Ourania, roman de Jean-Marie Gustave Le Clézio (Gallimard, 2006), raconte l’histoire de Daniel Sillitoe, jeune géographe français envoyé en mission au centre du Mexique[1], et qui, au fil des jours et de sa présence dans la région, va découvrir tout un monde qu’il ne s’attendait pas à rencontrer, dont, entre autre, une cité idéale du nom de Campos.

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A travers l’itinéraire personnel de Daniel Sillitoe ce livre nous invite à réfléchir à la question du voyage et de la géographie, en posant plus précisément les questions suivantes : un individu qui voyage sans motifs particuliers (si ce n’est celui de découvrir un lieu) adopte-il nécessairement une vision de géographe face aux divers éléments qu’il peut être amené à rencontrer tout au long de son périple (par exemple, différents types de paysages) ? A l’inverse, le géographe, même s’il voyage dans le cadre d’une mission qui lui a été confiée, est-il pour un autant un voyageur au sens propre du terme (c’est-à-dire pour découvrir de nouveaux horizons, un nouveau pays, une nouvelle ville, des paysages différents de ceux dont il a l’habitude) ? Autrement dit, la figure du voyageur est-elle indissociable de celle du géographe ?

Lorsqu’on se penche sur l’histoire de la géographie, et notamment sur celle de la géographie occidentale, on constate que cette dernière est « fille » du voyage, des explorations, ainsi que des grandes et des petites découvertes (Claval, 1995 [2011] ; Tissier, 2011)[2].

En effet, la connaissance ainsi que les premières descriptions de la surface de la Terre ont forcément nécessité que cette dernière soit arpentée par des individus. Nécessité qui a fait des premiers géographes sur Terre des voyageurs (Tesson, 2005). Ce fut notamment le cas chez les Grecs, où les premiers véritables géographes tels que Hérodote, Aristote, Eratosthène, Hipparque ou encore Eudoxe de Cyzique fournirent de nombreuses données sur les différentes contrées qu’ils avaient visitées au cours de voyages et d’explorations maritimes.

Toutefois, au vu de l’évolution de la discipline au fil des siècles, peut-il être encore pertinent de parler de voyage lorsqu’un géographe part en mission ?

En effet, selon le géographe Jean-Louis Tissier, l’institutionnalisation du travail géographique ainsi que sa professionnalisation ont transformé le voyage du géographe en « mission », avec ordre de mission et itinéraire tracé à l’avance. La part aléatoire du voyage a donc été fortement conjurée, et l’implication personnelle subjective du voyageur réduite.

Cependant, au cours de sa mission, le géographe-missionnaire ne risque-il pas d’être tenté par la découverte, le voyage, l’envie d’aller plus loin ? Et ainsi de se « transformer » en géographe-voyageur ? (Tissier, 2011). C’est cette problématique précise que nous retrouvons tout au long du roman Ourania.

La mission de Daniel Sillitoe au Mexique consiste à réaliser un relevé pédologique de la vallée du Tepalcatepec, dans l’Etat du Michoacán. On peut donc le considérer, au début du roman, et lors de ses premiers instants au Mexique, comme un géographe-missionnaire. En effet, il ne se rend pas au Mexique dans le but de découvrir quelque chose, mais bien pour remplir une mission qui lui a été confiée. Son itinéraire est d’ailleurs planifié d’avance : après s’être rendu dans la ville de Guadalajara, où il doit rencontrer le directeur du département d’Histoire de l’Université et établir le plan de sa mission, il doit ensuite s’installer quelques temps dans la vallée du Tepalcatepec, afin de procéder à ses relevés pédologiques.

Cependant, alors qu’il se rend justement en bus à Guadalajara, il rencontre un jeune homme âgé de 17 ans du nom de Raphaël Zacharie, avec qui il entame dès lors une discussion. C’est au cours de cette discussion, et dans ce passage bien précis du roman, que se situe le tournant de l’histoire.

En effet, alors que les deux hommes apprennent peu à peu à se connaître, Raphaël  Zacharie révèle à Daniel Sillitoe qu’il habite au sein d’une communauté dans un village nommé Campos, installé en marge de la Vallée (et par-là même du monde moderne et de sa société), près d’une ville mexicaine du nom de Ario. Il lui présente brièvement le fonctionnement du village, et lui explique, entre autre, que l’un des principaux objectifs, à Campos, est d’apprendre la « vérité », ce qui passe notamment par la contemplation du ciel étoilé la nuit.

Au fil de la discussion, Daniel Sillitoe éprouve de plus en plus de curiosité à l’égard de Campos et de la vie de Raphaël Zacharie. L’envie de découvrir ce monde « utopique » est plus forte que lui (vous comprendrez un peu plus loin pourquoi), et il décide alors de suivre Raphaël Zacharie au lieu de poursuivre l’itinéraire qui lui était fixé.

En témoigne cette phrase, à la page 35 du livre : « En vérité, je pensais au rendez-vous que j’allais manquer, au retard qui s’ensuivrait. Mais à cet instant, l’OPD et sa mission, le projet de cartographie de la vallée du Tepalcatepec, me paraissaient sans importance ».

Daniel Sillitoe s’arrête donc dans la ville de Colima en compagnie de Raphaël Zacharie pour y passer la nuit, avec en tête l’idée de rejoindre Campos dès le lendemain.

Et c’est ainsi que commence le voyage de Daniel Sillitoe, devenu géographe-voyageur dès cet instant précis.

Si Daniel Sillitoe manifeste autant d’intérêt et de curiosité à l’égard du village de Campos, c’est parce qu’il pense avoir enfin rencontré, à travers la description que lui en a faite Raphaël Zacharie, Ourania, un pays imaginaire qu’il a inventé étant enfant.

En effet, au cours de sa jeunesse, et pour échapper à la misère et aux horreurs causées par la seconde guerre mondiale, Daniel Sillitoe se réfugiait régulièrement dans un gros livre rouge sur la Grèce Antique, d’où il a, au fil des pages et des descriptions, construit un  monde imaginaire qu’il a lui-même baptisé Ourania (en référence à Ouranos, le ciel étoilé).

Un imaginaire qu’il doit ici continuer à faire fonctionner, puisqu’en réalité, Daniel Sillitoe ne pénètrera jamais dans le village de Campos (il ne fera que l’approcher sans jamais en franchir l’entrée). C’est par l’intermédiaire de Raphaël Zacharie, qui lui laissera fréquemment des écrits à l’hôtel où il séjourne (non loin de Campos), qu’il en apprendra le fonctionnement et les règles de la vie en communauté.

Une communauté qui, malheureusement, sera chassée de ses terres quelque temps après au profit de spéculateurs fonciers à la recherche de nouvelles terres pour mener leurs opérations.

Vingt-cinq ans après, Daniel Sillitoe décide de revenir au Mexique (en dehors de toute mission pour son travail), et plus précisément dans la ville de Belize, d’où il doit ensuite rejoindre l’île de la Demi-Lune, où l’ensemble des membres de la communauté de Campos s’est réfugié vingt-cinq ans plus tôt, après avoir été chassé de ses terres. C’est d’ailleurs sur cette même île que la communauté a vécu ses derniers instants, avant que tous ses membres ne se dispersent un peu partout dans le monde.

Et c’est en revenant précisément sur ces lieux que Daniel Sillitoe prend soudainement conscience que s’il n’avait pas, vingt-cinq ans auparavant, eu la curiosité de suivre Raphaël Zacharie et pris la décision de laisser temporairement de côté la mission qui lui était confiée, il n’aurait sans nul doute jamais su que Campos existait.

Et ainsi, alors qu’il constate que les guerres et les conflits continuent  de toucher les pays les plus pauvres de la planète et que la fracture est toujours plus grande entre différentes parties du monde, il n’aurait jamais pu prononcer cette phrase :

« Pourtant, ce qui nous unit encore, Dahlia[3] et moi, ce qui nous permet d’espérer, c’est la certitude que le pays d’Ourania a vraiment existé, d’en avoir été les témoins ».

Pierre-Louis Ballot

Pour aller plus loin :

– Claval Paul, 1995 (éd.2011), Histoire de la Géographie, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 128 p.

– Tesson Sylvain, 2005, Petit traité sur l’immensité du monde, Paris, Editions des Equateurs, 166 p.

– Imago Mundi (encyclopédie gratuite en ligne) : http://www.cosmovisions.com/

Extraits d’une rencontre avec J. M. G. Le Clézio, à l’occasion de la parution de Ourania (2006) (Source : www.gallimard.fr )

Pourquoi avoir choisi comme titre le nom de la muse de l’astronomie ?

Ce nom s’est imposé à moi dès l’enfance à la suite de la lecture de Victor Duruy, je crois avoir rêvé très tôt d’un lieu où pouvait se réaliser une harmonie céleste, et ce lieu ne pouvait être que le domaine d’une femme, contrairement au mythe grec.

Le roman se déroule principalement dans une région bénie des dieux, la « Vallée », aujourd’hui menacée par la cupidité de ses habitants. L’homme serait-il porteur d’un « gène de la destruction », voire de l’autodestruction ?

Je n’ai pas inventé la « Vallée » — même s’il s’agit d’une transposition romanesque. J’ai habité pendant une dizaine d’années dans cette région du centre ouest mexicain, où le chernozem et la pluviosité ont permis la culture extensive de la fraise, exportée aux États-Unis, source d’une richesse incalculable pour les grands propriétaires terriens. Campos a existé, je suis allé assez souvent m’y recueillir, dans les ruines de ce que les Jésuites avaient tenté au XIXe siècle. L’Emporio a lui aussi existé, de façon sans doute moins dramatique que ce que j’ai écrit. Quant à la zone, elle est l’une des plaies du Mexique, comme de tous les pays soumis au tourisme sexuel.

Les échecs de Campos et de l’Emporio, cependant, ne sont pas pour moi caractéristiques de ce lieu ni de ce pays, mais ils sont la réalité à l’échelle mondiale, comme l’est aussi la destruction de l’équilibre écologique et les flux migratoires qui se heurtent à la membrane des frontières.

Vous semblez dire que toute utopie — ici Campos comme, d’une autre façon, l’Emporio ou la révolution salvadorienne — porte inévitablement en elle son futur échec. Pourtant, toujours et partout, il y a des candidats à l’utopie…

J’ai écrit Ourania en référence et dévotion au livre qui a le plus compté dans la pensée européenne du XVIe siècle, L’Utopie de Thomas More. Ce livre a été admiré, critiqué, et aujourd’hui délaissé, alors qu’il porte en lui toutes les questions et les angoisses de notre modernité. Peut- être qu’aucune époque n’a été plus proche de celle de Thomas More que la nôtre, puisque, comme en son temps, cohabitent les plus grandes aspirations humanistes et les plus grands dévoiements, l’espoir d’une fraternité universelle, et la consolidation des castes et des intolérances.

Peut-on voir dans le roman une opposition entre les utopies collectives, vouées à l’échec, et les utopies individuelles, qui peuvent au contraire réussir, comme celle de Dahlia et de sa maison d’accueil ?

J’aimerais croire à l’amour comme à une valeur individuelle, seule capable de mettre en échec les systèmes de prédation et les tyrannies collectives !

Diriez-vous qu’on ne peut vivre pleinement qu’en prenant le risque de réaliser l’utopie que l’on porte en soi depuis l’enfance ?

Je voudrais renvoyer toujours à l’idée de la romancière Flannery O’Connor, pessimiste et sensible, selon laquelle, par une sorte d’intuition fulgurante, le monde et la société humaine sont perçus dans toute leur complexe violence par tout enfant quand il ouvre les yeux sur la vie qui l’entoure (c’était l’idée de Colette aussi, je crois). Dans la rigueur de l’après-guerre, après avoir eu faim et avoir été dans des bombardements, inventer un rêve de monde des sphères et des astres n’était pas une fantaisie, plutôt une nécessité…

[1] Plus précisément dans l’Etat du Michoacán, qui constitue l’une des 31 entités fédérales du Mexique,

[2] Les références à Jean-Louis Tissier renvoient à une intervention qu’il a donnée dans le cadre des Cafés Géographiques, le 29 mai 2011 à Paris, sur le thème de la géographie et du voyage.

[3] Dahlia est une jeune femme portoricaine que Daniel Sillitoe rencontre lors de son premier séjour au Mexique, avec qui il vivra une relation amoureuse éphémère, et qu’il continue toujours de côtoyer vingt-cinq plus tard.