Le beau texte d’Amar Ounissi qui suit a été lu par son auteur devant les participants d’un voyage dans les Ardennes qui a eu lieu du 4 au 6 septembre 2020. Ce voyage a été organisé et préparé par Maryse Verfaillie, Marc Béteille et Michel Degré pour les adhérents de l’Association des Cafés Géographiques.
Et si je n’avais pas traversé la route ?
En contrebas de la route un bloc fermé, comme une caserne. Les seules ouvertures : deux porches vers le bas.
Bloc sans nom ! Bloc 240, cage L, n°5, l’entrée de tous les dangers !
Au milieu, une cour, quatre bancs, deux bacs à sable, sans sable et un seul lampadaire. Les poubelles, l’égout : « Sésame, ouvre-toi ! La caverne d’Ali Baba… ». On y trouvait des billes, les clés, de l’argent. La cour, c’était un théâtre à l’Italienne, une arène. Quand une bagarre éclatait, l’alerte était donnée et, en l’espace de trois minutes, aux balcons, aux fenêtres, les spectateurs prenaient place. La rumeur montait, enflait, amplifiée par l’écho, signal de la représentation. On passait du calme le plus complet, du silence le plus total à l’excitation la plus folle, comme au temps des Romains les jeux du cirque, une corrida sans mise à mort.
De l’autre côté de la route, « la petite montagne », les immeubles Silva aux noms savants : le Pierre Curie, le Calmette, le Pasteur et le Pierre Roux. Le Pierre Roux, l’immeuble des riches, avec ascenseur ! L’entrée 1 : les profs, L’entrée 2 : les employés, L’entrée 3 : les chefs d’équipe. Pas d’Arabes ! Quartier réservé !
Entre ces deux mondes, la route : une frontière. Pas question de la traverser !
Un dimanche après-midi, derrière le 240, une rencontre… Une famille en promenade. Je me baladais avec mes cinq frangins, nos regards se sont croisés. Coup de foudre, flash, étincelle, un moment magique ! Une famille française s’intéressait à moi, un gamin algérien de neuf ans ! Nous avons marché jusqu’à la route. Interdit d’aller plus loin ! Mes yeux les ont suivis jusqu’à leur entrée.
Il me fallait un prétexte pour les revoir. Un jour que ma mère avait fait du pain arabe, j’en ai volé la moitié, je l’ai enveloppé dans un torchon. Je devais échapper à mes parents, à mes copains, à mes petits frères, ceux-là, ils ne me lâchaient pas, avec eux j’étais toujours grillé. Je m’étais fait un circuit dans la tête, descendre de chez moi jusqu’à la cave et de caves en caves arriver à la route. Un œil à droite, un œil à gauche, personne ! Je traverse.
Entrée n°1, un regard sur les boites aux lettres, appartement 17. Le cœur qui bat, les jambes qui flageolent. Me voilà devant la porte. Qu’est-ce que je fais là ? La porte s’ouvre, Thérèse me sourit. « Ma mère a fait du pain, elle vous en donne. » Dans l’entrée : des fleurs, en face de moi : mon image dans un petit miroir rond style pinces à linges, comme si je faisais déjà partie de la maison. J’entre, une bibliothèque pleine de livres, des encyclopédies, un électrophone, des banquettes recouvertes de peaux de chèvres, un grand panier en osier, un rideau orange qui avec le soleil donnait une lumière douce. La porte s’est fermée derrière moi, j’étais dans un autre univers. J’y suis peut-être resté une heure, une minute…
Direction le 240. La route à traverser. Un œil à droite, un œil à gauche. Ma mère au loin, derrière le bloc, assise en rond avec ses copines. Le linge séchait, les femmes riaient, elles racontaient les histoires de tous les jours. Devant le bloc les jeunes, les caïds assis sur les rampes d’escaliers écoutaient Johnny Halliday à fond les gamelles. Ils déliraient sur leurs exploits, les bals du samedi soir, les bagarres, les filles… Chez moi, nous vivions à huit dans un F4 : deux chambres pour six garçons.
En face, l’appartement de Malek, mon copain, le grand frère que je m’étais choisi. Sa maison était la mienne, ma maison était la sienne. Un jour chez lui, un jour chez nous. Mon complice, il me sortait de toutes les situations difficiles. Tous les trimestres, il devait lire mon bulletin scolaire. Longtemps mes parents ont cru que j’avais des bonnes notes…
Un dimanche, Thérèse et Serge m’invitent à manger. J’avais neuf ans et on m’accueillait comme un adulte. J’avais mis mon pantalon patte d’eph, ma chemise du dimanche à col pointu. Secret ! Personne ne savait où j’allais ! Une vraie invitation, un repas préparé pour moi, on m’attendait. Comme à la télé, une nappe, une table bien mise, couteau à droite, fourchette à gauche, verre à eau, verre à vin. L’apéritif ! Jus de fruit pour les enfants ! Les coquilles Saint-Jacques en entrée ! Les tranches de rosbif, les haricots verts, les pommes de terre bien rangées dans un grand plat. Tout le monde assis autour de la table, réuni. Jean Ferrat en fond musical. Tout ça pour moi, c’était de la science-fiction ! Quand je suis entré pour jouer dans la chambre des enfants, j’ai cru que j’étais dans un magasin de jouets : lego, puzzles, château fort… Anne avait un an de moins que moi. Denis et Xavier étaient plus jeunes.
Le jour de la fête de l’Aïd, le jour du partage, on invite ceux qu’on aime. Serge, Thérèse et les enfants sont venus manger chez nous. Il fallait que la maison soit nickel ! On avait fourré l’univers dans une pièce tout ce qui traînait. A huit heures du matin, ma mère commençait le couscous, le pain et la soupe. Dix fois trop ! Mon père était parti à Monoprix pour acheter des boissons et des fruits. Chantage sur mes petits frères : « Si vous vous tenez bien, je vous filerai une surprise. » Serge était président de la CNL, un homme respecté de tous, qu’il vienne manger chez nous était un grand honneur. Un seul problème, l’appartement était trop petit pour accueillir tout Le monde. Nous n’avons pas pu manger tous en même temps. Sans compter certains voisins un peu curieux qui sont passés au moment du café.
A partir de ce jour, plus besoin de me cacher pour traverser la route. Denis et Xavier dormaient chez moi, j’allais dormir chez eux. Je faisais partie de la famille, ils faisaient partie de la mienne. Pour moi, finie la frontière ! Je suis devenu petit à petit l’intermédiaire entre la communauté algérienne et le président de la CNL. Grâce à Serge et à sa famille, j’ai pu me construire, trouver un sens à ma vie, accéder à la culture et à la littérature, m’insérer dans la vie associative et sociale, exercer le métier que j’aime, le théâtre.
Et si je n’avais pas traversé la route ?
Amar Ounissi, directeur de « Passerelle Théâtre » (Revin), septembre 2020
Une belle métaphore géographique
La route ? Un beau sujet pour un géographe, soucieux de ce qui distingue, rapproche ou sépare des espaces différents. La route est un outil indispensable de l’aménagement des territoires quelle qu’en soit l’échelle. « Route de la soie » traversant l’Asie centrale ou Nationale 7 reliant le monde du travail au monde des vacances, elle permet les échanges, la connaissance des autres.
Mais s’il faut, non pas suivre, mais traverser une route, la perspective est différente. Elle peut alors être un obstacle, parfois meurtrier comme le sont les autoroutes aux animaux sauvages, ou une frontière.
La route que le jeune Amar redoute de traverser, ne semble pas séparer deux paysages différents. Différence de relief peut-être. Il est question de « contrebas » d’un côté, de « petite montagne » de l’autre. De part et d’autre de la route, des immeubles collectifs, les uns un peu dégradés, les autres plus soignés. Mais c’est le patrimoine immatériel et culturel qui crée un gouffre entre les deux espaces. Les uns habitent des bâtiments identifiés par des numéros, les autres dans des immeubles baptisés de noms de célébrités. Plus que l’aisance matérielle d’une famille de la bonne bourgeoisie, ce sont les « usages » (nappe et couverts nombreux) qui frappent le jeune garçon qui a franchi une frontière sociale.
Le texte d’Amar Ounissi nous raconte une belle histoire sur notre société. Il y a des ponts entre les îles de L’Archipel français (1). La « mixité sociale » n’est donc pas uniquement un slogan pour chroniqueurs médiatiques.
Note (1) : Jérôme FOURQUET, L’Archipel français : Naissance d’une nation multiple et divisée. Editions du Seuil, Paris, 2019
Michèle Vignaux, septembre 2020