Au début du XXIe siècle, deux phénomènes se télescopent dans le monde, le poids croissant des religions et la mondialisation spatiale du tourisme. Le développement inexorable du tourisme, comme genre commun de l’humanité, transforme les lieux sacrés, saints, religieux, en patrimoine matériel, à visiter par les touristes du monde entier.
Le tourisme international pénètre, d’une part les lieux saints et les sanctuaires, dans lesquels les cultes ne sont plus célébrés. Il s’immisce d’autre part, dans les lieux de culte en activité, mais bien souvent en perturbant le déroulement des célébrations et des rites. D’autres lieux de culte ont été désacralisés (perte de la fonction religieuse pour une activité profane). Sur l’île Chypre à Nicosie Nord (partie de la ville occupée par la Turquie), des églises, à Athènes (Froment, 2019), des mosquées, ont perdu leur fonction cultuelle première. Dans la capitale grecque, la mosquée Fethiye, édifiée au XVIIe siècle, a été restaurée et transformée en lieu d’exposition. La mosquée Tzistarakis, construite en 1759, malgré plusieurs tentatives pour la rétablir dans sa fonction cultuelle originelle, sert d’annexe au musée d’Art populaire grec (Froment, op. cit.).
Au Maghreb (Tunisie), en Méditerranée orientale (partie de l’île de Chypre occupée par la Turquie), perdurent, depuis des siècles, des lieux saints partagés, entre les fidèles des trois religions monothéistes du Livre. Ils sont de surcroît ouverts au tourisme international, de populations non-croyantes.
L’étude se focalisera sur la Tunisie et l’île de Chypre. Les desservants des zaouïas soufis, les moines des monastères grecs chrétiens orthodoxes, sont-ils davantage que les popes des paroisses, que les imams des mosquées, ouverts à une fréquentation interreligieuse, plus tolérants envers les non-croyants, envers les visiteurs et les touristes? Comment, les capacités d’écoute de l’autre, avec les croyants et les visiteurs, les possibilités d’hébergement, le partage de certaines prières, sont-ils si spécifiques, dans les zaouïas et dans les monastères ?
Un premier temps sera consacré à la commercialisation d’objets artisanaux pieux et profanes, vendus comme souvenirs, dans les monastères orthodoxes grecs de la partie occupée par la Turquie de l’île de Chypre. Un deuxième développement étudiera la cohabitation entre tourisme et religion, chez les soufis tunisiens (zaouïas ou marabouts).
Enquêtes dans des sites religieux mêlant : déroulement du culte et pratiques touristiques
Dans la partie occupée par la Turquie de l’île de Chypre, les recherches et la prise de photographies ont été réalisées par Jean Rieucau, en mai 2019. Les enquêtes ont consisté en des entretiens semi directifs, in situ, dans plusieurs monastères grecs orthodoxes, d’une part avec des personnes-ressources (moines, guides touristiques), d’autre part avec une centaine de visiteurs, interrogés de manière aléatoire (chypriotes turcs, grecs, touristes internationaux).
Les enquêtes de terrain, en Tunisie, se sont déroulées dans la zaouïa de Sidi El Kantaoui, en juin 2015. Mohamed Souissi, géographe de l’université de Sfax, a travaillé une semaine in situ, dans le marabout, pour administrer des questionnaires (70 personnes interrogées), à des pèlerins, des fidèles et à quelques touristes. Le résultat de ce travail, rédigé conjointement par Jean Rieucau et Mohamed Souissi, a été publié en 2016, dans le livre La zaouïa au Maghreb. Entre le religieux et le tourisme rituel. Le cas de zaouïa de Sidi El Kantaoui (Tunisie).
Les investigations dans le marabout de Sidi Mehrez à Tunis, ont été faites en juillet 2017. Les deux chercheurs, entre 2015 et 2018, ont enquêté dans l’ensemble de la Tunisie, dans une vingtaine de zaouïas, sur la question du culte soufi, du culte des saints, en présence de touristes internationaux non musulmans.
Le tourisme pénètre le religieux dans les monastères grecs orthodoxes de la partie de l’île de Chypre occupée par la Turquie
La complexité politique et géopolitique de l’île de Chypre
L’île du Chypre, située à 60 km de l’Anatolie turque, d’une superficie de 9 251 km2 , compte 1 219 051 habitants en 2018, dont 838 897 Chypriotes grecs, 300 000 Chypriotes turcs et 14 000 citoyens britanniques.
L’île se compose de la République de Chypre (61% du territoire), membre de l’Union Européenne depuis 2004 et de la partie occupée par la Turquie dite la République turque de Chypre Nord (36% du territoire), autoproclamée en 1983, seulement reconnue par la Turquie, et d’enclaves militaires britanniques (3% du territoire).
Deux cent mille Chypriotes grecs, depuis l’invasion turque de la partie nord-est de l’île, en 1974, ont été contraints d’abandonner leurs terres. De nombreux monastères ont été fermés. La ville principale de l’île, Nicosie, est divisée en deux entités.
Vente d’objets artisanaux et de produits du terroir, dans le monastère chrétien orthodoxe grec de Saint-Barnabé
Le monastère chrétien orthodoxe de Saint-Barnabé, dédié à Barnabé, apôtre et saint patron de Chypre, est établi dans l’Est de l’île, près de la ville romaine de Salamine. Ce monastère, situé dans le territoire occupé par la Turquie, a d’abord été fermé, après l’invasion turque de 1974, puis rouvert ensuite. Des icônes provenant d’églises orthodoxes fermées dans cette partie de l’île, ont été déplacées vers ce monastère et ainsi sauvegardées. Un pèlerinage de Chypriotes chrétiens orthodoxes grecs s’y déroule chaque année, pour vénérer Saint-Barnabé.
Le monastère s’est spécialisé dans la culture de « produits du terroir », vendus aux habitants de la région : gousses de caroubier servant à élaborer de l’encens brûlé dans les chapelles, sirop de caroubier recherché par les Chypriotes pour soigner la dysenterie. Le jus de grenade est également vendu aux visiteurs et aux touristes. Les moines cultivent des figuiers, des néfliers, des amandiers, des oliviers, des grenadiers, des orangers, des caroubiers et des palmiers dattiers. Le travail agricole monastique est important dans toute l’île, en particulier l’entretien des ruches pour la production de miel.
L’établissement s’est également lancé dans la vente de produits artisanaux aux visiteurs chypriotes et aux touristes internationaux. Ces objets sont vendus sur des étals dressés en plein air (Document 1). Ils sont profanes (éventails, pendentifs, pierres, en souvenirs de Chypre, etc.). Au pied d’une icône représentant saint Barnabé, les moines font appel aux dons, au moyen d’un tronc qui recueille les deniers du culte.
Le monastère chrétien orthodoxe grec de Saint-André, lieu saint partagé entre Chrétiens, Musulmans, touristes internationaux
Le monastère chrétien orthodoxe grec de Saint-André (Apostolos-Andreas) est situé sur le cap éponyme, dans la péninsule de Karpas, à l’extrémité nord-est de l’île de Chypre, dans la partie occupée par la Turquie. Cet établissement monastique est établi dans une zone de faible densité démographique (30 habitants au km2), propice à la vie monastique. Cette région est méconnue, peu touristique et peu occupée par des casernes de l’armée turque. Dans cette région, une centaine de Chypriotes grecs sont demeurés sur place, après l’invasion turque.
Le monastère est bâti à l’emplacement d’une église primitive, datant du Ie siècle après J-C. L’église est reconstruite au Ve siècle, puis devient un monastère au XVIIIe siècle.
Cet établissement religieux revêt une forte dimension politique au sein de l’île de Chypre. Il est attractif par la sacralité du lieu, depuis plusieurs siècles. Il est le siège d’un pèlerinage chrétien orthodoxe annuel. Les moines se montrent très ouverts à l’altérité et à la diversité religieuse des visiteurs non chrétiens. L’établissement fonctionne selon un pluralisme cultuel (Trouillet, Lasseur, 2016), tel un lieu de dévotion partagé. Il est fréquenté par des Chrétiens orthodoxes, des Catholiques romains, des Musulmans sunnites, et par des populations pieuses, recherchant un lieu sacré pour se recueillir et prier face à l’icône de Saint-André. D’autres visiteurs, simplement superstitieux, des touristes libres penseurs, non concernés spirituellement, sont seulement curieux de l’architecture du lieu et du site côtier. Ils se limitent à la prise de photographies.
Ce lieu de vie communautaire fonde surtout sa fréquentation, sur la présence de la fontaine miraculeuse, à un degré moindre sur l’église, et sur la visite du monastère. Au pied de la bâtisse monastique, au bord de la mer Méditerranée, sourd une source miraculeuse naturelle, dont l’eau est mise en bouteille et vendue in situ (Document 2). Les visiteurs boivent cette eau, s’en enduisent le visage et les bras, et achètent également des bouteilles. Ce type de source d’eau miraculeuse est sensé guérir la maladie, apporter du réconfort. Dans le monastère, sont également vendus des cierges, fabriqués par les jeunes moines de cet établissement religieux
Le tourisme s’immisce dans les lieux de l’islam soufi en Tunisie
Marabouts (zaouïas) et soufisme
Le soufisme est commun aux trois branches de l’islam, sunnisme, chiisme, et kharidjisme. Il est fortement enraciné au Maghreb et apparaît avec l’islam, dès le VIIIe siècle, en réaction à une pensée et une religion trop formalistes. Il se structure dès le XIIIe siècle, période à laquelle, les grandes confréries soufies sont devenues des puissances économiques et sociales (Syrie, Égypte).
Ce n’est qu’à partir de l’essor du wahhabisme, dès le XVIIIe siècle, et du salafisme au XXe siècle, que se développe un discours virulent à l’égard du soufisme, considéré par ces deux mouvements, comme une forme d’idolâtrie, de paganisme (culte des saints, pratique de la transe, ésotérisme, etc.). L’affirmation qu’il n’y a qu’un seul Dieu structure la religion des Musulmans. Certains pays musulmans où le wahhabisme (vision rigoriste et fondamentaliste du sunnisme) est majoritaire, interdisent même le soufisme, le jugeant hérétique.
En Tunisie, après le « printemps arabe » de 2011, depuis le début de la guerre en Syrie et du conflit en Lybie, 100 zaouïas ont été incendiées par de jeunes Musulmans radicalisés (wahhabites, salafistes). Ils s’en sont pris à ces lieux sacrés, où s’enchevêtrent soufisme, culte des saints, maraboutisme, fréquentation touristique, parce que l’unicité du culte d’Allah, selon eux, ne serait pas respectée.
Le terme marabout est polysémique. Il désigne, selon les régions, soit le bâtiment religieux, soit un individu, un ascète, un homme saint (sidi), un savant, un maître spirituel (cheikh) se réclamant de l’islam ou d’un syncrétisme musulman (soufisme).
En France, le terme marabout est le plus utilisé. D’autres termes synonymes existent au Maghreb et au Machrek : koubba (signifiant coupole en arabe), wali (Tunisie, Algérie), türbe en Turquie (Rieucau, Souissi, 2016). Ces termes désignent tous un petit établissement religieux, contenant le tombeau d’un saint, une école coranique, un cimetière attenant, réservé aux membres de la famille du saint. Le mausolée est aussi appelé marabout au Maroc. Les marabouts ou mausolées (tombeaux des saints) sont présents dans l’islam sunnite et chiite. En Inde, le Taj Mahal est un mausolée.
Les marabouts, au sens des individus, fondent leurs pratiques sur une lecture ésotérique du Coran. Ces maîtres spirituels, descendants de saints soufis, mènent une vie mystique entraînant le respect de leurs fidèles. La communication avec le saint, enterré dans la zaouïa, détenteur de pouvoirs bénéfiques (baraka,), se fait au moyen d’offrandes déposées au pied du tombeau (sucre, pièces de monnaie, etc.). Encore au début du XXIe siècle, lors de fêtes rituelles, des sacrifices d’animaux ont lieu dans les zaouïas : têtes de coq tranchées, moutons égorgés (Rieucau, Souissi, op. cit.).
La zaouïa de Sidi Mehrez à Tunis, lieu de culte soufi et du tourisme international
Le mausolée de Sidi Mehrez (b-Rieucau, Souissi, 2020), installé dans la zaouïa éponyme, classée monument historique en 1912, est situé dans la médina de Tunis. Cette zaouïa a été restaurée dans les années 1990. Ce marabout (mausolée, coupole, salle de prière, hébergements), constitue, au même titre que la grande mosquée proche, un des patrimoines les plus visités de cette ville médiévale arabo-musulmane. Depuis son inscription, par l’UNESCO, au patrimoine mondial de l’humanité, cette médina reçoit chaque année, 220 000 visiteurs.
Cette zaouïa urbaine, abritant le tombeau du saint patron de la ville de Tunis, connaît une fréquentation partagée, entre fidèles, pratiquants soufis issus de toute la Tunisie, touristes tunisiens et visiteurs internationaux (polonais, russes, européens de l’Ouest, etc.), dans une mixité homme-femme et dans une diversité intergénérationnelle (Document 3). Les guides touristiques insistent sur le rôle de protecteur envers les Juifs, joué par le sage Sidi Mehrez (950-1022), qui repose aujourd’hui dans le mausolée (Mahersi, 2006).
La zaouïa de Sidi Mansour à Sfax, tensions entre soufisme et sunnisme
Dans l’ensemble de la métropole de Sfax, deux zaouïas ou walis (appellation locale) sont particulièrement fréquentés par les habitants : Sidi Bouakazine au sud et Sidi Mansour au nord.
Les fidèles et visiteurs de la zaouïa de Sidi Bouakazine, au sud de Sfax, lui reconnaissent plusieurs avantages. Elle offre, en saison estivale, un confort bioclimatique, quand les températures diurnes dépassent 40°C (Jarraya, 2020). Des pouvoirs sont attribués au saint qui y repose, dont l’apaisement supposé des crises d’épilepsie. Le lieu permettrait également un ressourcement, le rétablissement d’un équilibre psychologique, l’acquisition d’une estime de soi.
Le wali côtier de sidi Mansour (b-Rieucau, Souissi, 2020), est construit au XVe siècle, sur un cap situé à 12 km au nord de la ville de Sfax. Cette zaouïa est consacrée au saint noir Sidi Mansour Gholam, considéré comme un sage (wali). L’édifice se compose d’un dôme de couleur ocre, abritant le tombeau du saint et d’une extension en mosquée, faite d’un minaret et de deux dômes blancs, l’ensemble formant un petit complexe religieux et social (Document 4). Bien qu’accolés, marabout et mosquée fonctionnent séparément. L’installation côtière, sur ce site, de la mosquée et de la zaouïa, est liée à la présence de l’eau de mer, considérée comme pure dans l’islam, et permettant de se purifier lors des ablutions qui précèdent la prière.
Toute l’année, hommes et femmes, venus de la métropole de Sfax, viennent comme l’on dit, « visiter le wali ». À l’intérieur du marabout, les pratiques religieuses consistent à prier, à réciter des versets du Coran. Les fidèles apportent des cierges, de la nourriture, en offrande aux pauvres (morceaux de viande, plats de couscous), qu’ils déposent au pied du tombeau du saint. En été, des dizaines de personnes peuvent se rassembler et circumambuler autour du sanctuaire. En juillet et août, fonctionne à proximité du wali, un marché municipal aux poissons, où s’installent des pêcheurs locaux, pour écouler leur production. Des vendeurs proposent de la viande cuite en méchoui. Des commerçants ambulants proposent des jouets aux parents et enfants.
Bien que très respectée et fréquentée par les Sfaxiens, la zaouïa de Sidi Mansour n’est pas classée par le ministère de la Culture tunisien, ni entretenue par la municipalité de Sfax. Depuis 2011, le contexte de tensions religieuses en Tunisie, consécutif au « printemps arabe » dit « Révolution de jasmin », se traduit localement, par l’agrandissement incessant de la mosquée, aux dépens de la zaouïa. Son gérant déplore, d’une part, d’être dépourvu de titre de propriété, et d’autre part, il se plaint du détournement, par les responsables de la mosquée, des fonds de la collecte du denier du culte musulman.
Plusieurs aspects s’entrecroisent autour de ce marabout : le religieux, le cultuel, le social, le culturel (visites touristiques recommandées par l’Office de Tourisme de Sfax).
La zaouïa de Sidi El Kantaoui à Hammam Sousse : retraite spirituelle et loisirs balnéaires pour des femmes et leurs enfants
La zaouïa Sidi El Kantaoui, située à 7 km au nord de la ville de Sousse est bâtie sur une colline de 18 m d’altitude, à 500 m du littoral, dans un milieu constitué de pinèdes et d’oliviers. Le marabout est localisé au sein de la station touristique d’El Kantaoui. Cette station comporte un port de plaisance, intégré dans une marina (Port El Kantaoui), un terrain de golf, des résidences touristiques, des hôtels. Son plan de masse se déploie en forme de village balnéaire, inspiré de l’architecture du village de Sidi Bou Saïd, localisé dans la banlieue nord de Tunis, singulier par son style architectural arabo-andalou (Rieucau, Souissi, 2016).
Ce lieu religieux soufi (coupole, tombeau du saint, salle de prières, hébergements) est enchâssé dans un paysage touristique et récréatif, lié au tourisme de masse littoral. Le marabout est intégré dans les circuits touristiques de la ville de Sousse. Ce lieu cultuel et de sociabilité pieuse est préexistant à la station d’El Kantaoui. Il jouxte un parc aquatique et des résidences hôtelières. Cette station littorale a été frappée par un attentat terroriste, perpétré par un groupe affilié à l’État islamique, en juin 2015, entraînant la mort de 38 personnes, principalement des touristes britanniques.
L’histoire de cette zaouïa, située dans la municipalité de Hammam Sousse, qui en possède le terrain, remonte au début du XVIIIe siècle, avec l’arrivée à Sousse, d’un réfugié « morisque » (les Maures sont expulsés d’Espagne au début du XVIIe siècle), d’origine andalouse, du nom de Sidnè Cheikh. Ce musulman sunnite, versé dans les questions spirituelles, riche, est généreux avec les pauvres (aide fournie aux pêcheurs locaux, aux marins en escale). À sa mort, sa maison prend son nom, en respect de son œuvre sociale et deviendra la zaouïa Sidi El Kantaoui. Son corps repose dans le tombeau situé sous le dôme.
La zaouïa offre un hébergement, surtout estival, bon marché, pour les Tunisiens. Les visiteurs, pour seulement 23% d’entre eux, mentionnent seulement les pratiques religieuses, comme raisons de leur visite. Globalement les motivations les plus citées par l’ensemble des personnes enquêtées sont : le dépaysement, la possibilité de faire une retraite spirituelle, la recherche de la sociabilité, couplés avec l’agrément des loisirs offerts par la station touristique.
Les fidèles, pèlerins et visiteurs du marabout proviennent en majorité de Hammam Sousse, de Sousse, de la région du Sahel. La fréquentation de cet établissement s’effectue en association avec celles d’autres zaouïas de la région. Des milieux sociaux différenciés (75% des enquêtés ont un niveau d’études primaire et secondaire) fréquentent le lieu. Les jeunes générations (35% des enquêtés ont moins de vingt ans) (Rieucau, Souissi, op. cit.), se retrouvent en fin d’après-midi, en groupes, aux abords de la zaouïa, pour se rafraîchir l’été, et pour le plaisir d’être ensemble.
Les femmes (âgées de 40 à 60 ans) représentent 63% des pratiquants du lieu. Parmi elles, 43% sont des femmes au foyer, sans profession, en situation de précarité sociale et économique. Elles sont les seules utilisatrices des hébergements. Face à leurs difficultés, elles recherchent les pouvoirs supposés du saint (baraka), ainsi que la manifestation des génies et des esprits censés envelopper ce marabout. Des mères de famille et leurs enfants y séjournent, surtout en été (séjours de deux à quatre jours en moyenne). Aux prières quotidiennes, s’ajoutent les loisirs offerts par la station littorale. Les activités de plage, les promenades dans le port de plaisance, des visites au parc de loisirs Hannibal Park, occupent leurs journées.
Au début du XXIe siècle, plus le lieu religieux est complexe (sacralisation/désacralisation, réaffectation successives), s’il est le siège de tensions religieuses, s’il constitue un emplacement disputé ou partagé entre les cultes des religions abrahamiques, plus son intérêt grandit, plus la curiosité des touristes internationaux s’aiguise.
Au Maghreb, la plus petite zaouïa, même isolée, peu accessible, accueille ses fidèles, des pèlerins, reçoit des touristes non soufis, non musulmans. En Méditerranée orientale, dans la partie de l’île de Chypre occupée par la Turquie, le moindre monastère chrétien orthodoxe grec vend des produits du terroir, commercialise des « souvenirs » du lieu (cierges, objets artisanaux, etc.), collecte le denier du culte, et ouvre largement ses portes aux visites touristiques. Ces monastères sont également accueillants pour les non chrétiens, en particulier pour les Juifs et les Musulmans.
Sur l’île de Chypre, les moines des monastères chrétiens orthodoxes grecs, en Tunisie, dans les zaouïas, les descendants de saints soufis, les gérants, s’interrogent sur les intentions, les motivations, manifestées par ceux, de plus en plus nombreux, qui fréquentent et visitent leurs établissements religieux. Plusieurs catégories et types de populations ressortent de l’analyse des personnes intéressées par ces lieux : croyants, non-croyants, fidèles réguliers, irréguliers, pratiquants impliqués, non impliqués dans le culte, personnes superstitieuses, individus mus par un élan spirituel imprécis, curieux de la géographie du site, passionnés de son architecture, férus de son itinéraire historique.
Jean Rieucau juillet 2021
Quelques lignes de Michel Sivignon sur la fréquentation des monastères grecs en complément à l’article de Jean Rieucau
On se limitera ici à quelques mots sur le tourisme religieux dans l’espace orthodoxe grec, pour mettre en perspective les notes de J.Rieucau sur Chypre Nord, envahi par l’armée turque en 1974. Les monastères et plus largement l’Eglise orthodoxe de Chypre dépendent du patriarcat de Constantinople.
Quiconque, avec ses motivations propres peut visiter les sites religieux orthodoxes, en respectant les réserves spécifiques locales. Celles du Mont Athos sont bien connues. Mais il en existe d’autres, par ex. certains monastères de moniales sont interdits aux hommes.
Le développement du tourisme de masse a inclus dans les visites proposées de nombreux sites religieux. Les motivations des visiteurs ne sont pas toutes de l’ordre du tourisme: sont-elles des touristes les femmes qui à genoux, le 15 Août dans l’île de Tinos, grimpent la longue série des escaliers de pierre qui mènent à la basilique? En pays orthodoxe les visites aux sites, aux objets (reliques, icônes) font partie du culte.
Le tourisme de masse se surajoute à ces vieilles pratiques. Les touristes viennent pour satisfaire leur curiosité pour l’architecture, les œuvres d’art, les paysages, et, sauf pour les orthodoxes de toute origine, les particularités du culte leur apparaissent comme un élément du pittoresque.
Michel Sivignon juillet 2021
Bibliographie
Albrecht P.Y., 2004, Au cœur des zaouïas, rencontre avec des soufis guérisseurs, Presses de la Renaissance, Paris.
Barkey K, 2017, Le monastère de Saint-Georges et ses visiteurs non chrétiens, Coexistences, Lieux saints partagés en Méditerranée, Musée de l’Histoire et de l’Immigration/Actes Sud, Paris, p 66-65.
Froment P., 2019, La Méditerranée, La Documentation Photographique, CNRS-Éditions, Paris, 64 p.
Jarraya M., 2020, La fréquentation estivale de la zaouïa Sidi Bouakazine (Sud de la ville de Sfax) : quelles considération bioclimatiques et thérapeutiques ?, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, p 67-85
Mahersi H., 2006, Sidi Mehrez, Soltane El Medina, Éditions Déméter, Tunis, 301p.
Rieucau J, 2020, Introduction, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, p 11-34.
Rieucau J., Souissi M., 2016, La zaouïa au Maghreb. Entre le religieux et le tourisme rituel. Le cas de zaouïa de Sidi El Kantaoui (Tunisie), l’Harmattan Paris, 98 p.
a-Rieucau J. Souissi M., dir. 2020, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, 252 p.
b-Rieucau J., Souissi M., 2020, Un lieu sacré vivant, siège d’une religion populaire, ouvert au tourisme, les zaouïas en Tunisie, Lieux symboliques complexes au Maghreb et au Machrek. Appropriations, tensions, partage, l’Harmattan, Paris, p 87-113.
Trouillet P. Y., Lasseur M., 2016, Les lieux de culte entre territoires et mobilités du religieux : cadre théorique et perspectives contemporaines depuis les Suds, Cahiers d’Outre-Mer, Bordeaux, n°274, [En ligne]
Jean Rieucau
Professeur émérite (géographie)
Université Lyon 2
jeanrieucau@orange.fr