La photographie peut être vue comme une agression et le dessin comme une connivence. Cette question n’est pas anecdotique : On peut lire au Guatemala des pancartes qui précisent que les photographies sont interdites. Ces réactions ont un fondement, celui pour les populations locales photographiées d’être vues de haut comme des objets ethnographiques ou simplement pittoresques. Par ailleurs, il existe des cultures où la photographie est mieux admise. Enfin, la massification du tourisme, et la généralisation de la photo qu’on envoie sur le champ à ses amis, conduit à une saturation du point de vue des populations photographiées. Retour des choses : il m’arrive à Paris sur le marché de l’avenue Richard-Lenoir, d’être photographié avec ma baguette sous le bras par un touriste chinois. Il faudra que je mette un béret. (M.S.)
Le dessinateur accepté
Une mésaventure dont Roland Courtot a été témoin à deux reprises au cours d’excursions de géographie rurale : le photographe fait fuir les sujets qu’il veut capturer sur sa pellicule, tandis que le dessinateur est accepté comme témoin et le droit à l’image lui est concédé sans mot dire.
Les excursions de géo sont en partie passées de mode. Jacques Lévy les avait critiquées dès les années 70 en contestant leur caractère « scientifique ». Mais elles continuent toutefois à être pratiquées et Roland Courtot témoigne ici de celles de la Commission de rurale (Thessalie, Grèce 2001). Le dessin d’excursion est réalisé à la hâte, lors d’un arrêt du groupe, au moment d’une explication. Difficulté supplémentaire : rendre compte de ce qu’on voit mais aussi de ce qu’on entend. Le dessin est aussi la traduction d’un discours. Le pastel et l’aquarelle demandent un peu de temps , dont on ne dispose pas toujours si on suit les commentaires des présentateurs. Il reste le rapide dessin au crayon, au roller, au stylo à bille, ou mieux au stylo tubulaire à encre de Chine qui permet, comme le bon vieux stylo à encre d’autrefois, de produire des traits au kilomètre tant que le réservoir n’est pas vide. Et cela avec une encre indélébile qui supportera les lavis et aquarelles si on veut passer ensuite à la couleur.. La plume et l’encrier ne sont pas recommandables dans ce cas, même si notre collègue Pierre Deffontaines s’est rendu célèbre dans le croquis aérien en utilisant les cure-dents du service à bord des avions (en bois ou en plume d’oiseau) et son fidèle encrier d’encre de Chine (gare aux taches !) lorsque l’occasion lui en était donnée (à une époque où les avions de ligne volaient à des altitudes plus basse qu’aujourd’hui): ses publications ont été souvent illustrées par des dessins au trait tout à fait caractéristiques de cette curieuse technique.
Le dessin d’excursion peut aussi changer d’échelle. Il vise à rendre compte d’un détail technique, mieux que la photo parce qu’il privilégie ce qu’il veut montrer. Ainsi le dessin du système de lavage des tapis et drapage des tissus, ou de serrage de leur trame. C’est ce que le dialecte local appelle dristela. On le verra ci-dessous (Thessalie, 2001)
Enfin le dessin d’excursion peut rendre compte sur un mode humoristique ou caricatural d’anecdotes du voyage. Certains de ces dessins sont destinés à ne pas sortir du carnet. Ils témoignent du rôle social des excursions pour la communauté géographique. (suite…)
Notes prises à la conférence des cafés géopolitiques du 9 mars 2020.
Une conférence remarquable par la qualité de l’information et par l’aisance pédagogique de Jacques Rupnik. Une des meilleures des cafés géopolitiques.
Jacques Rupnik, historien et politologue, est né à Prague. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université Paris 1 en histoire des relations internationales et diplômé de russe à l’INALCO. Professeur à Sciences Po, il est directeur de recherches au CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales) Il a été conseiller du président de la République tchèque Vaclav Havel.
Ses derniers ouvrages parus :
–Géopolitique de la démocratisation : l’Europe et ses voisinages. Presses de Sciences Po, 2014
–L’Europe des Vingt Cinq. 25 cartes pour un jeu complexe (avec Chr. Lequesne), Autrement, 2004
–Les Européens face à l’élargissement : perceptions, acteurs, enjeux.
Presses de Sciences-Po 2004
Les éditions Taillandier ont publié en 2003 un remarquable ouvrage intitulé « Dessins d’exode » (142 p., 29 euros). Cet ouvrage centré sur les dessins des élèves, est accompagné de textes très éclairants de Yves Gaulupeau, Directeur du Musée National de l’Education à Rouen, et d’Antoine Prost, comme lui historien.
La couverture reproduit un dessin de Régine Laurenson intitulé « L’exode sur la route de Paris à Fontainebleau (Seine et Marne) 13 Juin 1940 ». C’est un recueil de dessins tout-à-fait inhabituels réalisés par des élèves d’une classe féminine de primaire supérieur dans la période 1936-1940, sous l’égide de leur professeur de dessin, qui était en même temps un peintre de grande qualité, Adrienne Jouclard.
Les élèves de primaire supérieur suivaient une formation de type professionnel : il s’agissait en particulier des métiers de la couture. Pourtant ce livre nous offre tout autre chose : Adrienne Jouclard a incité ses élèves à dessiner des épisodes vécus par elles. De ce point de vue, Yves Gaulupeau souligne dans une introduction la différence avec les dessins correspondants de la guerre de 14-18 : ces derniers sont imaginés par les élèves à partir de récits des « poilus ». Ceux de notre période ont pour base le vécu personnel des jeunes élèves.
A cette occasion, un texte d’Antoine Prost éclaire utilement les conditions de cette production artistique. Si l’on possède un nombre considérable de témoignages sur le vécu de la Première Guerre Mondiale, ceux de la Seconde sont concentrés sur l’Occupation, la Shoah, la Libération. L’effondrement de mai 40, traumatisme majeur de la nation, est passé sous silence. Aucun peuple ne fête volontiers ses défaites. On sera sans doute surpris de trouver l’évocation très patriotique du 11 Novembre 1936. Antoine Prost souligne que, contrairement au discours contemporain, on observe après 1938 une recrudescence du patriotisme, à partir du moment où la société française se convainc que la guerre est inévitable. Ces dessins sont ainsi l’occasion de remettre en cause un récit historique convenu.
Notre collègue Christian Grataloup s’est maintenant fait un nom dans la géohistoire. En témoigne le remarquable Atlas Historique Mondial que viennent de publier les éditions L’Histoire et les Arènes (2019, 655 pages)
Mais il a d’autres talents, qu’il a exprimés dans les premiers numéros d’Espaces Temps dès 1976, où il donnait dans la caricature politico-géographique. Il signait alors CEGER. Sans doute ne reprendrait-il pas aujourd’hui tous ces dessins : c’était il y a longtemps et on a parfaitement le droit d’évoluer dans ses visions et ses partis pris.
Avec le recul de ce presque demi-siècle (le premier numéro date d’octobre 1975) on peut dire que la critique épistémologique avancée par Espaces Temps rendait un son neuf. C’est bien ce qu’avait compris Maurice Le Lannou, qui prit à partie les initiateurs dans son feuilleton du journal « Le Monde » intitulé « Des géographes contre la Géographie » les 8-9 février 1976. A quoi d’ailleurs les concepteurs de la revue répondirent dans les mêmes colonnes du quotidien les 14-15 mars 1976 : « Des géographes pour une autre géographie ».
Le débat sur notre discipline sortait du cadre des colloques et séminaires pour apparaître au grand jour.
Il ne s’agit pas de revenir sur cette polémique mais de présenter quelques-uns des dessins de Christian Grataloup issus des premiers numéros d’Espaces Temps d’octobre 1975 à 1979.
PREMIÈRE CARICATURE Espaces Temps 1977 N° 5.
« La géographie en réponses. Autoportrait d’une incertitude 2 »
Illustration d’une question dans un sondage adressé aux géographes :
« L’importance des travaux en géographie rurale et tropicale est-elle significative d’une vision primitiviste des rapports sociaux ? »
Il paraît qu’à l’époque on pouvait reconnaître le géographe qui bout dans la marmite.
L’histoire de Th. Jean Delaye (1896-1970) s’articule avec celle du XXe siècle marocain.
Recruté par le Service Géographique du Maroc, il a suivi tous les épisodes de la conquête coloniale depuis 1924 jusqu’en 1940. C’est là qu’il exerça ses talents en relevant la topographie de plusieurs massifs montagneux du Rif à l’Atlas, sans compter ses missions de reconnaissance aérienne et vécut au Maroc jusqu’en 1960.
Il fut d’abord un cartographe, mais aussi un géographe. On a même pu écrire (Aurelia Dusserre) qu’il fut « un des principaux acteurs de la géographie marocaine de l’Entre-Deux Guerres. Il a été un des membres les plus actifs du Comité de la Société de Géographie en 1931, il en devient l’un des vice-présidents en 1939. Il collabore régulièrement à la Revue de Géographie du Maroc, avant d’en devenir le rédacteur en chef en 1942. » Inutile de dire qu’il approuve totalement l’action coloniale, en quoi il ne dépare pas des manuels de géographie de l’époque : dans son édition de 1959, soit trois ans après l’indépendance, le manuel de première de Hatier (par H. Boucau et J. Petit) écrivait : « L’économie marocaine était, vers 1912, au stade du Moyen-Age ; son développement s’affirme très brillant, grâce à l’afflux des capitaux et des techniciens français ».
Jean-François Troin nous en a opportunément rappelé le souvenir en reproduisant dans ses « Carnets de géographie anecdotique » (Éditions Petra, Paris, décembre 2018) un dessin de la place de France à Casablanca. C’est que Delaye fut aussi un dessinateur et un illustrateur d’ouvrages très fécond, et que son travail permet de mieux comprendre la place que le protectorat marocain a occupé dans les représentations coloniales françaises de cette époque.
En effet, à côté de ses aquarelles et dessins de la vie populaire et de l’architecture traditionnelle, qui constituent un apport intéressant mais un peu attendu, Delaye exprime la modernité du Maroc, suivant en cela le discours colonial du moment : la France voyait dans le protectorat marocain sa plus belle réussite coloniale. En témoignent les dessins des villes nouvelles et des installations portuaires.
Les Archives Nationales présentent à l’Hôtel de Soubise jusqu’au 6 janvier 2020 une remarquable exposition intitulée « Quand les Artistes dessinaient les cartes ». Le tout grâce à la passion visible des deux commissaires pour leur objet, Juliette Dumasy et Camille Serchuk.
Cette exposition est d’un grand intérêt pour le géographe, mais aussi pour l’historien et plus généralement pour qui s’intéresse au rapport au paysage et à sa représentation graphique.
On pouvait croire que tout ce matériel était connu. Or il est surprenant de constater que sur 97 cartes, 46 n’ont jamais été exposées, et 28 inédites (au sens de non publiées ou publiées de façon confidentielle). Cette exposition est donc d’abord le fruit d’une patiente recherche dans « l’océan des archives judiciaires ». Ce fut aussi l’occasion de leur restauration et de leur numérisation. (suite…)
Louis-Joseph Soulas est un graveur peintre, né en 1905, à Coinces, dans un village proche d’Orléans, dans une famille d’agriculteurs beaucerons ; et mort en 1954 d’une crise cardiaque à la gare d’Austerlitz alors qu’il rentrait à Orléans pour occuper le poste de directeur du Conservatoire qui venait de lui être attribué.
Un de ses thèmes de prédilection fut la description des paysages de la Beauce, sa terre natale.
Ses dessins donnent une image de la Beauce des années 1930- 1950 mais son œuvre dépasse de beaucoup le cadre local de ses origines. Très souvent, il privilégie l‘uniformité des paysages ruraux sous le manteau des céréales. En somme, le paysage classique de la Beauce. Il a merveilleusement su évoquer la quasi-horizontalité de ses paysages en la soulignant par un détail d’apparence insolite, tel ce sentier au milieu des blés. « Le sentier vers les fermes » en est une illustration. La Beauce ne fut pas sa seule source d’inspiration : il a également évoqué, quoique avec moins de bonheur, la Sologne et ses étangs, notamment en illustrant le roman « Raboliot » de Maurice GENEVOIS qui obtint le prix Goncourt en 1925. On aurait garde d’oublier l’illustration qu’Il fit des évènements contemporains, comme dans sa magnifique traversée de la Loire par un flot ininterrompu de piétons se succédant sous le Pont Royal d’Orléans qui vient d’être détruit par un bombardement.
Pour autant, il ne faut pas demander à ce paysage rural, présenté ici, au-delà de son intérêt esthétique, des fondements historiques qui en expliquent la genèse. La monoculture céréalière qu’il décrit ne rend pas compte des structures agraires sous-jacentes.
D’abord, il faut dire que c’est un excellent livre et que je l’ai, pour ma part, lu de bout en bout comme une nécessité, comme une urgence. Pour voir ce qui va se passer au chapitre suivant. Pour son style aussi, mélange de termes précis empruntés à la géographie physique et de l’argot tout-à-fait contemporain. Et aussi parce que je me retrouve dans cette Europe centrale et orientale où j’ai finalement passé beaucoup de temps.
Il y a plusieurs manières d’aborder cet ouvrage, parce qu’il y a plusieurs livres dans un.