L’exposition « Sabine Weiss – Sous le soleil de la vie » a lieu jusqu’au 27 février 2021 aux Douches la Galerie (Paris 10e).
Dernière représentante de l’école humaniste de la photographie, Sabine Weiss explore depuis plus de 80 ans une grande variété de domaines : reportages, portraits de célébrités, œuvres pour la publicité ou la mode et surtout témoignages sur l’existence des « gens de peu ». Elle expose encore ces jours-ci à Paris à la galerie Les Douches. Elle a 96 ans. Sa passion ne s’est jamais démentie et sa curiosité reste insatiable. Ses photos en blanc et noir, sont certainement les plus réussies et évoquent les photographes qu’elle a côtoyés, tels Robert Doisneau, Willy Ronis, Edouard Boubat ou Brassaï. L’Homme qui court, la nuit, dans le bois de Boulogne, c’est son mari, Hugh Weiss.
Une vie consacrée au travail photographique
A l’âge de 11 ans, cette petite fille (née en 1924) ne veut qu’une seule chose : un appareil photographique !
Ses parents cèdent immédiatement et c’est dans le jardin familial situé en Suisse à Saint-Gingolph, qu’elle fait ses premières expériences.
- De 1942 à 1946, elle apprend la technique photographique auprès de Paul Boissonnas, dans son studio de Genève. En août 1945, elle réalise un premier reportage sur des soldats américains en permission à Genève. Il sera publié dans le journal suisse La semaine de la Femme.
- Elle devient ensuite l’assistante de Willy Maywald, photographe allemand installé à Paris et spécialisé dans la mode et les portraits. Son studio est situé au 22 rue Jacob, elle va donc rencontrer le « tout-paris » des écrivains et des peintres et assiste à l’ouverture de la maison Dior. Elle devient aussi l’amie du photographe américain Edward Steichen.
- En 1950, elle rencontre et épouse le peintre américain Hugh Weiss et ouvre son propre studio de photographie. Hugh sera son compagnon de vie et de travail jusqu’à sa mort, en 2007. Ensemble, ils vont courir le monde. En 1950, elle part déjà travailler au Caire et ses reportages sont publiés dans la presse internationale dont le New York Times.
Elle accumule sans restriction et sans repos, reportages, voyages, sujets de société. Ne jamais se laisser enfermer dans un genre spécifique, telle est sa devise. Elle utilise tantôt le Rolleiflex, tantôt le Leica et manie tous les formats possibles, en blanc et noir, mais aussi en couleur.
L’âge d’or de la photo humaniste
Ses photographies témoignent de l’optimisme des années d’après Libération : « C’était, dit-elle, une belle période. Nous étions entre la fin de l’occupation allemande et le début de l’américanisation. Les gens sortaient d’une terrible épreuve et pensaient pouvoir tout rebâtir ». Grâce à l’entremise de Robert Doisneau (1912-1994), Sabine est l’une des rares femmes à rejoindre l’agence Rapho en 1952 et son travail sera internationalement reconnu.
Après la Seconde Guerre mondiale, la photo devient une pourvoyeuse majeure d’images avec l’émergence des livres et surtout des magazines illustrés. La connaissance de l’art passe non plus par des œuvres originales mais par leur photographie, reproduite à l’infini. La photographie est aussi de plus en plus souvent utilisée par des peintres comme auxiliaire de l’étude du modèle et dans la composition des portraits. Les pionniers avaient été Ingres, Courbet, Degas, Gauguin à la fin du XIXe siècle. Dans le deuxième XXe siècle, le cheminement des peintres et celui des photographes diverge. Les peintres vont laisser à la photo la tâche de « rechercher une reproduction exacte de la réalité. Mais rapidement les photographes refusent cette assignation et vont démontrer qu’ils ont aussi un langage expressif bien que fondé sur une empreinte mécanique produite par la lumière.
Si vous avez eu l’âge de ces enfants dans les années 1950, vous vous sentirez concernés par cette photo. Comme eux je suis allée chercher de l’eau à la fontaine, comme eux je portais une blouse, des chaussettes à croisillons et des « charentaises ». Aller chercher de l’eau ou du bois pour aider à la préparation des repas était banal.
La reconnaissance institutionnelle et internationale
Sabine Weiss est aussi absorbée par la publicité et les commandes d’institutions comme l’OTAN ou l’OCDE.
Simultanément, les expositions de photos connaissent un succès grandissant auprès du public, surtout américain.
En 1953, son ami Edward Steichen, alors conservateur de la photographie au MOMA (Museum of Modern Art) expose 7 de ses clichés à New York et en 1955, c’est Peter Pollack qui lui consacre une exposition personnelle de 55 clichés à l’Art Institute de Chicago. L’exposition la plus importante est incontestablement celle de 1955, intitulée The Family of Man (La famille de l’homme). Elle montre 503 photographies provenant de 68 pays. Trois clichés sont de Sabine Weiss. Le commissaire de l’exposition est Edward Steichen qui propose une vision sentimentale de l’humanité. L’accent est mis sur les sentiments essentiels : amants, mères avec enfants, travailleurs manuels plein de dignité. Le public « adore », les critiques sont parfois réfractaires. Robert Frank dénonce les platitudes des clichés exposés. Peu encline à revendiquer une théorie esthétique ou un discours militant, Sabine Weiss ne participe guère aux débats critiques. Elle ne fait partie d’aucun club de photographes et d’ailleurs se dénie la qualité d’artiste. Sans relâche son objectif observe, dans les rues, près de chez elle.
L’âge de la consommation de masse est déjà bien avancé aux Etats-Unis dans les années 1950 et Sabine la croque avec une certaine jubilation. En avance sur son temps ? En tous cas, ce cliché reste d’actualité.
Toujours en voyage, c’est en Allemagne qu’elle prend ce cliché dans un pays dont les rues sont encore pavées et les façades des maisons défraîchies. Les femmes travaillent collectivement, sans joie ni peine, seulement attentives à leur tâche. On ne sort pas encore « en cheveux » à cette époque et un fichu doit couvrir la tête.
De 1952 à 1961, elle est sous contrat de l’édition parisienne de Vogue. A ce titre, elle couvre la première collection de Dior. Cette fois, Sabine laisse la couleur exploser. Elle réalise aussi de très nombreux portraits de célébrités : Jeanne Moreau, Brigitte Bardot, Yves Montant, Nathalie Sarraute ou Elsa Triolet. Pour la revue L’Oeil, elle réalise un reportage sur l’atelier de Giacometti, puis chez André Breton et Joan Miro. C’est l’âge d’or de la presse illustrée.
Quand Monsieur Dior disparaît brusquement en 1957, Yves Saint Laurent est choisi pour reprendre le flambeau. A 22 ans « le Petit prince de la mode », comme le surnomme la presse, présente avec fracas les 178 modèles de sa première collection pour le printemps/été 1958. Sabine Weiss est aux premières loges et place le couturier au centre du cliché.
La crise de la photographie
Si dans les années 1960 la photographie devient un référent pour les jeunes, elle est aussi confrontée à de nombreux défis. Les revues illustrées disparaissent, comme Life en 1972. L’image photo conventionnelle perd la place majeure que lui a accordé la culture populaire et la télévision s’empare des reportages et de l’information en général. Plus dérangeant encore, au tournant du siècle, les peintres de l’avant-garde font un recours croissant aux images photographiques directement insérées dans leurs tableaux. Robert Rauschenberg et Andy Warhol utilisent des images photo pour réaliser des agrandissements et des sérigraphies sur toile. Les clichés qu’ils emploient proviennent le plus souvent de sources déjà existantes dans les quotidiens d’information. Enfin, la couleur prend un rôle crucial dans la profession. Désormais la question se pose de savoir si l’objectif du photographe doit enregistrer la réalité brute ou s’il doit créer une réalité fictive. Dans ce cas la photo peut acquérir le statut d’art à part entière, puisqu’elle crée au lieu de reproduire. Elle s’oriente alors vers l’art conceptuel, avec par exemple le travail de l’américaine Cindy Sherman qui se consacre au rôle des femmes dans la société. Une sensibilité postmoderne traverse la photo au tournant du XXIe siècle. Cependant l’image photo s’apparente toujours au témoignage d’une vérité et représente quelque chose qui prend place dans la vie réelle. On reste dans l’idée que la photographie, cela sert à témoigner sur son époque, sur ses us et coutumes, sur ses valeurs.
Le grand retour de Sabine Weiss dans la lumière
A la fin des années 1970, les musées s’intéressent de nouveau à elle et des galeries exposent ses clichés. En 1980, dans le journal Le Monde, Hervé Guibert écrit « Sabine Weiss est une photographe qui part du quotidien pour en tirer quelques instants humbles d’émerveillement, ou quelques instants d’éloquence quand à la misère et à la fatigue, fêtes tristes où l’on s’égaie en vain, jeu des enfants, qui dans la crasse, singent la servitude. En 1989, le Musée de l’Elysée de Lausanne lui consacre une rétrospective et mentionne : « Sabine Weiss ne veut toujours pas porter de jugement sur le monde, elle ne déplore jamais l’écoulement du temps ni l’évolution de la société, la vieillesse semble n’avoir aucune prise sur elle. Sa capacité d’émerveillement reste intacte. Elle le confesse, la photo c’est un alibi, un prétexte pour tout voir, rentrer partout pour communiquer avec le monde. C’est à ce musée qu’elle a fait don de l’ensemble de ses archives en 2017.
En 1998, elle court toujours de par le monde, revient au blanc et noir. L’exploration, l’ethnologie, l’observation des us et coutumes des peuples étrangers reste « sa marque de fabrique ». Elle observe, sans juger. C’est dans la cité poétique de Orchhâ que son regard s’arrête sur cet homme, un sâdhu hindouiste, ascète assis en tailleur. Il a trois raies de cendre blanche sur le front, c’est le trident de Rama.
En 2010, elle reçoit la médaille de l’ordre national du Mérite, en 2017, le prix international Planète Albert Kahn. Elle enchaîne les expositions, année après année. Ainsi en 2018, l’exposition « Les villes, la rue, l’autre », est présentée au Centre Pompidou.
En 2020, elle est désignée photographe de l’année et lauréate du Prix Women In Motion pour la photo, par les Rencontres d’Arles et le groupe Kering. Créées en 1970, Les Rencontres d’Arles sont un festival de photographie de renommée mondiale, incubateur culturel, au plus près des artistes, à la croisée des disciplines et qui questionne le statut de l’image au sein des diversités tant sociologiques que géographiques de notre monde. Ces Rencontres sont soutenues par le Ministère de la culture, et financièrement par le groupe du Luxe mondial, Kering, qui veut aussi valoriser la place des femmes par le biais du prix Women in Motion créé en 2015. Les Rencontres de 2020 ont été annulées en raison de la pandémie. Infatigable, la photographe a aussi publié un livre, Émotions, aux éditions de La Martinière. [1]
Sabine Weiss a toujours récusé le statut d’artiste. Elle se résume ainsi : « lumière, geste, regard, mouvement, silence, repos, rigueur, détente, je voudrais tout incorporer dans cet instant pour que s’exprime avec un minimum de moyen l’essentiel de l’homme. Elle ajoute : « Je témoignais, je pensais qu’une photo forte devait nous raconter une particularité de la condition humaine. J’ai toujours senti le besoin de dénoncer avec mes photos, les injustices que l’on rencontre. Je photographie pour conserver l’éphémère ; garder en image ce qui va disparaître : gestes, attitudes, objets sont des témoignages de notre passage.
Maryse Verfaillie, janvier 2021
Les photos de cet article sont disponibles sur Internet et dans l’ouvrage Émotions (réf. bibliographique ci-dessous).
[1] Sabine Weiss, Marie Desplechin, Émotions, La Martinière, 2020.