Café géographique de Lyon, mercredi 22 novembre 2017
Café de la Coche, Lyon Bellecour
Philippe Bourdeau est professeur de géographie à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine de l’Université de Grenoble.

Introduction : la géographie du tourisme de demain

Il faut se poser la question de la géographie du tourisme de demain, quelle est-elle ? Comment le tourisme est-il lié aux impératifs du développement durable ? Un « éco-tourisme » au sens strict est-il possible ou faut-il plutôt envisager plus généralement un tourisme de transition ? Ces solutions sont-elles porteuses de promesses ? Il est question d’enjeux tout à la fois sociaux, environnementaux et économiques qui marquent un changement dans le tourisme et ses pratiques.

Philippe Bourdeau a principalement travaillé sur les Alpes, on ne parlera pourtant pas tant de montagnes, le but pour tout chercheur étant de monter en généralité. Il faut faire des allers-retours dans les transformations du tourisme, en quoi et comment il s’inscrit dans une échelle plus globale, dans un changement culturel. On peut à la fois parler de changement et de nouveauté, il faut toutefois prendre des précautions avec le terme « nouveauté ». On ne peut pas dire que tout est nouveau : il y a des inerties et des permanences. Le tourisme est marqué par une dialectique articulée entre permanences et changements.

Quand on passe devant un kiosque, par exemple dans une gare, on est frappés de l’exubérance de journaux et magazines qui promettent des choses intemporelles dans les destinations de voyages : le rêve, l’insularité, le paradis. Ce sont des stéréotypes qui utilisent la dialectique classique entre un « ici » et un « ailleurs » idéalisé dénotant le groupe de citadins que nous sommes qui rêvent de nature comme lieu de ressourcement. On voit apparaître à travers ces couvertures la mythologie touristique que cette dialectique déploie.

L’Organisation Mondiale du Tourisme observe actuellement une croissance exponentielle du nombre de touristes qui ne ferait qu’augmenter de manière plus marquée dans les années à venir. Pourtant on peut relever un paradoxe entre cette croissance, la permanente abondance de promesses et de plus en plus de critiques à leur égard sur fond de triple crise climatique, énergétique et économique, qui plus est dans un contexte de changement culturel et technologique. Ce dont rend compte une image diffusée par les « casseurs de pubs » qui montre la figure du touriste –affublé de ses attributs : lunettes de soleil, chapeau, appareil photo et chemise à fleur, mais aussi automobile, avion, skis…– au bord du gouffre dans une ambiance de « de fin de partie ». Ainsi, alors que le tourisme est au cœur de nos modes de vie, constitue un des principaux facteurs de mobilité à l’échelle mondiale et que les progrès technologiques promettent sans cesse une plus grande rapidité et fluidité de transport, on observe une montée des questions et doutes, face aux incertitudes du monde contemporain et de ses enjeux.

A partir de ce paradoxe, nous construirons notre réflexion en deux temps :

  • Interroger les changements : quels sont-ils ? Comment se traduisent-ils  dans les formes et les pratiques ?
  • Proposer une grille de lecture des enjeux de cette transition du tourisme

 

  1. Interroger les changements du tourisme dans leur définition et leur traduction au sein de formes et de pratiques en évolution

Il faut pour cela faire une petite histoire du tourisme, ce dernier étant une pratique culturelle et sociale. A partir d’images publicitaires on peut illustrer une représentation majeure de la relation entre l’« Ici » et l’« Ailleurs » –telle qu’envisagée par Xavier Piolle– : à savoir la recherche d’une rupture compensatoire entre un « ici » urbain  et un « ailleurs » naturel. Le trajet permis par le voyage nourrit un « principe de plaisir » et de désengagement vis-à-vis des contraintes et des rôles sociaux qui confine à l’évasion. C’est tout ce background géoculturel qui porte le tourisme. Derrière cette apparente innocence, désinvolture voire exubérance on ne peut passer sous silence l’affirmation croissante de représentations négatives du tourisme. On peut envisager ce versant « disphorique »  (voir les écrits d’Hécate Vergopoulos) comme antagoniste de l’imaginaire euphorique promettant un bonheur garanti et infini. ET ce désenchantement (voir les travaux du MIT) a bien à voir avec un bilan critique de plus en plus affirmé. Celui-ci est assez récent, car si on a toujours moqué la figure du touriste, ce n’est qu’à la fin des années 1990 et au début des années 2000 qu’apparaissent des mises en causes culturelles et sociales plus importantes.

Une affiche dans le métro parisien détourne une publicité pour le club Med en le renommant « club Médical pour soigner une vie vide de sens ». Une autre affiche, repérée cette fois en Lozère, mobilise des formules fortes : « Halte au tourisme ! », « Prostitution culturelle » ou encore « Nous ne sommes pas des produits culturels ». Le tourisme est ainsi dénoncé par une critique fondamentale qui rejoint celle des situationnistes. En effet dans les années 1960, alors que le tourisme est en pleine démocratisation, seuls quelques activistes comme Guy Debord et Raoul Vanegeim  émettent des critiques cinglantes –et alors totalement isolées– sur une pratique qui ne fait pas discussion.

Aujourd’hui, ce bilan critique est alimenté par les magazines et les journaux, se servant du tourisme comme d’un marronnier. Il marque la fin d’un consensus culturel, idéologique et social majeur du XXème siècle, où le tourisme représentait un facteur de développement économique, d’ascension sociale, ne produisant pas d’impact écologique particulier –Cf. l’image d’« industrie non-polluante ». Il a donc fallu du temps, que le tourisme devienne cventral dans les modes de vie, les territoires et l’économie, et une forme d’usure culturelle, pour qu’il émerge comme objet de critiques. Celles-ci sont de plus en plus prégnantes autour des projets d’aménagements, celui d’un Center Parks à Roybon (Isère) où des voix constituées en « Zone à Défendre » s’élèvent contre la précarité des emplois, les impacts environnementaux ainsi que la défiscalisation immobilière qui caractérisent une telle opération. On observe un processus similaire dans de multiples contextes, comme par exemple la station de Chamrousse, au-dessus de Grenoble, face à un projet d’extension en altitude du domaine skiable dans une zone protégée. On note aussi une inflation des conflits sociaux qui s’articulent autour de la situation des employés saisonniers du tourisme. Cela fait longtemps que ceux-ci sont mal payés, mal logés et précarisés, mais ces conditions ne sont devenues que très récemment une question sociale. La première grève en station de sport d’hiver à l’appel de la CGT a seulement eu lieu en février 2004 ! Des palaces de Cannes voient la même année leur personnel se mettre en grève, faisant ainsi de 2004 une année de rupture historique. Cette mutation est à la fois le fruit d’une « visibilisation » accrue des conditions d’emploi des saisonniers, et d’une pénétration croissante du secteur touristique par l’action syndicale, pour laquelle il incarne le développement d’un « nouveau prolétariat ».

On observe en parallèle une croissance des mouvements anti-touristes au sein de destinations européennes majeures comme Barcelone, Venise ou Amsterdam. Encore une fois, des affiches en témoignent avec des slogans tels que « Parisien dégage, t’as Paris-Plage ! » (Pays Basque, 2017) ou « Tourism kills the city » (Barcelone, 2014). On a pu ainsi observer une forte mobilisation de collectifs cherchant par exemple à faire interdire les valises à roulettes à Venise, ou protestant contre le détournement du parc locatif au profit d’Airbnb. Sur un autre registre, un lieu emblématique du tourisme comme la plage voit se développer des controverses comme celle du burkini en 2016 : à cette occasion le journal Causeur reprend à son compte la célèbre formule de Winston Churchill « We shall fight on the beaches », transformant ce lieu symbole de bonheur et d’utopie en un lieu de conflit de civilisation. Les plages et îles de Méditerranée –première zone touristique mondiale– accueillent aussi les bateaux de réfugiés venant d’Afrique : un célèbre cliché de 2006 montre des réfugiés échoués au milieu de touristes sur un plage très fréquentée des Baléares. Ce rendez-vous paradoxal de l’enfer et du paradis en un même lieu devient une figure de plus plus en plus familière de la géographie touristique, à l’instar de ce que l’on peut observer dans le voisinage impensé d’Haïti et de la République Dominicaine, destination exotique low cost très fréquentée, où comme dans nombre de destinations, spéculation immobilière et trafics en tout genre font bon ménage (voir les livres « Ibiza mon amour » d’Yves Michaud, et pour un contexte plus général « Paradis infernaux » de Mike Davis et Daniel B. Monk) .

Dans ce contexte la question sécuritaire devient centrale dans la gestion et la promotion des lieux et offres touristiques. Car après les coups de semonces isolés des attentats en Egypte au cours des années 1990, les attaques contre les touristes –à la fois cibles faciles et emblèmes de colonialité et/ou de modes de vie détestés– sont devenues monnaie courante dans les années 2010, y compris en Europe. Il s’agit bien là d’une étape supplémentaire dans le processus de désenchantement des pratiques et lieux touristiques, qui peuvent de moins en moins se prévaloir d’une forme d’extraterritorialité et d’insularité, à la manière de « bulles » où pouvait s’épanouir un entre-soi au-delà de toutes les tensions et turbulences du monde.

Ce changement majeur n’est pas le seul, il renvoie à la fin d’un consensus global, qu’illustre bien le télescopage à cinquante ans de distance de deux ouvrages sur le voyage : le classique de Nicolas Bouvier L’Usage du monde (1963) publié en plein âge d’or du mouvement de départ des « routards » vers l’Ailleurs comme promesse de libération vis-à-vis d’une société occidentale encore très marquée par les carcans culturels, familiaux et religieux ; et L’Usure du monde : une critique de la déraison touristique (2014) du sociologue Rodolphe Christin, aussi auteur du Manuel de l’anti-tourisme (2008) qui s’inscrit dans la littérature critique du tourisme.

Il faut maintenant essayer de voir quels sont les changements dans la relations aux espaces urbains de départ et aux destinations et comment se reconfigure la dialectique de l’« ici » et l’ « ailleurs » au sein des pratiques touristiques. En quoi les représentations et les pratiques de la ville changent face à l’émergence de l’écologie urbaine, de la ville durable et du réinvestissement de celle-ci comme lieu de vie et de recréation. Dans le monde entier, ce processus se manifeste par exemple par le fait que les villes renouent avec leurs fleuves, et cherchent à ré-ensauvager leurs espaces naturels dans un mouvement de changement d’ordre paysager et de cadre de vie intégrant les pratiques récréatives. A ce titre Paris-Plage a institué et spectacularisé la critique situationniste (« Sous les pavés la plage »). Au-delà du marketing territorial, ce genre d’opération stimule l’aspiration des habitants et usagers de la ville à la vivre pleinement comme espace de vie et de loisirs, au lieu de chercher systématiquement à la quitter pour accéder à un « ailleurs » lointain : voir par exemple les actions du « Laboratoire de baignade expérimentale ». La ville serait alors un kaléidoscope proposant de multiples relectures potentielles, y compris sous l’angle aventureux de l’Urbex (exploration urbaine), du tourisme expérimental (voir l’expérience du LaTourEx). Un dépassement des représentations touristiques traditionnelles de la ville s’opère alors, qui ne seraient plus centrées sur les monuments, les musées et les événements mais sur une relecture de plus en plus ouverte et intimiste de son histoire, de sa géographie et de ses cultures : voir par exemple les visites du « Paris Noir » ou du « Marseille gangster tour », ou encore à Marseille les activités de l’association « Hôtel du Nord » qui propose à la location des chambres d’hôtes pour un séjour touristique solidaire articulé autour du dialogue avec les habitants des quartiers nord. Il en va de même avec les « Fan trips » emmènent des curieux sur la trace des héros de cinéma, de littérature ou de bande-dessinée. On voit ainsi s’affirmer des modes de lecture ou de relecture de la ville orientées vers ses liens et lieux « faibles », négligés ou impensés et ses interstices. Dans cette perspective le regard des habitants est de plus en plus recherché comme marqueur d’expérience vécue et d’« authenticité » par rapport à l’expertise des guides professionnels (voir les développement des « greeters », qui accueillent et font visiter « leur » ville, non plus sous son angle historique à travers les monuments ou l’érudition de l’histoire de l’art mais par leur regard, leur vécu, leur émotion. La vision de la ville en est tronquée et biaisée, mais de manière assumée puisque c’est le contact avec l’habitant qui est ici recherché. On voit alors apparaître un paradoxe : on forme des professionnels guides-conférenciers pour organiser des visites touristiques alors qu’une partie croissante de la demande réfute le regard expert et « formaté » pour le regard « amateur » (voir le livre de Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur) y compris en exerçant une curiosité pour l’art de vivre des habitants.

Le déplacement, contournement ou détournement du regard touristique est aussi inhérent aux pratiques induites par les nouvelles technologies : le géocaching, des applications comme Pokémon Go ou Space Invaders, ou encore les jeux iconographiques à base de traces GPS (voir par exemple Strava.com) génèrent une vision et une pratique obliques de la ville, qui ne sont plus orientées par le patrimoine et les signaux urbains légitimes. On assiste à une multiplication de lectures décalées de qu’est une ville par le biais de ces technologies. A certains égards –même si c’est parfois à contrepied– ces jeux nourrissent une perspective proche de la « dérive urbaine » des situationnistes, en contribuant à casser les codes esthétiques et comportementaux des usages de l’espace.

Ces changements dans le rapport aux temps, lieux et pratiques récréatives ne concernent pas seulement le milieu urbain, et de multiples formes récréatives d’ordre solidaire, scientifique ou encore créatif renouvellent les codes du tourisme, quitte à les remettre en question. Face à l’inflation d’un sentiment de responsabilité –voire de culpabilité– environnementale et sociale on observe la relance de formes de tourisme qui se voudraient « utiles » afin de dépasser le tourisme « passif » associé à une insouciance consumériste et à un certain voyeurisme. On observe alors la recherche de passage d’un tourisme « voyeur » à un tourisme « témoin ». C’est bien un retour aux sources qui s’opère ici, si l’on se remémore la façon dont les premiers alpinistes partaient en montagne équipés de matériel scientifique et de mesure afin de donner une légitimité à leur ascension, dont le sens purement récréatif n’allait pas de soi…

De même, on observe une relance d’un tourisme de proximité, voire d’un endotisme, démarche qui consiste pour Franck Michel à « devenir l’autre » quand l’exotisme propose de « devenir autre » (Cf. son ouvrage Désirs d’ailleurs) qui illustre une renégociation de la dialectique « ici »/« ailleurs ». On retrouve là la primauté axiologique du proche sur le lointain telle qu’Abraham Moles et Elizabeth Rohmer l’avaient postulée dans La psychologie de l’espace (1972) comme « loi d’airain de la proxémie » : ce qui est proche aurait plus de valeur que ce qui est loin du fait des multiples expériences et sentiments que l’on y attache. La globalisation du tourisme a opéré à la fin du XXème siècle un renversement de cette « loi d’airain » par la primauté donnée à l’espace lointain et à l’exotisme en termes de rentabilité symbolique et de distinction sociale (Cf. Pierre Bourdieu). Depuis le milieu des années 2000, on observe une revalorisation de la proximité avec une généralisation des slogans du type « Ici c’est ailleurs », « les parcs suisses à deux pas de chez vous », « Madagascar, non Jura ! », « se sentir bien sans aller loin »… etc. Un recodage géoculturel est ici à l’œuvre, illustrant la vitalité des processus par lesquels le tourisme est une machine à subvertir les usages et les fonctions des lieux (voir les écrits de Georges Cazes).

Ce regain d’intérêt pour les proximités va de pair avec la (re)valorisation d’espaces « ordinaires », que matérialise le développement d’un réseau comme les « 100 plus beaux détours de France » : des communes dépourvues d’un patrimoine paysager, architectural ou historique remarquable, mais caractérisées au contraire par une forme de banalité voire par des pathologies spatiales (friches, paysages malmenés…) se sont fédérées pour revendiquer malgré tout un « droit » à une reconnaissance touristique marquée par des symboles basiques : ouverture d’un office de tourisme, mise en place d’une signalétique urbaine ostentatoire, balisage de chemins de randonnée, installation de haltes nautiques…. Dans un contexte de très forte hiérarchie spatiale et culturelle du tourisme conventionnel –marqué par une distinction instituée entre « hauts-lieux » incontournables, lieux « valant le détour » et « non-lieux » – on peut alors évoquer la montée d’un « néo-panthéisme » spatial. Et peu importe d’une certaine manière si ce tourisme fonctionne surtout à « usage interne » comme marqueur identitaire pour des territoires en crise dans lesquels il contribue avant tout à une revalorisation du sentiment d’appartenance des habitants, qui sont alors enclins à s’approprier des équipements et comportements pensés pour des touristes potentiels. Ce qui n’exclut pas dans la durée une ouverture progressive à des flux touristiques bien réels, qui constituent in fine une bonne surprise.

Cette transformation de fond des spatialités touristiques est aussi marquée par le phénomène des migrations d’agrément (« Amenity migration »), qui caractérisent des migrations résidentielles orientées non plus par des motivations d’ordre professionnel, mais par des motivations liées à la recherche de qualités environnementales, patrimoniales et récréatives comme composantes d’un art de vivre inspiré par l’utopie d’une vie à l’année dans un lieu de vacances (voir les travaux de Laurence Moss, de Manfred Perlik et de Niels Martin). C’est à ce titre que les régions touristiques sont aussi celles qui gagnent le plus d’habitants, et que la France, première destination touristique mondiale, revient souvent en tête de classements comme l’« International living » qui répertorient et classent les lieux où il fait « bon vivre ». Toute une littérature (« Quitter la ville… ») nourrit ce type de choix résidentiel et existentiel qui renvoie fréquemment à la renégociation d’un équilibre entre revenus et art de vivre, et qui peut être illustré entre autres par les fréquentes reconversions de résidences secondaires en résidences principales, ou encore par les migrations de retraite.

A bien des égards, le stade ultime –ou la dérive ?– de ce « tourisme résidentiel » serait de ne plus partir du tout en vacances… C’est aussi dans ce contexte que les magazines de décoration et de bricolage multiplient les slogans du type « on est mieux chez soi » porté par l’idéal d’une maison individuelle dotée d’une salle de sport, d’un home cinéma, de jeux d’extérieurs, de murs d’escalade, piscines et autres spas, induisant la concentration et donc la relocalisation plus générale d’un maximum de loisirs à domicile : de fait, si l’on choisit bien un lieu de résidence optimal de surcroit suréquipé d’équipements de loisir, à quoi bon partir en vacances ! Les données de l’INSEE ne montrent-elles pas que les Français passent plus de la moitié de leur temps de vacances chez eux ? Ce recentrage sur la proximité est à bien des égards une négation du tourisme et de son utopie émancipatrice des routines quotidiennes… En poussant le raisonnement on discerne alors comment une « crise du tourisme » (faite à la fois d’« usure » culturelle après plusieurs générations de tourisme de masse, de crise économique, de culpabilité vis-à-vis des externalités environnementales et  sociales négatives du tourisme –bilan carbone, biodiversité, travail précaire…–, d’altérité anxiogène –touristophobie, « choc des civilisations », attentats…–) engendrerait un « tourisme de crise » au sein duquel pratiques urbaines, pratiques de proximité, migrations d’agréments et « staycation » ébauchent une nouvelle équation de la relation Ici-Ailleurs.

De plus en plus, on cherche à (re)donner du sens aux pratiques touristiques. Comme nous avons pu le voir, la pratique hédoniste et « insouciante » du tourisme est devenue « suspecte » au moins pour certaines catégories de populations des classes moyennes supérieures, habituellement motrices dans l’animation et la réinvention constante de la dynamique récréative. Il devient difficile d’assumer pleinement une posture de « touriste », d’où les velléités de se présenter comme « non touriste », processus de distinction au demeurant très classique. en s’acharnant à (re)donner du sens aux pratiques par l’humanitaire, le scientifique, les voyages d’affaires ou encore le tourisme sportif. Ce dernier est un bon exemple de distinction sociale, les alpinistes veulent se défaire des représentations négatives et ne se considèrent pas ou ne veulent pas être considérés comme touristes. Si Jean-Didier Urbain désigne comme « tourisme de petite dissidence » les micro-résistances au conformisme touristique (visiter les sites réputés, envoyer des cartes postales), on peut aussi observer de véritables dissidences récréatives (voir l’article de Ph. Bourdeau et Florian Lebreton sur Espaces-temps.net) qui détournent, contournent ou retournent la « fabrique des comportements attendus » (Olivier Soubeyran) qui est inscrite dans l’aménagement et la mise en tourisme des sites et produits touristiques. Se développent alors des contre-lieux, des contre-temps (voir la thèse de Lionel Lapompe-Paironne) et des contre-cultures touristiques qui sont vécus comme autant d’échappatoires à ces carcans. A Vienne (Isère) un panneau « plongeons interdits » installé sur un pont qui franchit le Rhône a été détourné en « plongeons inédits » par une main malicieuse… Il y a une injonction permanente à « sortir des pistes », à chercher l’inédit, le « hors des sentiers battus (Cf. le numéro 2016-1 de la revue Via). En milieu urbain la pratique emblématique de ces dissidences est l’exploration urbaine pour laquelle il s’agit d’explorer les sous-sols, les friches, les toits et tous les lieux interdits au public comme le montre un site web emblématique de cette activité intitulé « Forbidden places ». Ce site répertorie des vidéos et photographies qui mettent en scène de manière souvent ostensible ce « hacking » transgressif de la ville. Ce processus se traduit aussi par un renouvellement des pratiques dans la nature avec un retour du « ski nomade »hors des espaces aménagés. On peut une nouvelle fois parler de retour aux sources pour ces pratiques, car le ski était d’abord un ski de déplacement avant l’apparition des remontées mécaniques qui marque une sédentarisation de la pratique. Maintenant qu’il est parfois difficile d’avoir en même temps des touristes et de la neige à un même moment de l’année au pied des télésièges, et que la création de neige de culture est rendue complexe par les phénomènes d’élévation et d’inversions de températures, on voit réapparaître le ski nomade comme propice à une dé-spatialisation et une désaisonnalisation de la pratique. L’augmentation du nombre de skieurs de randonnée alpine ou nordique en témoigne, et nécessite l’installation de poêles à bois dans les refuges de montagne qui connaissent une hausse de fréquentation à la fin de l’hiver. Tout ceci est aussi rendu possible par un niveau de ski qui s’est élevé et les progrès du matériel technique et vestimentaire. A certains égards, le summum de la dissidence pourrait être la « randonue » pratiquée par les naturistes qui revendiquent eux aussi un art de vivre et un franchissement des interdits hors des espaces qui leur sont habituellement réservés.

Ces renouveaux dans la pratique du tourisme sont bien exprimés par le « tourisme expérimental » dont on peut trouver un guide chez l’éditeur Lonely planet qui propose des activités et des défis défaisant les codes du tourisme : visiter une ville les yeux bandés, ne visiter que les casernes de pompiers, aller à Venise en couple mais séparément sans se donner de point de rendez-vous… Il y a un trait oulipien à ces jeux avec les codes du tourisme qui peuvent s’apparenter aux exercices de Georges Perec avec les codes de la littérature dans La Disparition. Ces pratiques du tourisme sous-contraintes tendent à réinventer le sens du voyage, à s’extirper des codes normatifs du tourisme tels qu’ils ont été élaborés et légitimés depuis des décennies de tourisme de masse après les expérimentations du tourisme aristocratique et bourgeois.

 

  1. Les enjeux de la transition du tourisme

Les incertitudes et crises liées au changement climatique, à l’après-pétrole bon marché et aux changements socio-économiques sont des facteurs qui influencent nos modes de vie. Toutefois de nombreux impensés et angles morts concernent le secteur du tourisme, et le trafic aérien reste le grand absent de l’accord de la COP 21 de Paris en 2015 par exemple. La question d’un tourisme décarboné reste totalement en jachère et fait même (sou)rire aussi bien les professionnels du secteur que les hauts-fonctionnaires de la première destination touristique du monde. Où sont les actions d’anticipation et de transition qui permettent de trouver des solutions, d’imaginer des pratiques adaptées aux enjeux nouveaux qui sortiront de la reproduction des routines actuelles ? A l’inverse on trouve de plus en plus chez les climatologues des scénarios extrêmes de « chaos climatique généralisé » dans lesquels le tourisme serait un sujet bien accessoire par rapport aux enjeux alimentaires et sécuritaires.

Vis-à-vis du tourisme, l’enjeu principal serait de concevoir un voyage climato-compatible, ce qui peut paraître vertigineux. On observe deux types de comportements : le renoncement pour sauver la planète avec des articles comme « Charles renonce au ski pour sauver la planète » publié par LCI en 2007. Ce type de comportements est loin d’être anecdotique, et se décline selon des « bricolages » éthiques individuels : par exemple ne plus prendre l’avion, ou bien limiter son usage à des voyage d’au moins trois semaines… L’autre type de comportements serait la fuite en avant, exemplifié par les discours tenus par les responsables de l’industrie pétrolière en 2008 alors que son prix allait croissant, il fallait alors profiter tant qu’il en était encore temps. On retrouve là ce que certains appellent le « last chance tourism » ou le « doomsday tourism » qui consiste à aller voir les glaciers des Alpes, la grande barrière de corail, les ours polaires avant que ceux-ci ne disparaissent, rappelant la phrase célèbre d’Oscar Wilde « Chacun tue ce qu’il aime ». Ce paradoxe est abondement illustré par le magazine Géo qui accompagne chaque numéro d’une complainte écologique et incite dans le même temps ses lecteurs à aller voir les endroits menacés d’extinction ou de banalisation.

Cela fait ressortir le dilemme emblématique des sociétés contemporaines entre 2 types d’options opposées :

– d’une part l’option du ralentissement qui met en avant une responsabilité citoyenne, écologique, économique et sociale incarnée par le principe de précaution. Il faudrait aller vers plus de simplicité et de frugalité, soutenues par développement personnel, d’où un renouveau de la spiritualité dans nos sociétés, et une acceptation sereine d’une auto-limitation de nos besoins matériels et énergétiques ;

– d’autre part l’option de l’accélération pour mieux franchir le pas avec des pratiques jouant sur la surenchère événementielle, le luxe, tout ceci pouvant être lu comme une forme d’hubris.

La tension entre ces deux tendances peut se décliner en de nombreux termes : « small is beautiful » versus « bigger is better », low-tech versus high tech… qui alimentent de nombreuses fractures et tensions dans le domaine du tourisme, en termes de choix d’aménagement, de mobilité, de comportements et de pratiques.

On peut dégager plusieurs paradigmes touristiques pour en analyser les transitions successives, à commencer par le tourisme « moderne » conventionnel qui s’articule au premier sens du terme « découvrir ». Ce qui attire est la destination, les pratiques sont celles de visites dans des lieux aménagés pour la circulation au sein de formes emblématiques comme le monument historique ou la station touristique. C’est le tourisme des hauts-lieux autour desquels s’exerce une polarité quasi-exclusive. Ce courant ou paradigme règne encore assez largement, surtout lorsque le regard se porte sur les pratiques de ceux qui accèdent au tourisme aujourd’hui, à commencer par l’Asie. Un tourisme « post-moderne » s’affirme ensuite avec une certaine distance, un second degré, une ironie dans la position du touriste au sein du lieu touristique et vis-à-vis des codes conventionnels de la « visite » et du « séjour ». La pratique se fait plus transgressive, la découverte plus oblique, on joue de l’inauthenticité avec l’attractivité exercée par des villes comme Las Vegas, les grands parcs de loisirs où tout est faux mais où le touriste se joue de cette inauthenticité. Après Umberto Eco (La guerre du faux, 1987), le sociologue John Urry dans son livre The Tourist Gaze (1990) montre ce jeu assumé avec l’inauthentique. Ce tourisme « post-moderne » hérite de l’aménagement et de la planification du tourisme « moderne » tout en mettant l’accent sur le marketing avec des événements qui font vivre les lieux touristiques devenant des « spots » ou des enclaves. Au tournant des années 1990 et 2000, deux formes concurrentes s’affirment ensuite : la forme « transmoderne » (voir les écrits de Jean Corneloup) et la forme « hypermoderne » (Cf. Gilles Lipovetsky, Michel Lussault). D’une part, la forme « transmoderne » met en avant l’éthique, la responsabilité en  faisant du touriste une sorte d’ « honnête-homme » de son temps. Ce n’est plus tant la destination qui prime que la valeur, l’émotion impliquée dans la mobilité. C’est le tourisme des « lieux ordinaires » ou la forme renouvelée du tourisme d’itinérance, un tourisme sous contrôle éthique et moral. D’autre part, on trouve la forme « hypermoderne » du tourisme qui joue sur la surenchère ostentatoire, l’élitisme, le défoulement décomplexé qui pourraient se résumer à une formule du type « Plus fort, plus haut, plus cher ». Ce paroxysme revendiqué s’incarne dans le futurisme de Dubaï, des projets de tourisme Vision 2030 de l’Arabie Saoudite, ou encore du tourisme spatial.

Les changements du tourisme sont donc multiples, ils permettent de réinterroger les lieux de destinations et les pratiques au regard des enjeux majeurs de la crise des ressources,  changement climatique, culturel et technologique. D’où l’intérêt heuristique du secteur touristique dans sa capacité à porter des enjeux, des contractions, des dilemmes et des apories.

 

Questions :

 

À l’échelle d’une ville comme Dubrovnik que j’ai pu visiter récemment, on a le sentiment d’une « disneylandisation » du centre-ville, tout y paraît faux, avez-vous d’autres exemples ?

Cette « disneylandisation » fait aujourd’hui partie de nos modes de vies et des critiques couramment adressées au tourisme : on lui reproche même d’induire un phénomène de gentrification, de rendre la vie impossible aux habitants, de transformer la ville sur mesure pour les touristes. On retrouve cette « disneylandisation » partout, dans les stations de sports d’hiver par exemple, qui se mettent à installer du faux vieux-bois sur les bâtiments. On peut revenir à John Urry qui montre la recherche de conformité du rêve qui oriente le tourisme et qui explique en partie cette muséification qu’on peut déceler un peu partout.

Que pourraient-faire les villes face à ce phénomène ?

On peut citer l’exemple des mesures prises vis-à-vis de l’entreprise Airbnb, dont l’explosion de l’activité induit des difficultés d’accès au parc locatif pour les résidents non-touristiques. Les mairies mettent en place de plus en plus de réglementations face à la location d’appartements à destination touristique. On peut aussi reprendre l’exemple de la pétition contre les valises à roulettes à Venise. Cela peut passer par une gestion de l’espace, et une régulation des mobilités et des flux.

Une autre forme de tourisme ressort des formes  « transmoderne » et « hypermoderne » avec le phénomène des « backpackers » qui font le tour du monde en revendiquant une approche éthique de la destination mais aussi en participant à la constitution de lieux comme « terrains de jeu » élitistes ainsi que peuvent l’être les îles Kerguelen par exemple. Le tourisme éthique a-t-il un prix ?

Le prix de la destination n’est pas un si bon indicateur des pratiques, il peut s’agir d’une grille de lecture qui serait imparfaite. Ce n’est pas tant la destination qui est en jeu mais le déplacement, on ne qualifie pas de la même manière une mobilité en kayak ou en avion vers les îles Kerguelen. Les dissonances comportementales permettent de voir ces différences de déplacement qui fondent la hiérarchie des pratiques touristiques d’un point de vue économique et social.

Je suis professionnelle du tourisme et j’aimerais partager mon expérience, j’observe que les touristes cherchent une amélioration qualitative de l’offre, une volonté qui  permet de se donner bonne conscience mais il n’en est rien en pratique. Les touristes cherchent à aller vers l’authenticité sur une base mercantiliste, ils veulent s’intégrer au lieu tout en restant dans un hôtel cinq étoiles avec de l’eau chaude et tout ce qui va avec.

Le tourisme n’est en effet pas le seul secteur concerné par la contradiction de la soutenabilité.

Une éducation au tourisme est-elle possible ? On parle de tourisme comme d’une pratique devant être durable, mais pour qui le tourisme est-il durable ?

Le développement durable est hétérodoxe, il représente le point maximal de critique sociale dans le paradigme dominant. Le domaine du tourisme aurait effectivement besoin de davantage de philosophie, de réflexivité, de formation. C’est quelque chose qui est souvent relancé, par exemple en Islande qui connaît un afflux grandissant de touristes et qui expliquent à ceux-ci des règles de sécurité et leur font signer une déclaration, la « Charte islandaise », dans une mise en scène scolaire avec un tableau, des craies, une intervenante et les touristes comme élèves… On peut se demander si les Islandais arriveront à former des touristes puisque le travail n’est pas seulement à faire sur le lieu de destination mais aussi sur le lieu de départ.

Compte-rendu réalisé par Benoît Auclair, revu et amendé par Philippe Bourdeau.