Les Cafés Géo de Montpellier ont reçu Ludivine Eloy, directrice de recherche au CNRS et membre du laboratoire ART-Dev à Montpellier, afin de parler des causes et des conséquences sociales, économiques, politiques et surtout environnementales de la déforestation au Brésil.
La déforestation au Brésil
Le phénomène de déforestation au Brésil commence avec la colonisation au Sud et à l’Est du pays et progresse depuis, en direction du Nord et de l’intérieur des terres. Sur les 82 millions d’hectares de végétation naturelle perdus entre 1985 et 2020 (9,6 % de la superficie nationale), 71 millions d’hectares (86%) sont situés en Amazonie et dans le Cerrado, c’est-à-dire la moitié nord du pays, où se trouvent également l’essentiel des aires protégées (90%). Pendant cette période, le Brésil a innové dans la lutte contre la déforestation avec la mise en place de différents outils financés et issus de mobilisations locales, régionales et internationales. Malgré ces innovations la question reste la même, pourquoi la déforestation continue-t-elle de progresser ? Le Brésil a mis en place différents instruments de politique environnementale selon le statut foncier : alors que les aires protégées correspondent, pour la plupart, à des terres publiques, sur les propriétés privées, c’est le code forestier qui s’applique. Les aires protégées, dépendantes de l’Etat, bénéficient normalement d’un périmètre délimité, avec une équipe de protection. Cependant, le mandat de Bolsonaro a sapé ce système de contrôle, qui, combiné à une baisse drastique du budget, a conduit à un déboisement record dans les aires protégées. Les terrains privés sont régis par le code forestier. Ce code a été créé dans les années 1930 et a établi depuis 1965 deux nouvelles modalités : la Réserve Légale et l’Aire de Protection Permanente. Il impose aux propriétaires d’avoir sur leur terrain une réserve légale. Il s’agit d’un pourcentage de la propriété privée qui doit être préservé en végétation naturelle, avec un pourcentage qui varie selon la région considérée indiqué dans la loi : il varie entre 20% dans le Cerrado et 80% dans l’Amazonie.
Cependant, jusque dans les années 2000 le pays avait peu de moyens de contrôle de ces règles. Un tournant est marqué par l’arrivée à la tête du gouvernement de Luiz Inácio Lula da Silva, qui place Marina Silva au ministère de l’environnement. En effet, de nouveaux moyens sont mis en place afin d’endiguer le déboisement illégal. Parmi eux, entre autres, une police environnementale, l’usage de la télédétection pour contrôler les parcelles, le blocage des crédits bancaires des municipalités en tête de la déforestation. C’est à partir de 2005 que la déforestation diminue, ce qui s’avère être une nouvelle importante pour le Brésil qui peut par la suite se positionner de manière plus forte sur la scène internationale, notamment dans les négociations sur les changements climatiques. Le taux de déforestation remonte cependant en 2012 et s’accentue en 2019 sous la présidence de Jair Bolsonaro. Depuis 2021, le gouvernement du président Lula a remis en place une politique forte de lutte contre la déforestation en Amazonie, mais au détriment de la région du Cerrado.
La région du Cerrado : un eldorado de l’exploitation ?
La baisse de la déforestation ne s’applique qu’à l’Amazonie. C’est en effet vers le Cerrado, un territoire composé majoritairement de terres privées, que la pression et l’utilisation agricole extensive des terres se sont déplacées. Légalement, dans le biome Cerrado, la réserve légale oscille entre 20% et 35% du territoire. En 2021 seulement 13,4% de ce territoire rentre dans le classement des aires protégées, contre 34,4% de l’Amazonie (où 65% des terres sont publiques). Même si depuis 2021, la politique de lutte contre la déforestation en Amazonie bat son plein, la déforestation dans le Cerrado ne cesse d’augmenter. En 2023 les chiffres le prouvent, avec une baisse de la déforestation de 7,4% en Amazonie et une hausse de 16,5% dans le Cerrado (Gabriela Monceau, 2023). Le Cerrado est la région des hauts plateaux centraux et la savane tropicale la plus riche en biodiversité du monde. La région alterne entre des prairies naturelles, des forêts sèches, humides, des palmeraies et des cours d’eau. Le Cerrado abrite par exemple le Jalapão, une mosaïque d’aires protégées qui abrite une grande biodiversité. Le Cerrado abrite les sources de huit des douze fleuves principaux du pays, ce qui lui donne le nom de “Château d’eau du Brésil”. Il s’agit en fait d’une « forêt inversée » composée d’arbres tortueux et petits avec un système racinaire très développé qui permet à l’eau de s’infiltrer et d’alimenter les nappes phréatiques. Toutes ces caractéristiques font du Cerrado un biome considéré comme sacrifié face à une déforestation deux fois plus élevée qu’en Amazonie. Le Cerrado, comme d’autres savanes, n’a été reconnu comme “utile à l’environnement” et donc comme un espace à protéger qu’à la fin des années 1990. Les forêts tropicales comme l’Amazonie étaient, elles, reconnues et protégées dans les années 1960. La protection tardive du Cerrado a contribué à faire de ce territoire un haut lieu de la déforestation. L’explosion de la production de soja à des fins d’exportation en Europe et en Asie (transformation du soja en nourriture pour l’élevage), dans les années 1990, est décisive dans ce processus. Aujourd’hui, la production de soja et les investissements se concentrent dans la région.
Le rôle et le poids de la production de soja, de l’agroindustrie et de l’agrobusiness dans la déforestation et la réformation du code forestier.
Le soja[1] est le fer de lance de l’agriculture entrepreneuriale brésilienne. En effet, il représente à lui seul 20% de la surface cultivée, et ce sont plus de 45 millions d’hectares qui lui sont consacrés : il façonne ainsi le territoire brésilien. Le démantèlement progressif des politiques environnementales au Brésil, dans le but de favoriser l’implantation du soja, a commencé en 2012 avec le changement du code forestier appuyé par les lobbies de l’agrobusiness. Ce dernier consiste, entre autres, à réduire les Aires de Protection Permanente, les pourcentages réglementaires des réserves légales ; ou encore une diminution des moyens de contrôle du déboisement illégal, notamment dans les aires protégées. Bien qu’un système de compensation via un marché de quotas a été mis en place, ce dernier ne fonctionne pas. En outre, les réserves légales peuvent être déplacées d’un lieu à un autre, permettant de choisir des lieux moins propices à l’agriculture. Cette nouvelle réglementation favorise l’expansion agricole et donc la déforestation.
Un autre point central de la réforme du code forestier en 2012 est la création du Cadastre Environnemental Rural (CAR). Outil de contrôle contre la déforestation, ce registre obligatoire conditionne l’obtention de prêts bancaires, mais reste auto déclaratif. On constate une quasi absence de contrôle sur les informations rentrées par les agriculteurs (taille de la parcelle, taille de la réserve, etc.) et laisse une part de fraude possible. L’adhésion en masse au CAR s’explique par des campagnes d’enregistrement sur le terrain, financées en partie par le “Fonds Amazonie”. En effet, l’équivalent de 90 millions d’euros est utilisé entre 2008 et 2020 de ce fonds pour financer la mise en place du CAR.
Pourtant, le CAR est la condition pour obtenir des licences de déboisement et des droits d’eau. Des conflits émergent donc : entre l’accès à l’outil pour des personnes sans titre de propriété et les figures de l’agrobusiness, et entre les agriculteurs et les aires protégées.
Le soja était auparavant cultivé par des petites entreprises familiales, aujourd’hui l’agro-industrie les absorbe en prenant la forme de plus grosses entreprises familiales ou de sociétés d’investissement qui se développent en filiales. Ce secteur déploie par ailleurs un discours environnemental qu’il convient d’analyser. Dans les faits, les entreprises sont multi-situées et organisées en filiales. Elles peuvent donc se positionner sur les fronts de déforestation via leurs filiales et afficher un contrôle du déboisement et le respect de la loi dans les zones dites « consolidées ». Ainsi, le soja induit de nombreux conflits socio-environnementaux, notamment dans la préservation des ressources et de l’accaparement de celles-ci.
Quelles conséquences pour ces territoires : liens entre conflits de déboisement, conflits hydrauliques et d’usage
Dans l’ouest de l’État de Bahia, un scénario de conflit autour des ressources hydriques et forestières a émergé, opposant les agriculteurs de l’agrobusiness aux petits exploitants. Cette lutte est alimentée par une utilisation intensive de l’eau par le secteur de l’agrobusiness, mettant en péril l’équilibre hydrique de la région. Face à cette situation, les communautés locales ont pris l’initiative de clôturer les sources des rivières (veredas) dans le but de protéger la ressource en eau, essentielle à la survie de plus de 3000 familles. Ces clôtures sont pourtant peu de chose face au déploiement de systèmes d’irrigation en pivot sur les plateaux en amont, utilisés par les grands agriculteurs, privant ainsi les communautés locales de leur accès à cette ressource vitale.
La surexploitation de l’eau a conduit à une diminution significative du volume et du débit du Rio Grande. A l’échelle du Cerrado, c’est environ une perte de 15% des réserves d’eau. Cette réduction drastique affecte également les canaux d’irrigation ancestraux, cruciaux pour la culture durant la saison sèche par les petites exploitations, mettant en péril les moyens de subsistance de nombreuses populations locales.
En parallèle, l’intensification de la culture du soja a eu des conséquences dévastatrices sur les écosystèmes. L’arrachage des systèmes racinaires, essentiels à la rétention et à la circulation de l’eau, a engendré une érosion accélérée des sols. Cette dégradation combinée à l’amendement des sols en calcaire a perturbé la capacité d’infiltration de l’eau, ce qui, associé au pompage croissant de l’eau souterraine, favorise ainsi la baisse du niveau de la nappe phréatique. Ce rabaissement de la nappe a augmenté les risques de feux de tourbières (incendies souterrains), aggravant davantage la détérioration des écosystèmes locaux.
Face à ces défis multiples et interconnectés, la collaboration des communautés locales pour préserver les ressources naturelles et restaurer l’équilibre écologique s’avère cruciale, mais il est également essentiel de mettre en évidence et de quantifier l’impact environnemental de l’agrobusiness. Ces actions collectives visent non seulement à assurer l’accès équitable à l’eau, mais aussi à protéger les écosystèmes fragiles du Cerrado, nécessitant une approche durable et collaborative pour un avenir environnemental plus viable dans la région de l’ouest de l’État de Bahia
Conclusion
Un constat grave et des enjeux multiples et interconnectés
Les enjeux de géopolitique environnementale, de déforestation, de gestion hydrique de conflits agro-pastoraux et de conflits d’usage sont liés. La stratégie du secteur agroindustriel et des réglementations gouvernementales a des impacts environnementaux et sociaux qui alimentent les inégalités sociales. Historiquement, un contre-pouvoir se dresse face à ces pratiques à travers des associations locales, régionales, organisées en fédération, mais qui se focalisent sur les problématiques foncières. Les ONG (Organisations Non Gouvernementales) ont une position ambivalente et tentent surtout de produire des informations environnementales. Ces structures, agissant à différentes échelles, pointent du doigts les irrégularités de réglementations contournées.
Des pistes futures
Un des enjeux de la régulation de l’agriculture semble s’orienter vers le numérique et la télédétection, mais les outils de vérification restent peu nombreux et peu appliqués. Il serait intéressant de pousser les chercheurs à travailler sur cette thématique. Un durcissement des réglementations brésiliennes et européennes permettrait également de protéger les ressources de bois et d’eau. Finalement, la responsabilité du consommateur entre aussi en jeu par le biais d’une responsabilisation et d’une sensibilisation à ce qui compose les produits consommés.
Esmée Parada, Sarah Traoré, Laura Delaunay
Compte rendu du Café Géo du 15/11/2023