Présentation par Bertrand PLEVEN, Professeur à l’Espe Paris IV et doctorant à Géographie-Cités.
Ce café géo a eu lieu le mardi 12 janvier 2016 au Saint James, Place du Vigan à Albi à partir de 18h30.
Présentation problématique :
Les séries dites de « dernières générations » (M. Winckler) se caractérisent, notamment, par des univers spatiaux profonds. Elles reproduisent des imaginaires géographiques autant qu’elles créent des géographies imaginaires. Le café géographique se donne pour objectif de réfléchir aux « territoires » qu’elles produisent et qu’elles mettent en partage à l’échelle mondiale. La réflexion se veut ouverte aux fans (que peut leur apporter une lecture géographique ?) comme aux novices (comment envisager ces « nouveaux territoires » télévisuels ?), mais surtout à ceux qui sont intéressés aux manières de réfléchir à la fiction (audiovisuelle) en géographie.
Il s’agit, dans un premier temps, de suggérer que ces séries s’appuient sur un imaginaire géographique et notamment un impensé cartographique. Quelques génériques (Games of Thrones, Hung) permettront de discuter collectivement de cette première hypothèse.
Néanmoins, les séries ne font pas que recycler les imaginaires géographiques communs, elles sont aussi des promesses de voyages et portent –par leurs formats spécifiques- des expériences géographiques plus ou moins inédites pour le spectateur. La série The Affair, et plus précisément un épisode de cette dernière sera le support d’une analyse de la manière dont une série crée des lieux, ses lieux.
Bien loin d’être des univers clos, les séries interagissent avec le monde, l’actualité, par un système d’écho, parfois vertigineux. Le cas de Homeland et de la saison 5 (située en Allemagne et traitant notamment d’une attaque terroriste à Berlin) sera l’occasion d’interroger la manière dont les séries débordent le cadre et brouillent les limites entre réel et fiction.
Compte-rendu :
Compte-rendu réalisé par Clément BAUGUIL et Florent JUSTES, étudiants en licence de géographie et d’histoire à l’Institut national universitaire Champollion d’Albi, repris et corrigé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.
Eléments de la présentation :
Bertrand PLEVEN a été amené à étudier ce thème de la représentation de la géographie dans les séries modernes par le biais de sa thèse qui englobe les territoires urbains dans le cinéma contemporain et dans les séries modernes. Le travail d’étude a été réalisé sur des séries contemporaines dites de dernière génération c’est-à-dire, des séries produites à partir des années 1990. Ces séries ont toutes le même point commun : elles sont financées par de grosses chaînes câblées étatsuniennes. Cela leur donne une qualité supérieure que l’on appelle série de qualité « cinématographique ».
Lors de sa présentation, Bertrand PLEVEN a été amené à diffuser différents extrait de série pour illustrer son propos. Il introduit celui-ci avec un extrait de Fear The Walking Dead (saison 1, épisode 1, 2016) qui se trouve être le prequel de la série The Walking Dead (2010). Cet extrait montre que cette série, comme beaucoup d’autres, est écrite de façon géographique, c’est-à-dire qu’elle ne représente pas simplement des lieux ou des objets géographiques comme la ville ou l’espace périurbain. L’objet d’étude n’est donc pas, par exemple, la ville de Los Angeles pour Fear The Walking Dead. Les séries ne sont pas seulement des fenêtres ouvertes sur le monde, elles ne sont pas seulement des représentations flottant sur la réalité géographique. Selon M. Pleven, la géographie est partie prenante de l’expérience cinéphile et sériephile. Dans cet extrait, la ville de Los Angeles est bien filmée, mais il faut surtout voir la représentation imaginaire qui se cache derrière différents plans, c’est-à-dire la ville catastrophe, la ville fragmentée. L’imaginaire est ici sans doute plus important que la géographie physique puisqu’il apporte une épaisseur spatiale et une épaisseur au propos de la série. C’est ce qui fait que la série n’est pas cantonnée à l’objet géographique mais crée véritablement des espaces. Les séries peuvent donc participer à faire bouger les lignes de forces de nos imaginaires géographiques ou parfois compléter et approfondir celles déjà existantes. En effet, dans cet extrait, ce sont les différents angles de vues (enchainement d’angles terrestres et aériens) qui contribuent à une nouvelle vision (relevant elle-même du cinéma-catastrophe) de la ville de Los Angeles en paysage de ruines.
L’écriture de façon géographique des séries de ce genre est établie de manière organisée. Il s’agit d’une mise en ordre du monde. Cette mise en ordre constitue un parallèle possible entre géographes et créateurs de séries, qui, selon M. PLEVEN, mettent en ordre le monde de deux manières, scientifique et artistique. Bien qu’ils ne pratiquent pas les mêmes opérations, ils partagent le terrain, le goût des acteurs, la réflexion sur le choix des échelles de plan. Selon M. PLEVEN, si la série fonctionne, c’est grâce à la géographie qu’elle crée. Ces séries sont donc animées de « tournant spatial », l’espace n’est donc plus une toile de fond théâtrale comme dans Friends1 (1994) ou Beverly Hills2 (1990), mais devient un espace d’interaction. Il s’agit d’une « trajection », c’est-à-dire une relation d’équivalent, de donnant-donnant, entre le personnage et son espace. C’est véritablement ce qui diffère entre les séries d’ancienne génération et celle de nouvelle génération. Si l’on prend le cas de Beverly Hills le paysage n’est qu’auxiliaire voire secondaire comparé aux personnages, alors que la problématique de la série reste très spatiale puisqu’il s’agit de l’histoire d’un couple qui doit s’intégrer dans le quartier doré qu’est Beverly Hills.
I) Génériques : série à la carte
Dans cette première partie, l’idée développée est que les génériques empruntent à la géographie générale, aux modèles géographiques mais essentiellement à la carte géographique. Il y a une référence à la géographie dans les séries prises en exemples pour cette partie, Game of Thrones (2011) et Hung (2009). Il y a des références à des imaginaires géographiques, qui vont être visibles de façon plus ou moins directe. Le générique de Hung3 est très fortement lié à l’espace, puisque celui-ci est centré sur le personnage principal qui se déplace du centre-ville de Détroit très « verticalisé » jusqu’à l’extrême périphérie. Ce générique est très intéressant car il pose à la fois l’arc narratif et l’environnement spatial narratif. L’arc narratif, car on comprend dans ce générique l’histoire du personnage, du moins sa situation actuelle, mais également l’environnement spatial narratif car l’on observe bien cette ville générique en auréole concentrique, et l’on suit véritablement le personnage du centre jusqu’à la périphérie. De par ce déplacement, on peut voir de nombreuses références géographiques comme la skyline du panorama urbain, les friches industrielles de la zone périurbaine et une référence aux grands lacs dans la dernière séquence. Pour M. PLEVEN, ce générique permet aux spectateurs de réaliser une opération géographique, c’est-à-dire de se repérer dans le schéma urbain de Détroit. Mieux encore, pour un spectateur géographe, il permet de déceler une certaine ironie, à savoir, le white flight, la fuite de la classe aisée blanche vers les extérieurs. C’est ce qui rend cette série légèrement ironique, même à contre-courant, elle permet d’avoir un regard plus critique sur des mobilités plus générales aux Etats-Unis. Pour M. PLEVEN, malgré un générique empreint de quelques stéréotypes, cette série possède une véritable épaisseur géographique comparé aux séries d’avant les années 1990.
Le générique de Game of Thrones4 montre une série de cartes mais aussi beaucoup de paysages. Il emprunte quasiment les codes du western. Une carte apparaît lors du générique. Elle est très utile car elle permet de situer de nombreux lieux, familles, villages etc… propres à l’heroic fantasy, mais aussi de situer l’intrigue de l’épisode en cours. Cette carte remplit donc sa fonction primaire, c’est-à-dire de s’y retrouver, de localiser l’action. Cette carte, bien que télévisuelle (elle ne respecte pas tous les codes de la cartographie classique, échelle, orientation, légende, etc.…), nous embarque quand même dans le monde de Game of Thrones. La musique joue également un rôle très important, puisque l’utilisation de violoncelles (instrument avec le timbre le plus proche de la voix) contribue à nous immerger dans ce monde d’heroic fantasy. La carte nous embarque dans cette géopolitique médiévale, au même titre que la musique ainsi que les mouvements de caméras. Ce générique nous montre parfois de manière métaphorique différents objets ou références géographiques. Le mur fait référence à la frontière par exemple. Cette série emprunte donc à la géographie, mais aussi aux divers outils du géographe et permet également de créer une véritable épaisseur géographique.
II) Le déploiement spatial des séries : la fabrique d’un territoire.
Dans une deuxième partie, M. PLEVEN présente son analyse avec d’autres exemples de séries et un regard différent par rapport à la première partie. En effet, les séries fabriquent leur géographie, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas que des divertissements, mais également de véritables supports d’écriture géographique. Ce sont aussi des moyens de créer des territoires fictionnels. La série The Affair est par exemple l’histoire d’un écrivain newyorkais qui part en vacance à Montauk, c’est-à-dire à l’extrémité nord-est de la mégalopole américaine qu’est New York (la mégalopolis de Jean GOTTMANN), et qui va tomber fou amoureux d’une serveuse locale. La particularité de cette série est qu’elle est divisée en deux, on a d’abord le point de vue du père de famille, puis celui de la serveuse.
L’extrait choisi par M. PLEVEN doit être analysé avec un regard de géographe. On remarque un travail sur l’épaisseur du lieu, sur les interactions entre les individus et sur les différents degrés d’ancrage des personnages dans les lieux. On distingue une opposition entre les deux personnages : le personnage de l’écrivain est dans le mouvement, il conduit, on le voit en traveling, alors que le personnage féminin est beaucoup plus dans l’ancrage avec un panoramique vertical. Le mouvement d’un côté, l’ancrage de l’autre. Un parallèle est possible avec la pensée de Jean GOTTMAN qui propose d’aborder la mégalopolis selon iconographie et mouvement mais appliquée à une série.
Ces extraits, qui présentent la manière dont la série rend compte du point de vue de l’écrivain en contrepoint à celui de la serveuse, présentent une vraie écriture spatiale intéressante, avec un travail sur le cadre spatial de « ce bout du monde » qui nourrit directement l’intrigue et sur la relation entre les personnages et l’espace (distances et point de vue).
M.PLEVEN relève ainsi l’inscription du corps dans l’espace, la réflexion menée par la série sur le lieu. En effet, les deux points de vue changent diamétralement. Le lieu qui est raconté (The Affair, la tromperie conjugale doublée d’un meurtre) et un récit qui a lieu après. Il y a alors la question de la mémoire, du point de vue. Ce n’est pas qu’un lieu géographique mais un lieu comme circonstance. C’est la définition que lui donne Denis RETAILLE.
III) Le partage du sensible : quand les séries débordent le cadre.
En troisième partie, M. PLEVEN se penche sur la notion de partage provoquée par la diffusion et la circulation des séries, comment est ressenti l’habité fictionnel par les spectateurs ?
Ces imaginations géographiques sont en partage (Jacques Rancière parle de « partage du sensible »). Une sociologue a sorti un essai sur les séries comme nouveau ciment du couple, dans lequel elle explique que les séries créent de nouvelles complicités à l’intérieur des familles. Alors que ces pratiques étaient auparavant individuelles, ce sont aujourd’hui des pratiques partagées.
Trois pistes permettent de constater ces évolutions :
– Les cartes mentales sont de bonnes manières de représenter schématiquement une série chez les spectateurs. Par exemple, des cartes mentales de la série The Wire (une série sur les trafics au sein de Baltimore) réalisées des étudiants ressemblent à celle réalisée par le créateur, avec une sorte de réseau dans les deux cas. Il y a un parallèle et un travail à faire entre logique de production et logique de réception, pour pouvoir prendre en compte véritablement l’expérience géographique du spectateur et l’intégrer à l’analyse.
– La deuxième piste repose sur le fait que l’habité fictionnel permet la mise en tourisme des lieux qui servent les univers fictionnels. En effet, Montauk a développé un tour The Affair, comme il y a The Soprano, à New York. Il y a même des tours un peu sauvages, c’est-à-dire qui sont organisés par des fans sur internet. A Baltimore, il est écrit qu’il vaut mieux être armé pour faire le tour The Wire. C’est ce qui s’appelle le jet setting. Cela témoigne du désir de visiter des lieux, ce qui confirme ici le tournant spatial. La série évoque des désirs de lieux, que les séries d’anciennes générations n’évoquaient pas. Les touristes sont souvent déçus à la fin de ces tours, cependant cela permet de remarquer tout le travail apporté par une série sur le lieu (effets d’écriture, effets narratifs).
– Pour la dernière piste, c’est la question de la réception qui est à prendre en compte. L’exemple de la série Homeland est intéressant d’un point de vue géopolitique et de hard power. C’est l’histoire de la CIA et la question de l’espionnage anti terroristes aux Etats-Unis, depuis le 11 Septembre 2001, jusqu’aux attentats de Charlie Hebdo en 2015. Cette série s’écrit au fil de l’actualité et l’actualité vient s’inviter dans la série. Cependant, quelque fois, la série devance aussi l’actualité. C’est le cas de la saison cinq de Homeland, puisque après les attentats de Charlie Hebdo, l’action de la série s’est installée en Allemagne, et elle a figuré un attentat commandité par l’Etat Islamique dans une gare à Berlin, avant les attentats du 13 novembre 2015 en France. Il y a une sorte d’interaction entre la réalité et la fiction qui est assez étonnante, assez troublante aussi. Il est difficile d’intellectualiser cette impression d’être un voyeur, et en même temps, on trouve une sorte de réconfort.
Il existe plusieurs perceptions différentes de cette série. L’article du NewYorker propose une vision négative de la série, car elle favoriserait une géographie de l’angoisse, de la peur, du danger terroriste omniprésent. Inversement, il y a eu un article de Sandra Laugier, professeur de philosophie à Paris I, dans Libération du 10 décembre 2015, qui parle de l’intérêt de Homeland pour créer « une nouvelle culture post attentat ». Selon elle, Homeland permet de penser, voire même de se préparer au pire, en devançant des événements. Enfin, une des raisons qui a poussé Homeland à se délocaliser à Berlin, alors que la saison 4 était installée au Pakistan, est que l’image du pays véhiculée par Homeland avait créé des tensions entre la diplomatie américaine et la diplomatie pakistanaise. Il est donc intéressant de voir à quel point il y a interaction entre une fiction (a priori très éloignée de la réalité) et le champ diplomatique.
Conclusion :
Pour M. PLEVEN, les séries nous accompagnent dans la fabrication du monde, elles permettent de raconter le monde. Aussi, elles servent à partager des discussions, des débats, car la fiction n’est pas le vrai ou le faux, c’est le vraisemblable. Les séries nous donnent donc à voir des configurations d’habité, plus ou moins riches, plus ou moins subversives. Elles nous ouvrent un territoire de l’imaginaire, façonné par des choix, par des récurrences de forme. En cela, elles sont un terrain à explorer en tant que géographe, philosophe et aussi analyse filmique. Les séries sont, comme le cinéma dans une certaine mesure, une nouvelle frontière de la recherche qui créent du savoir géographique. L’image mouvement nous amène à nous décentrer, à repenser nos concepts en géographie et pourrait avoir, in fine, une vertu aussi épistémologique.
Eléments du débat :
Clément CUSSAC (étudiant en licence d’Histoire à Albi) : Nous avons parlé, avec les extraits de Los Angeles dans Fear The Walking Dead, de cette maîtrise de leur cadre par les personnages et de cette interaction qu’on pourrait avoir avec les séries. Est-ce que vous pensez que les séries de dernière génération sont le seul média qui permet une interaction avec la géographie ?
Non, absolument pas, et je pense d’emblée aux jeux vidéo, et notamment à un jeu vidéo qui est dans la flânerie urbaine et également dans la traversée de Los Angeles, c’est Grand Theft Auto par exemple. Le jeu vidéo est intéressant parce qu’on guide directement les personnages et on est impliqué dans l’univers du jeu vidéo. En plus, c’est un univers qui est maintenant ouvert et en réseau. Tout cela, ce sont des dimensions spatiales surajoutées, c’est d’ailleurs un champ très intéressant qui est travaillé par un certain nombre de géographes. J’aime la fiction cinématographique et sérielle, parce qu’elle nous guide quand même. Elle nous guide et en même temps, vous avez un champ de force entre ce que je vois et ce qui m’est proposé, qui est plus fort que dans le jeu vidéo. La série me guide et en même temps, moi, je résiste, je sais que c’est de la fiction, mais je veux croire que c’est vrai. La relation est donc quelque part un peu différente. En revanche, sur les univers et sur le tournant spatial, je pense qu’on pourrait appliquer l’analyse des séries sur les jeux vidéo.
Thibault COURCELLE (enseignant-chercheur en géographie) : Je souhaite revenir sur le tournant spatial et sur la notion d’épaisseur géographique que vous avez développés. Qu’est-ce qui explique, selon vous, ce tournant spatial dans les séries ? Est-ce que c’est seulement un besoin de renouvellement des séries? Ou est-ce que c’est finalement lié au fait que l’on est passé d’un monde bipolaire à un monde beaucoup plus complexe aujourd’hui et donc, qu’avec ces changements de société, on a plus besoin de la géographie pour expliquer beaucoup de choses, et que, par contrecoup, ça a des répercussions dans l’imaginaire ?
Oui, je crois que vous avez assez bien vu les deux options possibles. On peut se placer du point de vue de la production des séries et considérer que l’espace est une ressource narrative, et que, en effet, quand Homeland ne sait plus quoi raconter au Pakistan, elle va à Berlin et qu’à Berlin, elle trouve de la matière à raconter. Et c’est vrai qu’il y a une sorte de front pionnier narratif si vous voulez. C’est très remarquable dans les séries françaises. Les nouvelles séries de Canal + qui miment un peu la qualité des séries américaines, avec quelques fois de très belles réussites, sont les premières séries qui vont montrer le péril urbain français, qui était totalement invisible dans le paysage avant. Donc, en effet, je pense qu’on peut aller chercher des dynamiques du côté des équipes de production, du côté des scénaristes mais on peut aussi aller trouver des raisons du côté de l’évolution du monde dans sa matérialité, les problèmes d’étalement urbain, etc. Tout ça crée un environnement et ces séries doivent jouer aussi sur des aspects quotidiens. Ces séries sont des représentations de la quotidienneté, elles doivent aussi suivre, un petit peu, les innovations géographiques cette fois-ci, entendues au sens d’évolution, de dynamique spatiale, de dynamique territoriale etc. Ensuite, je pense qu’elles rendent compte aussi d’un tournant spatial qui est plus là dans le cadre de la manière dont on pense le monde. On rejoint les thèses d’Edouard SOJA qui dit qu’on est passé d’une représentation qui était fondée sur le temps à une représentation fondée sur l’espace. Quand on trouve du tournant spatial dans l’art – que ce soit dans l’art plastique comme le Art Land chez Anne VOLVEY, dans les jeux vidéo ou dans les séries – je pense que ce tournant spatial nous dit quelque chose du rapport au monde des sociétés contemporaines. Après, faire la part des trois, c’est difficile, mais c’est certain qu’il faut aller chercher dans les trois directions.
Trystan SIMON (étudiant en licence d’Histoire à Albi) : Vous avez parlé de la dimension géographique dans The Walking Dead ou Game of Thrones et ma question sera sur l’adaptation des séries car au départ, au sein même de ces livres, de ces comics, il y a une vision de la géographie qui est donnée, une certaine mise en scène de l’espace aussi qui guide l’ensemble de la vision que l’on a de ces œuvres. Je voudrais savoir du coup, en quoi la vision de la géographie de l’univers s’appuie sur ces œuvres et comment les descriptions littéraires, que l’on imagine en lisant, par exemple, Game of Thrones, ou l’espace en tant qu’image, comme dans le roman graphique de The Walking Dead, sont transposés dans leurs adaptations télévisuelles. Pour résumer, comment mettre en scène cet espace, au cinéma, à la télévision ?
J’ai voulu brasser beaucoup de genres différents, mais on pourrait dire qu’il y a des genres qui sont plus spatiaux que d’autres. Vous avez de grands géographes qui pensent que le seul cinéma qui est géographique, c’est le Western, à la rigueur le Road movie, et qu’après, le reste, ce n’est que narratif, sans espace, et que ça sert à rien de travailler dessus. Les séries contemporaines ont tendance à mélanger les genres aujourd’hui. Ce qui fait qu’une entrée par genre est moins pertinente aujourd’hui qu’hier. Après, il y a déjà un vrai contenu spatial, notamment dans le roman graphique qui a accompagné The Walking Dead et Fear The Walking Dead. Je pense que là ce que vous proposez, c’est un programme de recherche. C’est-à-dire que dans un premier temps, on travaille les dimensions spatiales d’un médium. Et puis après, il faudra s’intéresser à la comparaison inter médium.
Le cas de l’adaptation pourrait être très intéressant, ainsi que le temps d’adaptation au cinéma, dans les séries, ou en images animées. On a des particularités qui sont notables et qui sont passionnantes à étudier. Nicolas COLONA qui avait réfléchi sur les séries a montré qu’une série est faite avant tout pour être écoutée. On a peu parlé de la dimension sonore jusque-là. Mais une série est prévue pour s’arrêter. Une série, c’est fait pour que je puisse aller chercher mon coca light dans le frigo, ou m’arrêter, et je continue tout de même à comprendre. Donc il y aurait une dimension sonore à travailler qu’il n’y a pas dans le roman graphique par exemple.
Ensuite, une série est obligée de figurer. Alors là, il y a une très grosse différence entre l’ouvrage littéraire et la série. Obligation de la figuration pour la série comme pour le cinéma.
Donc ce serait des pistes pour creuser et pour approfondir car là, vous proposez quelque chose que moi je n’ai pas énormément travaillé, mais qui mériterait d’être creusé.
Thomas ALBINET (étudiant en licence de Biologie à Albi) : Vous avez parlé de séries « réalistes » comme pour Game of Thrones, mais qu’est-ce que vous pensez des représentations de la géographie plus poussée comme pour les séries de science-fiction, par exemple.
Oui, en effet, même si j’ai brassé large, il y a un territoire que je n’ai pas abordé, ou à la marge, c’est le territoire de la science-fiction. C’est un territoire très intéressant aussi qui a, à mon avis, quelque chose à voir avec le tournant spatial. La science-fiction est intéressante dans la manière où elle condense, où elle exacerbe, où elle va dramatiser des éléments qui vont être déplacés. On est dans un modèle qui relève de Game of Thrones, et que l’on retrouve dans le travail d’Alain MUSSET. C’est un géographe qui a beaucoup travaillé sur la science-fiction. Il y a une thèse qui est en train de se faire sur la vie catastrophe dans la science-fiction (Alphonso Pinto) et il y a l’ouvrage d’Alain MUSSET (De New York à Coruscant la géo-fiction de Star Wars). Il s’intéresse à la ville de Coruscant et il montre comment la ville concentre les facettes les plus exacerbées de tous ces terrains de recherches : Mexico, New York, Los Angeles. Donc là, c’est intéressant de voir comment le géographe utilise son propre rapport aux terrains et aux espaces pour lire un objet de science-fiction, mais c’est sûr qu’en terme de prospective, c’est absolument capital.
Blade Runner, par exemple, est excellent et passionnant, car c’est un scénario d’aménagement de Los Angeles. Quand la ville de Los Angeles produit trois scénarios d’aménagement du territoire, il y en a un qui s’appelle Blade Runner. Là encore, c’est une figure, une image etc. C’est juste le nom, la marque qui est utilisée, il y a quand même des interactions à aller creuser entre fiction et même science-fiction et réalité concrète et actions sur les territoires.
Concrètement, il y aurait énormément à dire sur Blade Runner, vous avez entièrement raison. C’est passionnant d’organisation spatiale de paysages et de pratique de l’espace aussi. Ce film évoque le paysage de la skyline, avec des pubs partout mais ne dit pas comment les corps sont filmés dans la ville, c’est-à-dire les pratiques fictionnelles. Le cinéma, comme la fiction sérielle, ce sont les corps dans l’espace, et les géographes ont aussi longtemps oublié le corps. Le cinéma les force à penser le corps, sinon ils passent à côté du cœur de ce qu’est le cinéma. Avec tous les plans sur l’échelle de corps, le géographe est obligé de changer son point de vue surplombant.
Stephanie LIMA (enseignante-chercheuse en géographie) : Je pense que vous allez créer pas mal de vocations ce soir. J’ai une question assez basique d’enseignante, et de chercheuse aussi, sur les matériaux que vous utilisez. Quelle est la méthodologie que vous avez pu concevoir pour aborder ce terrain qui est assez particulier en géographie ?
Alors les dimensions de mon terrain, pour répondre vite, sont doubles. Dans ma thèse, j’ai travaillé uniquement sur le cinéma ultra-contemporain et sur les séries des années 2000. Je pense qu’il y a quelque chose qui se passe dans les années 2000 à de nombreux points de vue. Mon but était de comparer deux villes, Los Angeles et Paris, donc deux modèles différents, la manière dont elles étaient mises en scène, à travers quatre cents films analysés quantitativement et vingt-quatre films analysés qualitativement.
J’ai ensuite envisagé ce terrain sous plusieurs angles :
– L’espace créé par les films. C’est l’idée que les films, les cinéastes, sont un peu géographes, et que, comme les historiens ont trouvé une « histoire caméra », on peut trouver une « géographie caméra ». C’est l’idée que l’on a bien une écriture géographique, qui est en tout point cinématographique, en tous cas dans les productions contemporaines. C’est l’idée de travailler sur le contenu filmique. Il y a un travail en amont, avec les producteurs, les repéreurs de tournage, les financeurs, pour voir quelle géographie est produite. On est ici dans ce que l’on a longtemps appelé, dans le cadre de « l’école de Francfort », une industrie culturelle et que évidemment, le cinéma coûte cher, qu’il y a une question de gros sous, et qu’il y a des déterminants très forts .On ne peut pas tourner partout, on ne peut pas tourner très longtemps et ces déterminants, quelque part, façonnent aussi les espaces sur lesquels, après, on réfléchit.
– Il y a également un travail à prolonger autour des cartes mentales spectatorielles. C’est se dire que le film est une expérience géographique. Maintenant, je ne peux plus voir un film autrement. On va aussi voir un film pour voyager. Beaucoup de critiques de cinéma ont travaillé sur cette idée du voyage et, du coup, travaillé sur la réception.
D’un point de vue méthodologique, l’idée est d’avoir une triple grille de lecture :
– D’abord, c’est travailler sur le cadre à travers tout l’appareil méthodologique qui a été mis en place sur l’analyse de l’image en géographie, notamment par Didier MENDIBIL. C’est finalement un art du montage de l’image et donc on peut en tirer des informations pour comprendre le cadre.
– Ensuite, ce qui m’intéresse beaucoup c’est la performativité des acteurs. C’est-à-dire la manière dont les corps sont mis en scène à travers les pratiques fictionnelles. Et en quoi, ces pratiques peuvent faire bouger les lignes etc.
– Enfin, c’est l’idée d’une territorialité critique, qui est d’essayer de montrer que, justement, le cinéma nous invite à repenser, à remonter nous-même nos propres concepts et donc, quelque part, à utiliser la géographie à contre-courant, quelque fois à contre-emploi, et quelque fois à contre-sens.
Globalement, pour résumé, le cœur de la méthodologie est : cadre, corps et territorialité critique.
Mathieu VIVIEN (étudiant en licence d’Histoire à Albi) : J’avais juste une question sur le lien entre la géographie et les séries, c’est sur la subjectivité que l’un pouvait entraîner avec l’autre. Par exemple, avec Walking Dead, une personne va aimer le côté « horreur » ; l’autre le côté « cellule familiale », ou au contraire le genre « gore » et c’est pareil dans l’aménagement du territoire. L’un va aimer la mer parce que ça va lui évoquer la poésie, l’autre va la détester parce que ça lui fait peur, l’un va aimer la ville parce que ça bouge, l’autre va préférer la campagne parce que c’est plus calme. Est-ce que ce rapport de subjectivité va bien l’un avec l’autre ? Et s’encastre bien, du coup, l’un dans l’autre ?
Oui ! Là, il y a plein de choses dans votre remarque. Il y a la subjectivité du spectateur, et rien que ça, c’est un énorme boulot ! Pourquoi je vois l’espace différemment en fonction de mon parcours ? On a tous vécu le fait de voir, dans un film, un lieu qu’on a déjà pratiqué avant. C’est très étrange comme sentiment, de voir le lieu mis en scène. Essayez de voir un film du lieu où vous habitez. Alors c’est plus facile à Paris, où il y a un film sur deux qui est tourné, qu’à Albi certes… Mais ça peut arriver. Et on peut aussi produire ses films. La subjectivité du spectateur renvoie aussi à son expérience géographique. On n’en finit pas mais cela me semble tout à fait intéressant aussi. Mais vous avez raison, il y a des lieux que j’ai appris à aimer au cinéma. J’avais décidé d’attendre la dernière année de ma thèse pour aller voir Los Angeles. J’ai donc assumé de travailler sur un terrain cinématographique sans jamais avoir mis les pieds dans la ville. Quand j’y suis allé, j’ai eu peur d’être déçu comme toutes ces expériences des téléspectateurs qui vont sur les lieux de tournage et qui se disent finalement que c’est moins joli. En fait, j’ai plus aimé la ville encore que l’image que le cinéma m’en avait donnée. C’est vrai que c’est intéressant de travailler sur cette interaction entre le réel et le fictionnel qui, à mon avis, ne s’opposent pas, loin de là.
Clément CUSSAC : On a parlé d’enjeux géographiques dans les univers, dans le cadre réel, dans les univers de fiction, dans les univers de science-fiction même. En fait, j’aimerais profiter du cadre du débat pour aller même plus loin et conseiller une lecture. Si vous avez aimez le sujet, je vous conseille le roman graphique Fable, qui met en scène les personnages de fiction des romans de La FONTAINE, de Charles PERRAULT, etc. Tous les personnages de fiction, Blanche Neige, le loup garou et compagnie, se retrouvent dans la ville de New York et sont exilés de leur monde imaginaire. Et en fait, au bout de quelque temps, on se retrouve devant une vraie histoire de géopolitique, avec tous ces personnages que l’on connait, qui veulent rentrer dans leur monde. Avec la notion de géopolitique, d’espionnage, de frontières qui sont du coup des frontières imaginées, et imagées. C’est merveilleux et je vous le conseille.