Dessin du géographe N° 70  (Roland Courtot)

 

Fig. 1. Deux vues de la côte ouest de l’Ile Shouten et de la presqu’île Freycinet, Tasmanie , dessinées  par Charles André Lesueur (in François Péron, Voyage de découverte aux terres Australes, tome 1, Atlas, Planche IV : Australie, par Lesueur et Petit)

Légende des deux vues de côte :

  • Vue générale de l’île Schouten : le Cap Sonnerat (f) restant au S I/4 SO
  • Suite de l’île Schouten (g) Détroit du Géographe (h) Cap Degérando (I) partie Sud de la Presqu’île de Freycinet (k)

C.A.Lesueur del(ineavit), J.Milbert direx(it), Fortier sculp(sit)

Fig.2 : Planche IV de l’Atlas de Lesueur et Petit

Légende complémentaire :

1 : Vue du Cap Forestier (a) de la Baie Thouin (b) et du Cap Tourville (c)

2 : Vue du Pic d’Arcole (d) et du Piton Champigny (e)

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b2300134q/f4.item.r=expédition%20aux%20terres%20australes.zoom

Ces deux vues de côte ont été exposées à l’ambassade d’Australie à Paris, lors de l’exposition « L’œil et la main » à l’été 2016. Elles font partie des dessins et aquarelles de Lesueur et Petit, rapportés par l’expédition Baudin sur les côtes de l’Australie et de la Tasmanie, en 1800-1804. Elles représentent, en 2 profils qui se suivent du sud au nord, la côte est de l’île Shouten (du nom du navigateur hollandais qui avait reconnu la Tasmanie en 1642, appelée Terre de Diemen) pour le premier, la côte est de la presqu’île Freycinet (nom donné par l’expédition Baudin) pour le second. Les reliefs et les indentations dessinés par Lesueur sont bien visibles sur des vue obliques de Google earth.

Fig.3 : L’île Shouten vue du sud en perspective oblique aérienne (profil côtier n°3 de la fig.1)

Fig. 4 : Nord de l’île Shouten et presqu’île Freycinet vus de l’est en perspective oblique aérienne (profil côtier n°4 de la fig.1)

Le trait est d’une grande précision et le rendu des reliefs comme la disposition des plans successifs sont soulignés par la qualité picturale et les estompages des couleurs : cela introduit de la profondeur et de la perspective dans le croquis et transforme un profil topographique en une image d’une certaine qualité panoramique, et ce malgré un rapport entre les hauteurs et les longueurs qui ne favorise pas cette expressivité. Reconnaissons que, malgré les altitudes sommitales jamais très grandes, les dénivellations sont fortes, car le relief côtier de l’île, en partie volcanique, est puissamment buriné (cf. l’Atlas de l’expédition Dentrecasteaux par Beautemps-Beaupré, « Le dessin du géographe n°66 »). Les hauts panaches de fumée, qui semblent donner une allure de volcanisme en sommeil aux profils, signalent tout simplement la présence humaine de la population autochtone.

Cette exposition, signalée par Michel Sivignon sur le site des cafés géo (https://cafe-geo.net/loeil-et-la-main-dessins-de-lesueur-et-petit-dessinateurs-de-lexpedition-baudin/), a permis de voir d’excellentes « vues de terres » de l’Australie et de la Tasmanie, et de rappeler que ces documents sont aujourd’hui consultables au musée du Havre, où ils ont été déposés après la chute de l’Empire napoléonien. J’ai donc pensé qu’il y avait là d’excellents « dessins de géographes », à rattacher à la science de la cartographie, à celle du croquis panoramique et des profils topographiques. Ce type de dessin n’a pas suscité jusqu’ici beaucoup d’intérêt ni de bibliographie abondante. Je n’ai trouvé sur internet que deux références en français se rapportant à ce sujet (et que je n’ai pu consulter):

*Un mémoire en rapport avec l’inventaire précédant la réalisation d’un observatoire du paysage littoral français :

Brossard C., Hadijo-Minaglou JL., Brossard S., « Vues de côtes, vues du monde – Construction de l’image du monde par les navigateurs sur les carnets de préparation des Instructions Nautiques et sur les Cartes Marines », Système d’information du développement durable et de l’environnement, Ministère de la transition écologique et solidaire.

(http://www.side.developpement-durable.gouv.fr)

*Un article de revue :

Decencière P., « Les « vues des côtes » des cartes marines et des instructions nautiques », Neptunia, n°282, Association des amis du Musée de la Marine, Paris.

Pourtant, avant l’invention des moyens de télé repérage modernes (radar, etc.…) ces dessins ont été les compléments obligés des cartes marines pour la navigation côtière, les atterrages et les entrées de ports. Des manuels de « vues de côtes » ont été systématiquement édités pour les littoraux les plus fréquentés et les plus dangereux à la surface du globe. Ces dessins ont pratiquement disparu des manuels destinés à la navigation, même à la navigation de plaisance, qui se fait la plupart du temps près des côtes et porte en général une attention particulière aux « amers » le jour et aux phares et autres feux de signalisation côtiers la nuit. J’ai donc réuni ici quelques exemples qui pourraient jalonner une esquisse de l’évolution de ces profils côtiers dans l’histoire de la marine.

  1. Au 17e siècle, les précurseurs.

 

Fig.1 : Vue de côte réalisée par un dessinateur (inconnu) à bord du navire de Drake en vue de Nombre de Dios lors de sa dernière expédition en mer Caraïbe en 1795-96 (détail)
Source : folio 13 de l’Atlas de 22 vues de côtes coloriées des Antilles et de la Terre Ferme, BNF, dpt des manuscrits, Anglais 51 (les images sont consultables sur le catalogue numérique Mandragore)

Légendes dans l’image :

To the west of this Land 3 leagues of is a lone point and from that point you have 5 leagues to Nombre de Deos

A l’ouest de cette terre, à 3 lieues est une pointe isolée, et de cette pointe vous avez 5 lieues jusqu’à Nombre de Dios

The marck of these two hills one may know by this representation. This land is part of the terafirma and part of the neck of the land by Nombre de Dios. 8 leagues to the westward is Nombre de Dios from this place and to the eastward of this place there are may islands along the coast. This rock is also a marck onto you to know whether you be yet come to Nombre de Dios or no. (orthographe contemporaine)

 On peut connaître par cette représentation le site de ces deux collines. Cette terre fait partie de la terre ferme et de la pointe de terre près de Nombre de Dios. Nombre de Dios est à 8 lieues dans l’ouest de cet endroit ; et dans l’est de cet endroit il y a de nombreuses îles le long de la côte. Ce rocher est aussi la preuve pour vous de savoir si vous êtes encore ou non sur la route de Nombre de Dios. 

fig.2 : Folio 13 de l’Atlas de Francis Drake

Les deux vues de côtes sont explicatives de la carte de la Baie de Nombre de Dios dressée par Drake et son équipe (le nord est vers le bas de la feuille) : le premier profil représente la côte à l’ouest de la baie, le second à l’est (Cap Manzanilla). Une comparaison avec les cartes postérieures montre que le tracé de la côte est approximatif et que les rapports de distances ne sont pas respectés, en particulier dans la partie ouest (à droite) du dessin : le cap Manzanilla et les îles qui l’accompagnent ne sont pas d’une grande précision.

Fig.3 : Imagerie satellitaire de la partie de côte figurant sur la figure 2, avec la même orientation, le sud étant en haut de l’image (Google earth)

Le dessinateur qui accompagnait Drake fournit ainsi un des premiers ensembles de profils côtiers destinés à faciliter les atterrages et les arrivées dans les ports. On peut y ajouter le besoin, pour un ancien corsaire devenue vice-amiral de la flotte anglaise, de connaître parfaitement les approches des ports qu’il avait l’intention d’attaquer. La mer Caraïbe était le lieu d’affrontements acharnés entre les marines anglaise et espagnole pour la maîtrise des ports et des îles commandant les relations avec l’Amérique centrale et méridionale. Nombre de Dios est aujourd’hui une bourgade sans importance de la côte panaméenne à l’est du Canal et de Colon : c’était alors le port d’embarquement des richesses coloniales de l’Amérique espagnole vers la métropole. Parties des ports de la côte Pacifique et débarquées à Balboa celles-ci avaient traversé par la route l’isthme de Panama jusqu’à Nombre de Dios.

Ce manuscrit a été « redécouvert » en 1909 (Un atlas inconnu de la dernière expédition de Drake, vues prises de son bord, par M. Ch. de La Roncière. Paris, Impr. nationale, Extrait du Bulletin de géographie historique et descriptive, n° 3, 1909) et contient essentiellement des vues de côtes des îles des petites Antilles, avec quelques profils de Cuba. Ces vues étaient de simples silhouettes de la terre, coloriées ici en bleu, avec quelques angles de vues orientés pour permettre l’identification lointaine des îles et de la terre ferme, et peut être des atterrages contrôlés à minima par les officiers et les hommes de barre : pour cela des textes explicatifs accompagnaient parfois les croquis.

Fig.4 : Plan et vues de reconnaissance du Détroit de Maire (Le Maire), Frézier, 1712.

Le Nord (représenté par la fleur de lys du roi de France) est orienté vers le bas de l’image.

(Relation du voyage de la mer du Sud aux côtes du Chily et du Perou, 1712-1714,  Frézier, Paris, 1732, planche V, face page 55)

Légende : A : Montagne en pain de sucre couverte de neige avant dans la terre

1.2.3 : Trois mondrains (petites buttes) appelez (sic) les trois frères

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b23000151

https://archive.org/details/relationduvoyage01frzi

Le détroit de Le Maire est un bras de mer de 16 milles marins (29,6 km) de large entre l’île des États et la péninsule Mitre,  pointe orientale de la Terre de Feu, , au sud de l’Argentine du côté de l’Atlantique.

Les vues de reconnaissance gravées dans l’ouvrage de Frézier sont un élément mineur d’un énorme travail, et figurent en général comme des prédelles dans les marges des gravures cartographiques insérées dans l’ouvrage. Ces vues ont été « levées à la boussole et par estime » et portent déjà quelques précisions quant à la position et l’orientation sous lesquelles les reliefs et les repères terrestres sont vus. Ce plan présente une superbe rose des vents qui permet de situer les points du dessin des côtes dans le champ des points cardinaux. C’est aussi un compas dont les lignes inscrites sur une carte construite selon une projection de Mercator (cylindrique) permettent au pilote de trouver l’orientation géodésique (celle qu’il affiche sur le compas de son navire) selon laquelle il va faire route pour parvenir à sa destination (on retrouve ces lignes sur les deux cartes suivantes).

Les vues topographiques deviennent des appuis à grande échelle en complément de levés cartographiques encore approximatifs. Amédée François Frézier (1682-1773) mena, sous le couvert d’un navire marchand, un grand voyage d’exploration (1712-1714) sur les côtes atlantiques et pacifiques de l’Amérique du Sud, dont il rapporta les premières cartes précises, ainsi qu’une masse de documentation scientifique, politique et économique.

  1. Les nouveaux atlas marins au 18e siècle

Fig.5 : La baie d’Oran en mer Méditerranée, sur la côte de Barbarie, par Johannes van Keulen (1725 circa) d’après « un capitaine anglais ».

Cette surprenante vue circulaire de la Baie d’Oran (Algérie) est en fait une carte orientée du sud vers le nord, sur laquelle l’auteur a dessiné le profil du relief de la côte avec une perspective « rayonnante », comme si le lecteur se trouvait sur un navire au centre de la baie, qui se recourbe en forme de crosse ; le dessin précise deux éléments importants du site : la forteresse qui défend la baie, et la présence de deux sources proches du littoral pour l’approvisionnement en eau des navires.

Fig.6 : Georges Louis le Rouge (1710-1790), d’après Johannes Van Keulen II (1734)

En annexe d’une carte de la Martinique publiée en 1753 ce cartographe français reprend la vue de côte publiée en 1743 à la Haye par J.Van Keulen dans une carte du « Nouveau grand illuminant flambeau », atlas nautique en 5 volumes. Le dessin assez fruste est impressionné par la nature volcanique des reliefs de l’île, mais ne va pas au delà d’un simple profil général permettant juste une identification lors d’une première approche par le NO.

Au 18e siècles, les progrès de la géométrie et de la géodésie pour la cartographie allaient rendre obligatoire la présence, dans les expéditions marines de découverte à but politique et scientifique, d’hommes de science accompagnés de cartographes pour les relevés (qui savaient souvent dessiner et peindre) et de dessinateurs/peintres (pour les paysages, les croquis des populations, de la faune et de la flore). Ces derniers améliorèrent considérablement la qualité graphique des vues de terres, dont la précision géographique et le rendu esthétique firent d’énormes progrès. Les vues de l’Atlas de Beautemps Beaupré en sont un témoignage impressionnant (cf. Le dessin du géographe n° 66 : http://cafe-geo.net/atlas-beautemps-beaupre-vues-expeditions-bruny-entrecasteaux/)

  1. Au 19e siècle : les vues en séries et les guides côtiers

Ces vues de côtes ont donc prospéré dans les voyages d’exploration et de relevés cartographiques des côtes et des îles au 19e siècle, lorsque la navigation à vapeur a développé le transport maritime sur toutes les mers et les océans, et nécessité une connaissance et une cartographie précise d’un maximum de linéaires côtiers. Des organismes publiques et privés sont devenus éditeurs d’instructions nautiques, de pilotes côtiers, de guides de navigation, d’almanachs du marin, etc…dans lesquels les vues de côtes tenaient une bonne place : par exemple, les Instruction nautiques du Service hydrographique  et océanographique de la Marine (SHOM, France), tournées vers les professionnels de la mer, ou les « Pilotes des Côtes… » publiés par les éditions de l’Estran (Le Chasse-Marée) dans les années 1870 pour un public plus large, dont la navigation de plaisance à ses débuts.

Fig.7 : Planche VIII du Pilote de la mer Baltique, détail : vues n°57 à 60, de Hogland à Ragervik in Le Gras A., Instructions nautiques sur la Mer Baltique et le Golfe de Finlande, tome I, Dépôt des cartes et plans de la Marine, Paris, 1864.

Les vues présentées concernent la côte méridionale du golfe de Finlande, de part et d’autre de Revel (Tallinn, Estonie)

Ce volume n° 372 des Instructions nautiques comporte un texte de 730 pages décrivant en détail les côtes de la Suède, de la Russie, des pays Baltes et de la Prusse, accompagné de 12 planches présentant les dessins panoramiques gravés de 86 vues de côtes. Dans le texte, des croquis de ports viennent illustrer les explications nécessaires aux mouillages et aux accostages.

Fig.8 : Vue du Port de Libau sur la côte nord de la Courlande (aujourd’hui Liepäja, Lettonie) (mêmes Instructions nautiques que la figure 8, p.632) :

Croquis simplificateur mais détaillant avec exagération les amers dont le texte décrit les alignements nécessaires pour l’arrivée des navires à « bon port » : ici les tours, clochers, signaux, balises sont dessinés avec précision et hors d’échelle (les lettres affectées aux amers renvoient au texte expliquant les manœuvres nécessaires à l’accostage)

Fig. 9: Trois « « Pilotes des côtes » édités par le Chasse-marée entre 1869 et 1873 pour la façade atlantique de la France.

Au 20e siècle les « feux » nautiques (phares et balises) ont été multipliés et sont devenus les nouveaux amers nocturnes figurés sur les vues de côtes. Depuis la seconde guerre mondiale, où elles ont encore servi pour les pilotes des sous-marins en reconnaissance périscopique devant des côtes ennemies, ces vues dessinées ont progressivement disparu des manuels nautiques, remplacés par les photographies panoramiques depuis la mer ou aériennes obliques. La télédétection par radar puis par gps a porté le coup final à ce qui a été la première représentation de l’inconnu côtier par les marins, la première prise de « possession » par le dessin de ces frontières terrestres, zones de dangers ou promesses de fortunes.

Roland Courtot
Avril 2018