zone en friche. Certains espaces ont toutefois été réhabilités. Un hôtel de luxe, le Ledra Palace, qui avait été l’un des théâtres des conflits de 1974, ainsi que d’anciennes maisons laissées à l’abandon ont été réhabilitées et réinvesties par des associations. Par exemple, la Maison de la coopération établie en face de l’ancien hôtel réunit un consortium d’associations qui œuvrent pour le rapprochement communautaire, notamment à travers la mise en place d’activités pédagogiques. Elle propose en particulier aux publics scolaires des dispositifs pédagogiques visant à dépasser les visions unilatérales de l’histoire du pays véhiculées par les manuels scolaires. Le programme Imagine organise depuis 2017 des rencontres entre des classes des deux parties de l’île sur la zone tampon.

Q : Les plans de réunification comprenaient-ils des mesures d’indemnisation des Chypriotes turcs ?

R : Des mesures de demandes d’indemnisation ont été mises en place, notamment à destination des Chypriotes grecs ayant perdu leurs biens dans le Nord (avec la Commission des Biens Immobiliers). D’autres mesures existent dans le Sud pour les demandes d’indemnisation des Chypriotes turcs : le Ministère de l’Intérieur de la République de Chypre est le « gardien » des propriétés qui devront être rendues aux Chypriotes turcs après règlement de la Question Chypriote. Mais la complexité et la lenteur des procédures, les moyens financiers limités et l’inertie du problème chypriote semblent constituer un frein à l’aboutissement des indemnisations (recours à la Cour Européenne des Droits de l’Homme).

Q : Est-ce que les négociations entre les deux partis peuvent remettre en cause la place de Chypre dans l’Union européenne ?

R : L’Union européenne s’est montrée favorable à l’institution d’une fédération afin de conserver l’intégrité territoriale. Dans le cas où la fédération se mettrait bien en place, la place de Chypre dans l’Union serait sûrement inchangée. À l’inverse, si le Nord de l’île est rattaché à la Turquie ou si une partition advient, cela peut avoir des conséquences et, effectivement, la question du devenir de Chypre nord dans l’Union devra se poser.

Q : Quel est le statut des personnes ayant acheté des maisons prises aux Chypriotes grecs dans le Nord pendant la guerre ? Un certain nombre d’Allemands et d’Anglais ont acheté des maisons à bas prix à cette période. Ce phénomène persiste-t-il ?

R : Les personnes ayant acheté illégalement des maisons à Chypre-Nord peuvent être poursuivies. Des mises en garde sont également adressées aux touristes qui peuvent être poursuivis s’ils séjournent dans des hôtels ou des maisons ayant appartenu à des Chypriotes grecs.

Q : Quel rôle l’Angleterre pourrait-elle jouer dans les négociations à venir ?

R : Le Royaume-Uni est « garant » de l’île au même titre que la Grèce et la Turquie. Il siège aux négociations onusiennes et est favorable officiellement à la fédération bi- zonale, bi- communautaire. Il est difficile d’évaluer quelle sera l’impulsion britannique dans les futures négociations. Chypre revêt pour les Britanniques un très haut intérêt stratégique dans la mesure où leurs bases militaires sont notamment utilisées pour les opérations menées au Moyen-Orient.

Q : Quelle est la nature des différents types de flux et des dispositifs de contrôle à la frontière ?

R : Plusieurs types de flux peuvent être distingués :

  • Les flux du Sud vers le Nord sont généralement de nature touristique. Un certain nombre de ces flux sont motivés par l’achat de biens moins chers au Nord de Chypre, notamment d’essence dont le prix a baissé depuis la dévaluation de la livre turque.
  • Les flux du Nord vers le Sud concernent surtout des mobilités liées aux discontinuités socio-économiques entre les deux territoires. Certains Chypriotes turcs trouvent des opportunités d’emplois à Chypre-Sud ou ont recours à des soins dans des hôpitaux de la partie sud par exemple.

On note une asymétrie des traversées, les plus fréquentes étant celle du Nord vers le Sud. Il existe toutefois un discours dans la partie sud qui associe le franchissement de la frontière à un acte de trahison, ce qui explique le refus de certains habitants de traverser la Ligne Verte ou de faire des dépenses dans le Nord.

Q : D’après une expérience vécue en 2005 et 2007, les autorités chypriotes du Nord à la frontière demandaient aux personnes traversant la Ligne Verte de signer une déclaration de reconnaissance de la frontière avec pour mention « Je me rends dans l’Etat officiel de Chypre-Nord ». Ces modalités de passage existent-elles toujours ?

R : Je n’ai pas connaissance de l’existence de cette déclaration. Actuellement, au niveau des checkpoints réservés aux piétons, sont présentés des encarts avec les résolutions connues, certaines mises en garde aux touristes et des explications sur l’histoire de Chypre. Le checkpoint du Ledra Palace (l’espace de réhabilitation de la zone tampon évoqué) est l’objet d’une mise en scène particulière avec de grands encarts sur les assassinats de Chypriotes grecs tués par des ultranationalistes, avec notamment des photos de mères/femmes de disparus. Un panneau avec la mention « Bienvenue en République de Chypre-Nord » signale l’entrée dans la partie Nord.

Q : On remarque la présence de grands drapeaux turcs sur les photographies du dispositif frontalier. La présence de drapeaux est-elle similaire du côté Sud ? Ce dispositif est-il surtout déployé côté Nord ?

R : Un effet miroir s’opère des deux côtés de l’île. Au Nord, le drapeau de la RTCN est accompagné du drapeau truc, tandis qu’au Sud, le drapeau de la République de Chypre figure aux côtés du drapeau grec. Toutefois, les dispositifs en termes de drapeaux ne sont pas exactement similaires de part et d’autre de la frontière. Côté Nord, ils apparaissent plus imposants et voyants. Des drapeaux Chypriotes-nord et turcs sont ainsi peints sur des flancs de montagne au nord de Nicosie. Le drapeau de la RTCN est visible depuis Nicosie sud et clignote la nuit. Une grande partie des Chypriote grecs y voient une provocation à leur égard.

Si les dispositifs sont différents au Sud, le territoire est cependant parsemé de drapeaux (écoles, mairies, églises, habitations, espace public en général…). Les drapeaux marquent dans le territoire la revendication d’appartenances identitaires.

Q: Quelles différences présentent les manuels scolaires en termes de représentations cartographiques de part et d’autre de la frontière ?

R : Les cartes présentées dans les manuels scolaires ainsi que dans les offices du tourisme présentent des différences notables. Certaines cartes utilisées par les manuels scolaires mais aussi les offices du tourisme dans le Sud ne représentent que la partie insulaire comme territoire étatique chypriote, le Nord étant présenté comme un territoire occupé par l’armée turque. Certains manuels scolaires de Chypre-Nord ne représentent que la partie nord et mettent en exergue les côtes anatoliennes. Dans la partie sud, depuis les années 1980, une tendance politisée représente l’île dans sa globalité mais Chypre-Nord est matérialisée en rouge afin de mettre l’accent sur la partition et les exactions commises. Des stickers placardés dans les villes représentent l’île avec une partie Nord en rouge qui « saigne » sur le Sud.

Q : Dans la mesure où les tensions intercommunautaires se sont apaisées, pourquoi la mise en place d’une libre circulation n’est-elle pas envisagée ?

R : Si les relations communautaires sont désormais apaisées, des heurts peuvent survenir sporadiquement. Surtout, les communautés vivent de manière générale chacune de leur côté. La majorité des Chypriotes souhaite un règlement mettant un terme au statu quo, même s’ils se sont habitués à ce dernier. Les personnes qui militent ardemment pour la mise en place d’une libre circulation dans la situation actuelle sont minoritaires, de même que les partisans de la défiance qui adoptent des positions xénophobes. Par ailleurs, le contrôle des frontières constitue un outil d’affirmation politique pour chacune des deux parties, et particulièrement pour la RTCN. Mettre en place une libre circulation avec le statu quo de la Question Chypriote pourrait signifier la reconnaissance du « fait-accompli » de l’intervention et occupation de Chypre-Nord par l’armée turque. Rétablir une véritable libre circulation nécessiterait le règlement du Problème Chypriote et l’effacement de la Ligne Verte.

Q : Comment interpréter la récente élection de Ersin Tatar ?

R : Ersin Tatar a été élu avec 52% des voix. Il a été plébiscité en majorité par les Turcs d’Anatolie installés à Chypre. Ce vote pour le candidat soutenu par Erdogan peut être analysé comme l’expression d’un besoin de reconnaissance et un changement de paradigme dans le règlement de la Question Chypriote. La partition étant déjà inscrite de fait dans le quotidien des habitants du Nord, l’enjeu est surtout de pouvoir enfin légitimer Chypre-Nord face à l’Union européenne et la communauté internationale qui ne la reconnaissent pas. Le résultat de ce scrutin reste un atout pour Ankara, malgré le fait que des soupçons et enquêtes pour ingérence dans cette élection soient diligentés contre la Turquie.

 

Camille Liffran, Lison Ricordel et Julia Barranger,

Compte rendu Cafés Géo de Montpellier tenu en novembre 2020

 

Sources

Redon, M. (2019). Géopolitique des îles, Le Cavalier Bleu, 176p.

Reitel, B. (2017) La frontière, une approche polysémique et multiscalaire, in François Moullé (dir) Frontières, Presses Universitaires de Bordeaux, 337p

Staszak, J-F. (2017). (dir) Frontières en tous genres: Cloisonnement spatial et constructions identitaires, PUR, 211p.

Tertrais, B., Papin, D. (2016). L’atlas des frontières, Les Arènes, 132p.