La présentation dispensée par Jordan Chenu devait se tenir à l’automne 2020, elle avait été repoussée pour les raisons que l’on connaît tous. Celle-ci retrace les grandes lignes des travaux de master du conférencier, avec une approche de géographies sociale et culturelle ; le cœur du propos réside dans les hautes-vallées de Tarentaise et de l’Arve, dans les départements de Savoie et de Haute-Savoie.

Jordan Chenu aborde son sujet à partir d’une citation de Pierre Bozon évoquant le passage de la « civilisation de la vache à [celle] des sports d’hiver » dans les hautes-vallées alpines, c’est-à-dire le passage de l’agropastoralisme à une économie mondialisée. Il ajoute « l’harmonie prétendue » des trois piliers du développement durable, utilisé par les acteurs territoriaux pour vendre leurs stations issues du Plan Neige. Cependant, à partir d’un article du Dauphiné Libéré mettant en exergue la fin des tarifs spéciaux pour les locaux, en particulier les habitants de la commune de La Plagne-Tarentaise, support de la station éponyme, voulu par la Cour des Comptes et soutenu par la Compagnie des Alpes en arguant une « rupture de l’égalité républicaine », il apparaît ce fort enjeu social, écologique et économique.

La Tarentaise et le Pays du Mont Blanc sont des territoires où les facteurs touristiques représentent 50% des totaux économiques et sont les seuls où le chômage n’a pas augmenté entre 2005 et 2015 dans l’ensemble savoyard. Le conférencier interroge alors la présence d’une frange de population pauvre dans ces territoires : les valeurs immobilières demeurent élevées, jusqu’à 4700€ en moyenne sur le versant adret d’Aime-La Plagne, 10500€ à Megève et jusqu’à 21600€ à Tignes, des valeurs non accessibles à tous. En mobilisant les travaux de Laurent Cailly sur les mobilités et stratégies résidentielles, il apparaît une certaine pression immobilière qui génère une relégation physique et matérielle des populations pauvres qui se traduit dans le paysage.

En effet, en présentant une photographie de Bourg-Saint-Maurice, Jordan Chenu insiste sur une différenciation des espaces qui est visible de loin : un bloc constitue le bourg initial de la commune, puis à l’arrière-plan se dessine le logement social du Creuzat, en partie caché par une végétation peu entretenue. Cela traduit donc cette relégation physique et matérielle, accentuée par la végétation laissée libre. Dans les trois entités de ladite commune demeure une certaine sociologie propre, en particulier dans les formes de pauvreté : les plus pauvres vivent en HLM, ceux-là sont le plus souvent issus de l’immigration et exercent des travails aux tâches « ingrates ». Dans les villages du versant adret, la pauvreté est davantage économique, avec des familles qui ont hérité de grandes bâtisses insalubres – Jordan Chenu évoque d’ailleurs l’une d’entre elle habitant une maison ancienne sans raccordement à l’eau et à l’électricité. Enfin, dans les stations, il s’agit des travailleurs saisonniers qui exercent le plus souvent une activité précaire. L’exemple d’un incendie de 2019 à Courchevel 1850, station de la même vallée, qui avait coûté la vie à deux saisonniers, accentue cette précarité.
À cela s’ajoute également des conflits, notamment sur la ressource en eau, redirigée vers les stations pour les besoins de neige « de culture » et sur le déplacement des emplois. Finalement, Jordan Chenu évoque la possibilité d’une pauvreté inconsciente pour conclure cette première partie de conférence.

La seconde partie porte davantage sur la géographie culturelle, avec la mise en avant de la valeur des objets dans l’espace. Les deux sont situés sur un gradient local-global, et en prenant l’exemple du Coca-Cola et du génépi, Jordan Chenu montre les deux antipodes spatiaux et de valeur. Dès lors, il interroge le dessein de la production et évoque une crise culturelle et sociale, inscrite notamment dans une dérégulation mondialisée. Il insiste sur ce point avec l’exemple du restaurant McDonald’s de Megève, lequel est construit sous forme de chalet de valeur globale, pour plaire à la mondialisation. L’enseigne proposait à une période un menu agrémenté de fromage Abondance AOP, ce qui est interprété comme un manque de respect de la valeur local du met.

Dans cette crise culturelle, il est mis l’accent sur la formation assez tardive des autonomistes, en particulier en Savoie – mais ailleurs également, avec une certaine montée en puissance de partis ancrés à gauche ou inclassables, en opposition à cette acculturation grandissante. Cette opposition se ressent territorialement, avec la « CluZAD », collectif contre la construction de la retenue collinaire de la Clusaz : la réponse politique n’y est pas institutionnelle et un parallèle est faisable avec Aime 2000 et son « paquebot ». En effet, la logique des « maires bâtisseurs » est toujours présente, avec l’agrandissement du quartier en question et l’implantation de nouveaux hôtels et de spas pour toujours plus de touristes. À cela s’ajoute l’invisibilisation des voitures, mises au sous-sol dans un certain greenwashing. Le nombre de lits y sera doublé même si la moitié des lits déjà construits sont froids.
Les bâtisseurs en question sont donc dans une logique de prophétie autoréalisatrice, assez éloignée des réalités sociales. Cela se ressent dans le discours de certains maires, dont celui évoqué par Jordan Chenu, qui dit être à la tête d’une commune de « smicards » alors que celle-ci fait partie des 15% aux impôts les plus élevés du département.

En conclusion, Jordan Chenu propose de remplacer le pilier économique du développement durable par un pilier culturel, dont les croisements avec le social renverraient au développement raisonnable quand le durable serait remplacé par la démocratie.

 

Les questions posées ont porté sur la géographie électorale des hautes-vallées touristiques, notamment sur la force du vote de droite traditionnelle. Celle-ci est à nuancer du fait d’une surreprésentation de l’abstention localement et de la naissance de nombreux collectifs citoyens face aux politiques bâtisseuses et aux « injustices spatiales ».

 

 

Antonin van der Straeten, doctorant en géographie, laboratoire Edytem (UMR 5204), Université Savoie Mont Blanc, octobre 2022