Le dessin du géographe n° 39 – juillet 2013
La rubrique présentée par Michel Sivignon sur la « pieuvre russe » dans le dernier dessin du géographe mis en ligne le 30 avril 2013 (http://cafe-geo.net/entre-dessin-et-carte-les-cartes-satiriques-la-pieuvre-russe-vue-par-les-japonais-en-1904/) m’a remis en mémoire un texte que j’avais publié dans une petite feuille, « Géoniouses », qui connut quelques numéros à l’UFR de géographie de l’Université de Provence en 1999 : il s’agissait d’une chronique à partir d’un dessin de Pierre Alechinsky, copié dans une rétrospective de son œuvre au musée du Jeu de Paume à Paris en 1998:
Page d’atlas universel III, Nantes et Rouen, 1984, Pierre Alechinsky (encre de Chine sur carte de géographie du XIXe siècle, 61 x 82 cm, coll. privée)
Fait partie d’un ensemble de 9 planches d’atlas du XIXe siècle, dressées par A.-H. Dufour, gravées par Ch.Duyonnet, Abel Pilon éditeur)
On y voyait quelques cartes peu habituelles pour le géographe, car le peintre a utilisé comme support de certaines de ses œuvres graphiques d’anciennes cartes qu’il a « détournées ». Le « détournement », pratique fréquente dans l’art contemporain, consiste à utiliser une image support pour la surcharger et l’intégrer dans une création artistique nouvelle. L’image antérieure nourrit l’inspiration de l’artiste, qui « nourrit » ce support de sa propre créativité.
En l’occurrence, les cartes utilisées par Alechinsky sont des planches d’anciens atlas (pour les plus petits formats) ou des pilot charts de l’OTAN (cartes de navigation aérienne pour les grands formats) sur lesquelles il travaille au pinceau et à l’encre de chine. Cela donne des résultats surprenants, où le spectateur a du mal à démêler la part de l’imprimé cartographique de l’invention graphique du peintre, et de ses intentions conscientes ou/et inconscientes concernant les formes dessinées et les pays concernés. Sur l’oeuvre ci-dessus, réalisée à partir d’une planche d’atlas de la France de l’ouest, la Bretagne se transforme en un taureau menaçant, chevauché par une bête multiforme qui foisonne comme une ramure sur la Manche et le sud de l’Angleterre, tandis que les cartouches qui contiennent les plans des villes de Nantes et de Rouen sont envahis par des formes serpentines. Dans un ouvrage intitulé « Alechinsky, encres et peintures 1981-1984 », édité à l’occasion d’une exposition plus ancienne à l’abbaye de Sénanque (1984), Michel Butor avait publié des poèmes, dont l’un était directement inspiré de cette œuvre :
« Les unes disent c’est un taureau
Mais nous n’en voyons pas les cornes
Les autres que c’est un tapir
Mais il lui manquerait la trompe
C’est une bête de Bretagne
Que chevauche quelque grenouille
Enorme ou peut-être un castor
Harnaché par le Cotentin
Et les îles anglo-normandes… » (extrait)
Dans la série « Atlas universel » exposée au Jeu de Paume, il y avait bien d’autres « trouvailles » : une Péninsule ibérique transformée en une énorme corbeille de fleurs (des roses en particulier, avec beaucoup d’épines), un Maghreb où l’Algérie et le Maroc deviennent un couple qui s’embrasse sur la bouche, une Europe d’animaux échevelés, dentus et menaçants de part et d’autre du rideau de fer, tandis qu’une petite lady avec un sac à main occupe l’archipel des Iles britanniques ( tout cela rappelant les cartes politiques des dessinateurs pamphlétaires dans nos livres d’histoire)…Plus loin, moins engagés politiquement, les pilots charts accueillent des animaux amiboïdes et velus flottant, comme des icebergs à la dérive, dans l’océan glacial arctique au nord de la Peary land; des personnages aux grands yeux, dont une belle tête de femme brune, survolent les reliefs de l’Himalaya et la plaine du Gange ; une sphinge au doux visage regarde la France du sud-ouest, mais pose une patte griffue sur l’Aragon espagnol.
Alechinsky a donc exploité cette « veine » d’inspiration cartographique avec constance, les cartouches des planches l’incitant souvent à construire de véritables « prédelles » autour du dessin principal. Il s’en explique lui-même dans Encrier de voyage (1988): « Monter à bord d’un pinceau caboteur et reconnaître la silhouette amie, indélébile laissée par le sillage d’encre de Chine sur le bleu lithographié d’une carte de navigation. (…) La couleur est donnée, verticale, qui passe par les jours et entrebâillements du dessin noir. Elle s’était d’abord présentée en vues aériennes avec des bruns et des gris (les montagnes, les ombres), des à-plats verts (telles régions boisées ou herbeuses), des bleus déjà d’yeux profonds (deux lacs côte à côte) ou en dégradé (les bords de mer), ou plus claire encore et finalement blanchâtre ou blanche (les déserts d’eau ou de glace ou de sable), etc. »
Et dans Lieux et liens (1997) : « Longtemps les cartes de navigation aérienne de l’OTAN eurent ma préférence. Leurs confins maritimes montrent un liseré bleu et les terres, là-haut couvertes de glaces, un désert blanc. Nous voyageons, mon pinceau et moi, entre ce bleu et ce blanc. Nous entrons dans un fjord outremer où fument sous la neige des maisons de bois, nous touchons un port du Japon, une petite crique expressive dans les Aléoutiennes, une baie canadienne peu fréquentée… »
(Repris par Dominique Radrizzani dans « Carnets en deux temps » (Buchet Chastel, Les cahiers dessinés, Pierre Alechinsky, , 2004), p.14, « Amoureux de cartes et d’estampes »)
Il ne s’agit plus dans ce cas de dessins « par » un géographe, et peut-être me reprochera-t-on de sortir du cadre de cette rubrique. Mais ces dessins fortement inspirés par des images géographiques, et où la spontanéité, leitmotiv du groupe Cobra (Copenhague-Bruxelles-Amsterdam) dont Alechinsky fut un des membres fondateurs, est « guidée » par des formes et des couleurs, nous entraînent vers un « surréel » onirique qui prend son essor dans l’imaginaire alimenté par les cartes. Qui n’a pas voyagé en rêve sur des cartes ou des atlas ? Alechinsky, dont le pinceau voyage, vagabonde sur ces images normées, nous matérialise les siens et nous en offre le résultat.
PS. Plus récemment d’autres artistes ont repris le thème de la carte et du plan pour « fabriquer » par le trait et la couleur de vrais-fausses cartes ou plans de villes totalement inventés, mais qui semblent plus « vrais » que les vrais.
Roland Courtot
Juillet 2013