L’invité de ce mardi 25 janvier au Café de Flore est Thibaut Sardier, actuellement journaliste à Libération. C’est avec un double questionnement que Daniel Oster le reçoit : celui qui porte sur le titre de son dernier ouvrage Quand la géo explique le monde, mais aussi celui qui porte sur son propre parcours intellectuel et professionnel, comment la géographie façonne une personnalité.

Thibaut Sardier. Quand la géo explique le monde : 30 phénomènes que vous ne connaissez pas encore. Ed. Autrement, 2020

Avant de se structurer en classes préparatoires puis à l’ENS Lyon et à l’université, l’amour de la géographie de Thibaut Sardier est né des émotions ressenties au cours des balades qu’il faisait, enfant, dans le Puy-de- Dôme. Amour de la géographie mais aussi fascination pour le journalisme. Comment concilier ces deux passions ? Pendant quelques années, il réussit à entrecroiser études et enseignement d’une part, et activités médiatiques d’autre part, professorat d’histoire-géo et premiers pas sur France Culture (Grande Table culture) puis sur Arte (chronique géographique à travers des cartes). Pour enseigner sans ennui la géographie à ses élèves mais aussi à tous les autres, il lance alors sa chaîne You Tube, baptisée « Point G » (G comme géographie) où il traite des sujets en résonance avec l’actualité (élections et révolutions, frontières et mobilités…). Son entrée à Libération en 2017 met fin à sa carrière d’enseignant.

Quand la géographie explique le monde est le prolongement sur papier de la chaîne You Tube.

Le monde y est expliqué en mobilisant des thématiques « classiques » de la géographie (urbanisation, environnement…) mais aussi des objets d’études plus nouveaux (mobilisations citoyennes, déchets, questions liées au genre…). On peut ainsi y étudier toute l’actualité avec l’œil d’un géographe. Quinze sujets sont abordés, déclinés pour chacun d’eux en version française et en version étrangère. Les cartes dessinées à la main avec des crayons de couleur sont d’une lecture facile.

Prenons un exemple : comment faire de la géographie de terrain lorsqu’on est assigné à ne pas s’éloigner de son domicile de plus d’un km pendant le confinement ?

Dans le chapitre « Avoir un chez soi », Thibaut Sardier a étudié son appartement : la place des cloisons, les modifications induites par le confinement (adjonction d’un espace « sports »), la provenance, parfois lointaine, des matériaux, sa place dans la dynamique de la métropole parisienne : certains indices visibles dans l’appartement et son organisation témoignent de la désindustrialisation et de la gentrification de la petite couronne parisienne. En comparaison, l’analyse d’un igloo habité par des Inuits canadiens montre certes quelques similarités (espaces dédiés au sommeil, aux repas…), mais aussi une grande différence, l’absence de cloisons, ce qui met en évidence le bouleversement de leurs pratiques sociales lorsqu’ils intègrent un logement occidental.

Un autre thème permet de relier plus étroitement journalisme et géographie : « Loups, baleines : géopolitique de la biodiversité ».

Ce sujet fait partie des débats grand public qui traitent des relations entre humains                 et non-humains. Loups en France et baleines au Japon participent à l’aménagement du territoire. Le retour du loup dans l’hexagone a induit de nouveaux questionnements sur les pratiques agricoles (entretien des pâturages, taille des troupeaux…). A cette occasion Thibaut Sardier fait remarquer qu’on applique un vocabulaire diplomatique aux relations entre espèces. Quant au Japon, il a provoqué un tollé international en reprenant la pêche à la baleine en 2019. Mais cette décision, accompagnée de nombreuses mesures restrictives (quotas, limitation des zones concernées à la ZEE), a une signification politique, voire géopolitique. C’est une façon de rappeler à ses voisins (Chine, Corée du Sud, Russie) que les Japonais ont la maîtrise de leurs eaux territoriales, ce dont ne semblaient pas tenir compte leurs flottes de pêche évoluant dans ces eaux. La baleine ne joue qu’un rôle secondaire dans l’affaire.

La géographie culturelle est présente dans l’ouvrage avec « Musées des Louvres : la culture à portée de tous ? ». Depuis quelques années, le Louvre a ouvert deux antennes à Lens (en 2012) et à Abu Dhabi (en 2017). Quels effets géographiques la « marque » Louvre a-t-elle entraînés dans ces deux cas ?

A Lens, le Louvre réinvente sa muséographie par une présentation transversale des œuvres qui rompt avec le cloisonnement par époque et par civilisation du musée parisien. Mais le nouvel établissement n’a pas encore créé la dynamique territoriale annoncée au moment de son ouverture dans cette ville économiquement sinistrée. Les visiteurs font un aller et retour entre la gare et le musée sans pénétrer dans le tissu urbain dont il est coupé. Pour les inciter à de plus longs séjours, on s’évertue actuellement à réhabiliter le passé minier qui entoure le musée et à y proposer une offre hôtelière. A Abu Dhabi, au contraire, l’antenne du Louvre couronne une politique territoriale engagée depuis longtemps.

« Nuits urbaines au rythme de la fête » : une démonstration originale du rôle de la nuit, moment festif, comme facteur d’aménagement d’une métropole. Deux villes que tout semble opposer, en-dehors de leur caractère portuaire, sont l’objet de cette étude : Bordeaux et Beyrouth.

A Bordeaux, les importants travaux entrepris par Alain Juppé dans un centre historique vieillissant devaient répondre à une double attente : fournir un environnement prestigieux et pratique à des résidents aisés et attirer un nouveau public dans des lieux de convivialité. Satisfaire aux exigences de tous impliquait un difficile équilibre dans l’aménagement urbain et, après des plaintes de riverains, il fallut règlementer l’ouverture nocturne des terrasses.

Parfois facteur de discorde à Bordeaux, la nuit peut être vue comme un facteur de « réconciliation » (incomplète) à Beyrouth, grâce à la localisation des lieux de fête près du mur séparant autrefois les communautés.

Thibaut Sardier est aussi, depuis 2020, président de l’association pour le développement du FIG de Saint-Dié, un lieu où se rencontrent géographes de toutes obédiences et publics divers. Pour réunir ces divers publics, le thème doit être une notion assez évocatrice pour « parler » au plus grand nombre et pour renvoyer à un grand nombre de travaux scientifiques. Le thème du festival de 2021, « le corps », a pu surprendre. Pourtant le rapport du corps à l’espace est une donnée que tous les aménageurs urbains doivent prendre en compte. Le thème de 2022, « les déserts », semble relever d’une géographie plus traditionnelle, mais ce terme ne renvoie pas seulement à une zone de terre marquée par de faibles précipitations et l’aridité. Plusieurs imaginaires s’en sont emparé (les « déserts médicaux » ou les « déserts culturels » par exemple). Le festival sera donc riche de tous ces champs d’études.

A la fin de son intervention, notre invité revient sur son métier de journaliste et sur la rubrique dont il a la charge à Libération. Sa formation de géographe lui permet de faire des analyses originales sur des questions d’actualité (pandémie, élections…). Il constate que la parole géographique est parfois accaparée par d’autres disciplines (« confinement », « millefeuille territorial », « logiques territoriales » par exemple, sont entrés dans le langage de nos dirigeants). Il affirme la nécessité de se battre pour que les géographes soient plus entendus et qu’un dialogue s’institue entre la géographie et les autres sciences.

 

Michèle Vignaux, janvier 2022