En avril 2019, Anne Sgard et Sylvie Paradis ont dirigé et publié aux Editions MetisPresses, un ouvrage intitulé « Sur les bancs du paysage. Enjeux didactiques, démarches et outils ».

Anne Sgard est géographe, professeure conjointement au Département de géographie et environnement et à l’Institut de formation des enseignants de l’Université de Genève. Sylvie Paradis est géographe, architecte-urbaniste et chercheure associée à l’UMR (Unité mixte de recherche) Territoires de l’Université de Clermont-Ferrand.

Ainsi que le définissent les auteures, « Cette recherche est née de la volonté d’une dizaine d’enseignants-chercheurs de réfléchir à leurs pratiques pédagogiques, d’échanger sur leurs outils et leurs terrains et d’identifier ce qui peut nourrir une didactique du paysage afin de renouveler les formations au et par le paysage. »

Ce livre est l’aboutissement d’un programme de recherche international de trois années (2015-2018), financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) et intitulé « Didactique du paysage.  Mutualisation des expériences et perspectives didactiques à propos des controverses paysagères. »

 

 

A-LE PAYSAGE, UN ENJEU POLITIQUE DE PREMIER ORDRE

  • Le paysage, une relation individuelle et collective au territoire 

La conception du paysage retenue ici est celle d’une relation que tout individu socialisé construit au fil de sa vie avec les territoires dans lesquels il chemine. Dans le premier chapitre « Le paysage revisité par la didactique et réciproquement, » Anne Sgard et Christine Partoune se réfèrent au paysage « empreinte et matrice », tel qu’Augustin Berque le définissait en 1984. Projection affective d’un individu sur l’environnement, le paysage s’inscrit dans un contexte institutionnel qui promeut la prise en compte des habitants et des usagers, leur consultation voire leur participation. Il est notre cadre de vie, chargé de sens et à partager avec d’autres. Il est devenu un enjeu de mobilisations, un objet de politiques publiques et un outil de médiation. Les acteurs, à toutes les échelles, en appellent à la mobilisation autour du paysage. La Convention européenne des paysages, adoptée en 2000, témoigne de l’affirmation du poids politique du paysage tout au long du XXème siècle.

  • La Convention européenne sur le paysage, levier pour une approche politique du paysage 

Elle a été ouverte à la signature des États membres du Conseil de l’Europe et des États européens non membres à Florence, le 20 octobre 2000.Il s’agit du premier traité international exclusivement consacré à l’ensemble des dimensions du paysage.

La Convention s’applique à tout le territoire des signataires et porte sur les espaces naturels, ruraux, urbains et périurbains. Elle définit le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et /ou humains et de leurs interrelations » (Article A1). Elle concerne donc de la même façon les paysages pouvant être considérés comme remarquables, que les paysages du quotidien et les paysages dégradés.

La Convention vise à encourager les autorités publiques à adopter au niveau local, régional, national et international des politiques et des mesures de protection, de gestion et d’aménagement des paysages européens. Le texte prévoit une approche souple des paysages dont les caractéristiques requièrent divers types de mesure allant de la stricte conservation à la véritable création, en passant par la protection, le gestion et l’amélioration.

La Convention propose des mesures juridiques et financières aux niveaux national et international, destinées à formuler des « politiques du paysage » et à encourager l’interaction entre les autorités locales et centrales ainsi que la coopération transfrontalière en matière de protection des paysages. Elle expose une série de solutions différentes à appliquer par les États en fonction de leurs besoins spécifiques. La Convention apporte une importante contribution à la mise en œuvre des objectifs du Conseil de l’Europe, qui sont de promouvoir la démocratie, les droits de l’homme, la prééminence du droit ainsi que de rechercher des solutions communes aux grands problèmes de société. En développant une nouvelle culture de territoire, le Conseil de l’Europe cherche à promouvoir la qualité de vie des populations

  • La complexité de la notion de paysage 

Les acteurs, à toutes les échelles, en appellent à la sensibilisation, à l’éducation, à la mobilisation autour du paysage mais ils peinent à en saisir la complexité et à valoriser son potentiel. Il est difficile d’en parler et d’en faire parler.

 

B-UN OBJET TRANSVERSAL, CITOYEN, UN BIEN COMMUN A PRÉSERVER

  • Une approche pluridisciplinaire

Ce livre est l’aboutissement d’un programme de recherche international où on a mutualisé des expériences en confrontant les disciplines et les métiers. Le Colloque « Débattre du paysage » qui a eu lieu à Genève en octobre 2017 a réuni des profils qui se rencontrent rarement : des enseignants du premier et du second degré, des universitaires, des membres des réseaux d’éducation à l’environnement, des associations, des bureaux d’études, des décideurs locaux. « Le paysage, outil de formation citoyenne », « Enseigner le paysage », « La formation au paysage : quelle appropriation par les acteurs de terrain ? » sont autant de thèmes abordés au cours de ce Colloque.

Le livre dans sa version imprimée et numérique fait se rencontrer des pédagogues, des acteurs de terrain et des praticiens (paysagistes, urbanistes, artistes-concepteurs). Riches de parcours diversifiés, leurs échanges sur cet objet et outil d’éducation commun qu’est le paysage, sont d’autant plus rares et précieux. On y rend compte d’expériences menées dans différents pays et régions européens (Suisse, France, Belgique, Italie, Ecosse) et au Canada.

  • Faire du paysage un objet d’enseignement à part entière 

La notion de paysage a longtemps été associée à la géographie scolaire traditionnelle. De nouvelles thématiques comme l’habiter ou le développement durable lui ont valu un repositionnement. Dans l’enseignement secondaire et universitaire, le paysage est souvent encore utilisé « comme simple porte d’entrée ». C’est alors simplement une manière de passer par le visuel (lycée) ou d’engager un diagnostic de territoire (université). Le paysage n’est donc pas le véritable objet d’étude.

Les auteurs de l’ouvrage « Sur les bancs du paysage » souhaitent faire du paysage un objet principal d’enseignement avec deux arguments. D’abord, le paysage contribue à l’acquisition de compétences scientifiques, sociales et politiques sur l’organisation et la gestion des territoires. Le deuxième argument est celui de notre relation au paysage pour l’aborder dans le registre du « savoir être à soi et au monde ». On se situe entre le politique et le sensible.

  • Le paysage élément constitutif de notre personnalité, de notre identité personnelle et collective 

Le paysage n’est pas un simple regard sur les choses, c’est une vue qui nous touche (…) Le paysage est une expérience charnelle et sentimentale, que le sentiment soit esthétique et/ou nostalgique ou autre encore, des lieux ; cet amour ou ce dégoût, sont des formes te des révélations de notre appartenance au monde. (Richard D’Angio, 1997)

Le paysage introduit les sens, les émotions dans les apprentissages. Autour d’un projet paysager, les interlocuteurs sont intimement impliqués et le terrain est souvent conflictuel. Notre perception des paysages est fortement marquée par le paysage dans lequel nous vivons quotidiennement. On parle d’expériences paysagères. Tous les sens sont mobilisés et cette expérience crée des émotions. C’est de l’instantanéité mais tout de suite une relation se construit. Parfois se développe un discours sur l’appartenance, l’attachement aux lieux. Où habitons-nous ? Comment ? Quelle est notre relation à l’autre ?

Pour que l’élève ou l’étudiant accède à une pleine conscience de sa relation au paysage, il faut l’aider à développer une approche sensible du paysage. Cette approche, telle que définie par Anne Sgard et Christine Partoune, consiste « à prendre conscience de la façon dont les paysages nous habitent et à leur donner du sens, à y attacher un jugement de valeur, tout en prenant conscience de nos croyances, de nos idéologies, et de la relativité de notre regard, socialement et culturellement déterminé. »

 

C-METTRE LE PAYSAGE AU CENTRE DE LA DÉMARCHE PÉDAGOGIQUE

  • Un demi-siècle de formation au paysage

Dans les années 1970, de nombreux géographes (Georges Bertrand d’abord puis Roger Brunet, Olivier Dollfus, Gilles Sautter, Armand Frémont …) ont participé à la redéfinition du terme « paysage ». Il s’agissait de renouveler les conceptions du paysage qui, jusque-là, n’étaient pas susceptibles de rendre compte des relations entre la nature et la société. Les questions d’environnement émergeaient alors. En 1972, c’est la création du Centre national d’Étude et de Recherche du Paysage (CNERP). Il est chargé de former les paysagistes d’aménagement, d’innover dans les méthodes d’étude des paysages, de former les cadres des administrations et de constituer une bibliothèque spécialisée. On y pratiquait une formation pluridisciplinaire qui avait pour but de développer une approche dite « sensible », se distanciant des méthodes fondées sur le traitement des statistiques de démographie, logement, urbanisme, agriculture…

L’objectif épistémologique apparaît dans certaines formations universitaires au tout début des années 90. On peut citer le DEA « Jardins, Paysages, territoires » créé en 1991. Il a fallu attendre les années 90 pour que les différentes conceptions du terme « paysage » s’accordent avec deux programmes de recherche, l’un mené par la Mission du patrimoine ethnologique du ministère de la Culture et l’autre par le ministère de l’Environnement intitulé « Politiques publiques et paysages, analyse, évaluation, comparaison.  La majeure partie des scientifiques et des paysagistes adoptent alors la définition du paysage énoncée dans l’article A1 de la Convention européenne du paysage en 2000 : « une partie du territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. »

  • Pour une approche citoyenne du paysage

L’équipe privilégie des situations de controverse et s’appuie sur trois questions centrales :

-Comment concevoir le contact avec le terrain ?

-Comment faire du paysage un outil de questionnement et de problématisation ?

-Comment concevoir des dispositifs de mise en débat ?

Ces pistes sont transversales à tous les contextes de formation observés par l’équipe, de l’école primaire aux formations spécialisées, et, elles constituent, selon les auteurs, « des éléments d’une réflexion didactique commune. ». « Il s’agit d’aborder le paysage non comme un spectacle à décrire, sur lequel appliquer des grilles de lecture et d’explication, mais de partir de la relation que chacun construit avec le paysage pour le questionner. » Il faut amener les élèves ou les étudiants à réfléchir en termes de logique d’acteurs (leurs intérêts, leurs stratégies) et à définir les enjeux inhérents à la situation de controverse. Le paysage permet de se situer dans plusieurs échelles de temps. Il renvoie à la fois au passé et aux mémoires individuelles ou collectives, au présent du débat et aux futurs possibles.

L’ouvrage se compose de 12 chapitres qui présentent des expériences didactiques en confrontant les disciplines et les métiers et en créant le débat. On « voyage » des paysages français (Alsace, Finistère, Maine et Loire, Pyrénées, Livradois-Forez) à ceux de l’Italie et des Highlands écossais sans oublier les paysages virtuels (la trame verte et bleue.) La question du rôle des collectivités locales dans le renouveau des politiques paysagères est posée au chapitre 3. Les rôles des professionnels du paysage et de L’État font l’objet du chapitre 5.

 

  • Une très riche version numérique qui présente des cas d’études pédagogiques :

Voir http://www.metispresses.ch/en/sur-les-bancs-du-paysage-numérique (passer par le site DIDAGEO si difficultés.)

Cet ouvrage donne accès gratuitement sur le site de l’éditeur MetisPresses (Genève) à un ouvrage rassemblant une douzaine d’articles scientifiques et une vingtaine de présentations, de démarches, de médiations au et avec le paysage. L’ouvrage numérique, qui se présente davantage comme une plate-forme, donne accès à d’abondantes ressources pédagogiques et multimédias de toute nature : photographies, dessins, maquettes, vidéos, applications, sites… Un descriptif de chacun des dispositifs pédagogiques est proposé (Démarche et contexte/Questions de didactique), ainsi qu’un retour critique des auteurs. Le portail d’accueil ci-dessus permet de deviner la richesse de cette plate-forme.

Trois questionnements, trois méthodes et trois outils correspondent au thème « Circuler dans le paysage » (voir ci-dessus). Pour chacun d’entre eux, et il suffit de cliquer sur le carré correspondant, on obtient 2 ou 3 propositions. En exemple dans le tableau ci-dessous, une ou deux de ces propositions (exemples choisis par l’auteur de ce compte-rendu.)

De la disparition de l’automne.

Voyage pédagogique dans le temps des paysages.

(formation des paysagistes de l’ENSAP)

 

Serge Briffaud.

 

Et si le renouveau des politiques paysagères passait par les collectivités territoriales.

 

Laurent Lelli

La formation et l’éducation au paysage en Italie.

Regards croisés entre géographie et architecture.

 

Paola.Branduini, Benedetta Castiglioni.

Le paysage revisité par la Didactique et réciproquement.

 

Anne Sgar et Christine Partoune

Le carnet de voyage comme objet de médiation paysagère.

 

Christine Partoune.

Arpentage et carte sensible autour du Grand projet d’urbanisation des Cherpines (Grand Genève)

 

Anne Sgar, Sylvie Paradis.

Apprendre le paysage en école rurale.

 

Louise Sagot.

Enseignement Art-Science du paysage littoral : naviguer entre terrain et représentations.

 

Caroline Cieslik, Hervé Regnauld.

 

2-Aménageurs de demain. Initier les étudiants à l’interdisciplinarité grâce au paysage (texte en anglais)

 

Sue Engstrand, Evan Bowditch

Un observatoire photographique dans le projet local.

 

Frédéric Mocquet.

Étudier le paysage à travers les outils de l’action publique. Une analyse des Plans Régionaux de développement bruxellois.

 

Sophie Hubaut.

 

Le paysage facilitateur de la citoyenneté. L’exemple des collégiens girondins du paysage de la LGV.

 

Antoine Luginbühl, Louise Bouchet.

1-Bibliographie raisonnée.

 

2-Les mots du paysage et de la didactique.

 

La correspondance entre le livre-papier et la plate-forme numérique est particulièrement intéressante. Les renvois suivis d’une loupe dans la version papier indiquent les références aux contributions présentes dans l’ouvrage numérique. Le livre papier propose une table des matières du livre numérique.

 

Conclusion

Cet ouvrage propose une réflexion de fond sur les enjeux éducatifs autour du paysage. Sa force vient de la rencontre de spécialistes riches de formations, d’expériences et de cultures diverses. Essayer de comprendre par l’entremise du paysage, quelles relations on noue avec notre environnement, notre territoire, notre quotidien. C’est cette relation qui est au cœur de la réflexion. Que fait-on du paysage et avec le paysage ? Que fait-on advenir du paysage ? On pense que c’est une histoire d’espace, de décor, que c’est la scène, l’arrière fond mais le paysage est complètement imbriqué dans le temps.

Pour Anne Sgard, c’est « un événement ». Il est ici question de rythmes, de mémoire, de cycles, de temporalité. Un paysage, c’est du présent qui porte les traces du passé et l’imaginaire du futur. Le paysage est souvent instrumentalisé pour exprimer une forme d’appartenance ou d’identité. On est entre vouloir et pouvoir. Former les futurs acteurs du paysage et plus largement les citoyens à cette complexité, à ces enjeux, est fondamental. Dans le champ de la recherche scientifique, comme dans celui des politiques publiques et en matière d’aménagement local, d’urbanisme et de patrimoine, la notion de paysage a été porteuse de nouvelles manières de penser et de faire durant ces dernières décennies. Cet ouvrage, au service des acteurs du paysage et des citoyens, témoigne d’un engagement majeur des enseignants. Il concourt à la vision renouvelée que l’on porte au rapport des sociétés à leurs territoires. A une époque où, le paysage est mobilisé dans les discours citoyens, dans les politiques locales et dans les controverses environnementales, il s’agit de former à l’étude des liens entre paysage et territorialités. C’est une mission majeure pour les enseignants. C’est un enjeu essentiel pour les générations futures.

Claudie CHANTRE, octobre 2019