Littérature

Longtemps la géographie, marquée par des réflexes positivistes prégnants, a entretenu des relations distantes avec la littérature et, d’une manière plus générale, avec l’art.

Depuis les années 1970, l’importance accordée à l’espace vécu et aux représentations a permis une évolution des liens entre la géographie et la littérature désormais considérée comme un médiateur possible.

Tout comme la littérature peut s’avérer utile dans la pratique de la géographie, il existe une lecture géographique des œuvres littéraires à condition bien sûr que celles-ci aient un rapport avec l’espace.

Daniel Oster

Aimé Césaire, Cahier d’une retour au pays natal, 1947

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Présence africaine, poésie, 1983

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Constantin Paoustovski ((1892-1968), arpenteur et reporter de la Russie (soviétique ?)

Constantin Paoutovski. La tanche d’or. Ed. de l’aube, 2018. https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/la-tanche-dor/

Une traversée de l’espace-temps soviétique par un romancier qui rêvait d’un ouvrage purement géographique 

L’œuvre abondante de cet auteur, toujours très diffusée, alors même que l’héritage soviétique est souvent ignoré par les jeunes générations russes, mérite l’intérêt pour plusieurs autres raisons :

  • Ses ouvrages, nombreux, comme des chroniques, des enquêtes au sens des Histoires d’Hérodote, permettent un voyage géo-historique particulièrement étendu dans l’espace russe entre naturalité, ruralité héritée, et bouleversements historiques par un régime qui vise à maîtriser la nature au service d’un « homme nouveau ».
  • La position de Paoustovski est celle d’un écrivain « compagnon de route » du soviétisme, position difficile tant elle peut vite devenir suspecte aux yeux du régime. Mais cette prudence de Paoustovski est aussi celle qui lui permit de traverser le stalinisme et d’apparaître comme un « homme du dégel », un « écrivain-modèle » acceptable tant par le régime, stalinien comme post-stalinien, que par les voix dissidentes hors de l’URSS ; ainsi est -il « nobélisable » en 1965 (c’est finalement M. Cholokhov qui reçut le prix). Tout cela souligne la grande popularité de Paoustovski, de son vivant comme après.
  • Cette popularité dans la Russie post-soviétique tient au fait qu’il incarne une sorte de continuité entre la grande tradition romanesque, et romantique, pré-révolutionnaire, et les valeurs national(ist)es promues de nos jours, et même la valorisation d’une nature menacée par sa subordination aux visées extractivistes. Cette synthèse est résumée par G. Nivat dans sa préface à la réédition de La tanche d’or en 2013 : « L’humilité du paysage et des êtres simples le peuplant renouait avec une Russie ancienne, sainte, pure, paysanne, et qui n’avait plus droit de cité dans le chantier prométhéen où les grands mythes de la violence conduisaient et bousculaient les hommes. ». (Lire la suite…)
A propos de Saisons du voyage de Cédric Gras : éloge du piétinement géographique

 

Cédric Gras a reçu une formation de géographe. Il figure dans la petite cohorte des géographes de sa génération qui se sont « évadés » vers la littérature, avec Sylvain Tesson et Emmanuel Ruben. « Évader » n’est pas le terme propre qui suppose une géographie ceinte de murs malaisés à franchir. A coup sûr, en tout cas, Cédric Gras s’est évadé du langage géographique et du ton académique, dès les premières phrases de son livre. Un des grands mérites de C. Gras réside dans la qualité de son écriture.

Ce livre est une réflexion sur l’expérience du dépaysement plutôt que du voyage. Il comporte des chapitres très autobiographiques, mais il dépasse sans cesse cette dimension personnelle.

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Patrick Modiano et Pierre Le-Tan, chrono-topographes des marges

Le texte qui suit résulte du rapprochement suscité par la lecture successive de deux ouvrages : Paris de ma jeunesse de P. Le-Tan, constitué de 28 textes courts (une à trois pages) chacun référé à un lieu parisien, écrit en 1988, réédité et complété en 2019 – très peu de temps avant la mort de l’auteur – préfacé par P. Modiano, et Memory Lane, court texte (une soixantaine de pages) écrit par celui-ci et illustré par celui-là en 1981 ; ce texte, quoique moins connu que d’autres romans de P. Modiano, cristallise les thèmes qui font sa singularité, sa tonalité. Si Patrick Modiano a accédé depuis longtemps a une grande notoriété littéraire et publique (Goncourt en 1978, Nobel en 2014), Pierre Le-Tan est moins connu, bien qu’illustrateur de nombreuses éditions littéraires, concepteur de publicités pour de grandes enseignes. Il est aussi un ami et complice précoce de P. Modiano, notamment dans le petit ouvrage dont il sera question ici, Memory Lane, dès 1981.

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L’esprit géographique de l’œuvre de Jean-Paul Kauffmann

Les Cafés géographiques reçoivent ce samedi 18 janvier à l’Institut de géographie Jean-Paul Kauffmann, journaliste et écrivain, pour dialoguer sur la thématique de l’esprit géographique de son œuvre d’écrivain. Une matinée particulièrement réussie autour d’un invité exceptionnel par son histoire personnelle, sa riche personnalité et la qualité de sa production littéraire.

 

Jean-Paul Kauffmann au milieu de ses « interviewers » (Photo de Jean-Pierre Némirowsky)

 

Cette rencontre se présente sous forme d’une conversation avec l’invité (JPK) animée par le trio Claudie Chantre (CC), Daniel Oster (DO), Michèle Vignaux (MV).

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Les maîtres du « polar géographique » – La série des Yeruldelgger de Ian Mannok

Tout le monde connaît les « polars historiques », de Jean-François Parrot (Nicolas Le Floch), Ellis Peters (Frère Cadfael), Van Gulik (le juge Ti) ou I.J. Parker (Sugawara Akitada), mais il existe aussi des polars géographiques. J’ai ainsi visité l’Ecosse en suivant les indications de Ian Rankin, découvert la face cachée de Venise grâce à Donna Leon, suivi à la trace Maigret dans Paris et la liste est loin d’être exhaustive.

Je viens de découvrir, sur le conseil du documentaliste de mon lycée, les trois ouvrages de Ian Manook (pseudo de Patrick Manoukian) qui ont pour cadre la Mongolie. Le talent de l’auteur est de nous plonger dès les premières pages dans une ambiance prenante, dans laquelle on s’immerge très vite malgré l’étrangeté des situations tant les descriptions sont précises et concrètes. Le premier opus met en vedette un inspecteur de police : Yeruldelgger, un vieux de la vieille dont on découvre vite la profondeur et la droiture.

La description de la Mongolie est saisissante. Aux immeubles soviétiques se juxtaposent de récentes constructions plutôt kitch, dans le sillage du boom économique lié à l’exploitation des ressources minérales, dans lequel le pays perd son âme. Si les campements de yourtes voisinent en ville avec des centres commerciaux ou des zones industrielles, continuant à abriter une population qui s’accroche à ses racines, beaucoup de démunis vivent dans les égouts de la ville, proie des trafiquants et des exploiteurs en tout genre. Le maintien de l’âme mongole et d’une culture millénaire n’est plus la préoccupation que d’une minorité, dans un pays balloté entre les ambitions russes, coréennes et chinoises où l’argent semble justifier toutes les abominations et où la corruption est de règle.

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Olivier Truc, Le cartographe des Indes boréales

Olivier Truc, Le cartographe des Indes boréales, Paris, Métailié, 2019.

Olivier Truc est venu récemment à l’Institut de géographie pour nous parler des Sami aujourd’hui et de leur intégration dans les sociétés d’Europe du nord (voir le compte rendu de Claudie Chantre). Son dernier roman évoque le temps (XVIIème siècle) de leurs premiers contacts avec la Couronne suédoise.

D’abord un titre. Un titre poétique qui renvoie à l’imaginaire de ces hommes du début du XVIIème siècle qui voulaient découvrir le monde et en extraire les richesses symboliques et matérielles. Ne pouvant s’installer durablement ni dans les Indes orientales, ni dans les Indes occidentales, les Suédois ont choisi d’établir leur souveraineté sur les terres du Grand Nord, les terres boréales.

Sous le titre de couverture, une baleine s’acharne, telle Moby Dick, à renverser une chaloupe de marins accrochés à leur rame pour sauvegarder leur vie. C’est à ce monde de baleiniers qu’appartient le héros du roman, Izko.

Monde arctique, ambitions politiques suédoises, chasse à la baleine, société lapone, fanatisme religieux… tels sont quelques-uns des domaines où Izko, évolue avec courage et intelligence. Il nous emmène de Saint-Jean-de-Luz au sud du Portugal et de Stockholm à la mer de Barents, du palais royal aux tentes de Laponie.

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Alain Robbe-Grillet : un écrivain géographe ?

Écrivain et cinéaste français, Alain Robbe-Grillet (1922-2008) est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, parus entre 1953 (Les Gommes) et 2007 (Un roman sentimental), et de dix films, sortis entre 1963 (L’immortelle) et 2007 (C’est Gradiva qui vous appelle).

Il demeure en partie connu pour avoir incarné, en compagnie des écrivain.e.s Michel Butor, Nathalie Sarraute et Claude Simon, l’un des chefs de file du mouvement littéraire appelé le « nouveau roman », apparu dans les années 1950[1].

Ce mouvement se caractérise par l’utilisation de règles en rupture avec celles du roman traditionnel, en cherchant notamment à détruire l’illusion du réel, avec par exemple la succession d’événements ne respectant aucune chronologie ou encore la présence de personnages non individualisés.

Si des travaux en littérature et études cinématographiques ont porté sur des thématiques récurrentes dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, telles l’érotisme (Colard, 2010 ; Demangeot, 2015), ou encore sur la structure narrative de ses livres et de ses films (Gardies, 1983 ; Allemand, 2010), plusieurs études littéraires se sont également intéressées à la place de l’espace dans certains de ses ouvrages. Ces dernières traitent tour à tour de la représentation et concrétisation sémiotiques de l’espace dans l’œuvre romanesque (Lissigui, 1996), de la subjectivité de l’espace sans cesse adapté à la vision et aux ressentis des personnages (Balighi, 2012), et du positionnement spatial comme moyen d’exister pour le narrateur, comme dans La Jalousie (Sarda, 2016).

Si cette utilisation que fait Alain Robbe-Grillet de l’espace m’a également marqué lors de mes premières lectures, elle m’a aussi conduit à me demander si l’espace et plus largement la géographie ne constituaient pas un moyen, pour l’auteur, de traduire le déroulement de certaines de ses intrigues et de donner davantage de sens à celles-ci.

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Emilienne, 1917. Itinéraire d’une jeune Française réfugiée de la Première guerre  mondiale 

Claudie Lefrère-Chantre, Emilienne, 1917. Itinéraire d’une jeune Française réfugiée de la Première guerre mondiale, Editions Fauves, 2017, 255 pages, 20 €.

Les Français aiment les commémorations historiques. Depuis 2014, la Grande Guerre suscite un intérêt considérable qui se traduit par des manifestations de toutes sortes, des initiatives publiques et privées, des colloques, des publications, etc. Le battage médiatique autour de la commémoration du centenaire de la guerre de 14-18 est soutenu par une véritable déferlante de livres sur la première guerre mondiale, une guerre toujours présente dans la plupart des familles françaises. Dans la production considérable orchestrée par les éditeurs, les sujets “classiques” sont bien sûr abordés mais d’autres questions, bien moins connues, profitent de ce coup de projecteur conjoncturel. Parmi ces derniers sujets, celui des réfugiés français pendant la guerre vient d’être illustré par un livre instructif et passionnant, émouvant même lorsqu’il s’insinue dans la chair et l’esprit de son “héroïne”, Emilienne Richard. En février 1917, cette jeune fille lorraine de quinze ans doit obéir à l’ordre de l’occupant allemand qui la contraint à quitter son village de la Woëvre pour un long périple à travers l’Allemagne et la Suisse la menant à Villars-du-Var, un autre village situé à l’autre bout de la France, où elle va vivre la fin de la guerre et quelques années de plus jusqu’en 1923.

L’esprit géographique d’un livre d’histoire

L’auteur – petite-fille d’Emilienne – a bénéficié du journal tenu par la jeune fille sur un cahier d’école entre février 1917 et juillet 1922, seize pages au total dont six seulement consacrées à la période de la guerre. Deux photos de classe d’Emilienne ont déclenché le projet d’écriture, accompagné par des déplacements et des recherches sur les lieux même de l’odyssée, et finalement mené à bien au titre de la mémoire et de la transmission.

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Anatomie du chemin noir. A propos d’un récent ouvrage de Sylvain Tesson.

Sylvain Tesson,Les chemins noirs, Gallimard, 2017

Un écrivain, Sylvain Tesson, vient de fouler ce qu’il baptise la France des chemins noirs. Sur les chemins d’une France en berne, il promène sa nostalgie d’un monde perdu, idéal, fait de ruines et de ronces, de parenthèses et d’interstices, perpétuellement défait par des générations d’hommes pressés. Du Mercantour au Cotentin, en passant par le Perche et l’Aubrac, la Margeride et le Bas-Vivarais, il arpente une France intérieure propice à cette « géographie de l’instant » dont il a, mieux que l’intuition, la vocation. Il est tombé, il a mûri, sa prose est devenue mature, plaisante, facile, trop facile peut-être, se révélant sommaire.

Une existence en surchauffe

Cet homme infatigable, dont on ne sait s’il voyage pour écrire ou s’il écrit pour voyager, est certainement aujourd’hui l’écrivain-voyageur français contemporain le plus en vue, et l’un des plus connus du lectorat. Pareille fortune mérite attention, parce qu’au-delà de ce qu’elle nous apprend de l’auteur lui-même, cette popularité est le miroir d’une demande sociale, d’une aspiration croissante vers un je ne sais quoi d’extravagant – au sens premier du mot : menant hors de la voie normale – qu’il faudra interroger. Elle nous renseigne sur une personne, mais surtout, elle nous enseigne sur une époque : arrêtons-nous sur le renseignement, qui peut-être nous dira un peu de l’enseignement.

Partout, on le sait, S. Tesson a roulé sa bosse. À peine sorti de l’adolescence, on le voit pédaler en Islande (1991), non sans une grande part d’improvisation, à une époque où le tourisme y est à la veille d’entamer son grand essor. Trois ans plus tard, il entreprend un tour du monde au long cours, à bicyclette, avec son camarade Alexandre Poussin (1994) : première d’une longue série de cavalcades amicales. Bientôt, il s’enhardit : c’est à l’Himalaya qu’il s’attaque (1997). En surchauffe constante, courant de pics en cols, de cimes en défilés, de parois montagneuses en façades urbaines, cet Homo viator, tour à tour alpiniste, acrobate, cavalier et escaladeur, surfeur et parachutiste, a fait choix de vivre dangereusement, de mener, selon le joli mot de L. Febvre, une existence « de plein vent ».

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Pourquoi la Mitteleuropa est-elle à la mode ?
Aux confins de l'Italie, coincée entre Adriatique et Slovénie, Trieste rêve à sa gloire commerciale et littéraire quand elle était le débouché maritime de l’Empire des Habsbourg avant 1914(Source: elettra.trieste.it)

Aux confins de l’Italie, coincée entre Adriatique et Slovénie, Trieste rêve à sa gloire commerciale et littéraire quand elle était le débouché maritime de l’Empire des Habsbourg avant 1914
(Source: elettra.trieste.it)

Ces dernières années le retour du fantôme mitteleuropéen s’affirme pour s’imposer avec force dans l’univers culturel français. Depuis la mémorable exposition de 1986 au Centre Pompidou, Vienne, naissance d’un siècle, 1880-1938, une mode viennoise a déferlé sur notre pays, bientôt relayée par la vogue de toute la Mitteleuropa. Le roman-fleuve Danube du Triestin Claudio Magris, traduit chez Gallimard en 1988, est devenu l’emblème des adeptes de cette civilisation aux contours flous qui s’est formée au centre de l’Europe avant d’avoir été engloutie sous les catastrophes du XXe siècle.

Les preuves de cette audience croissante s’accumulent : publication des œuvres de Stefan Zweig dans la Pléiade, édition progressive de tous les livres du Hongrois Sandor Marai (1900-1989), etc. Même le cinéma s’en mêle avec le film-hommage surprenant du Texan Wes Anderson, The Grand Budapest Hotel (2014), dédié à …Stefan Zweig ! Il s’agit sans doute d’un mythe littéraire et artistique sublimé par la nostalgie mais il se nourrit en même temps de la crise de la conscience européenne qui sévit actuellement.

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L’esprit géographique de l’œuvre de Marie-Hélène Lafon

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Samedi 13 février 2016, de 10h à 12h, la salle du nouvel amphi de l’Institut de Géographie est quasiment comble pour accueillir Marie-Hélène Lafon, l’un des meilleurs écrivains français d’aujourd’hui. Marie-Hélène Lafon a accepté l’invitation des Cafés Géographiques pour présenter son œuvre selon un angle particulier, celui de son esprit géographique.

Originaire du Cantal, elle construit depuis 2001 une œuvre remarquable, véritable ode à sa terre natale et à une réalité paysanne qui disparaît. Elle y décrit une géographie intime qui n’a rien à voir avec le régionalisme, même si les habitants, les paysages, les traditions et les couleurs occupent le devant de la scène. Il ne s’agit pas d’embellir le réel âpre et rugueux de campagnes ingrates mais de restituer le « pays premier » qui l’a façonnée à jamais, qui la fait exister d’une manière si particulière grâce à un véritable « lien nourricier ».

Si l’objectif principal de cette rencontre est la découverte d’une œuvre littéraire de haut rang[1], c’est aussi l’occasion de montrer le grand intérêt d’une lecture géographique de cette œuvre. Dans une première partie, Marie-Hélène Lafon se prête à l’exercice de l’entretien avec l’animateur, Daniel Oster, puis, dans une deuxième partie, elle répond aux questions de l’auditoire.

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Le texte qui suit n’est pas un compte rendu de la conférence-débat
. Il se contente de restituer les questions posées par l’animateur (DO) et de citer des extraits d’entretiens et de livres de Marie-Hélène Lafon (MHL) qui, d’une certaine manière, servent de réponses à ces questions.

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La province russe et les écrivains

Les 5 et 6 février 2016, a eu lieu la septième édition des journées européennes du Livre russe sur le thème de « la province. » Les tables rondes, les rencontres avec les auteurs, le salon du livre se sont déroulés à la mairie du Vème arrondissement ou au lycée Henri IV. D’autres lieux y étaient associés comme le CRSC, la BULAC, le Studio-Théâtre de Charenton, la bibliothèque Tourgueniev et le cinéma Le Grand Action. Ce fut l’occasion de parcourir la province russe en compagnie de nombreux écrivains russes et russophones mais aussi avec des écrivains français dont les œuvres se déroulent en Russie ou y sont rattachés. Par « province », il semble que l’on entende ici la nature, la campagne, les étendues immenses mais ce n’est pas sûr. De quoi interpeller l’auditeur géographe ! Le fil conducteur a été celui d’une littérature qui, des grands écrivains russes du XIXème siècle à aujourd‘hui sans oublier ceux de la période soviétique, a exploré ces thèmes. Ces journées ont aussi été l’occasion d’aller à la rencontre de la littérature des peuples autochtones de Sibérie.

  1. La nature comme consolation de l’homme moderne

Une table ronde réunit Jana Grishina, spécialiste de l’écrivain Mikhaïl Prichvine, Mikhaïl Tarkovski, écrivain et scénariste, neveu du réalisateur André Tarkovski et Vassili Golovanov qui se nomme lui-même « géographe métaphysique » et qui voit son livre « Eloge des voyages insensés » comme un manifeste géopoétique.

Cette table ronde a pour traductrice Odile Melnik-Ardin et pour modérateur Yves Gauthier, auteur pour qui les terres inconnues et la Sibérie occupent une très grande place.

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En descendant les fleuves russes
La Lena près de Iakoutsk

La Lena près de Iakoutsk

Ils s’y sont mis à deux pour écrire les carnets d’un voyage qu’ils ont fait ensemble en 2010 dans les contrées lointaines et largement ignorées de l’Extrême-Orient russe1. Deux auteurs, deux photographes, deux mains, mais une seule voix dont on ne sait pas trop qui elle est en vérité, tellement nos deux écrivains-voyageurs, Eric Faye et Christian Garcin, ont réussi leur entreprise fusionnelle qui permet au lecteur de descendre ces fleuves en solitaire.

Un voyage dans l’Extrême-Orient russe ? C’est vite dit car la distinction avec la Sibérie n’est pas toujours très claire comme le suggère le nom « Transsibérien » du train qui arrive à Vladivostok. Vue d’Europe occidentale, on croit le savoir depuis longtemps, la Russie comprend une partie européenne jusqu’aux monts Oural et, au-delà vers l’Est, il y a l’immense Sibérie qui s’étend jusqu’à l’océan Pacifique. En fait, l’organisation administrative russe considère que la Lena forme la limite orientale de la Sibérie tandis que l’Extrême-Orient regroupe toute la partie est du continent eurasiatique, entre Iakoutie et Kamtchatka.

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L’identité européenne – quête incessante d’un horizon

Pour célébrer les multiples visages de l’Europe, des personnalités issues du monde politique et du monde des arts dialoguent librement sur les origines du projet européen, de la Grèce aux Lumières, cette Europe enlevée, berceau du roman, lieu de liberté et tranquillité où les femmes tiennent une place singulière. L’Europe, un horizon qui reste à conquérir.

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En partenariat avec « Initiatives pour une Europe plurilingue »
et « Citoyennes pour l’Europe ». Sous le patronage de la Représentation en France de la Commission européenne.

En ce 28 mars 2015, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, a lieu la dernière rencontre du cycle l’Europe inspirée sur le thème de l’identité européenne.

Rencontre animée par Martine Méheut,  présidente de « Citoyennes pour l’Europe » en présence de Julia Kristeva et d’Enrico Letta.

Julia Kristeva, animée d’un grand désir d’Europe, est philosophe, philologue, psychanalyste, écrivain, professeur émérite de l’Université Paris VII-Denis Diderot. Enrico Lettra,  européen engagé, a été ministre des affaires européennes, député au Parlement européen, Président du conseil des ministres italien. Il est actuellement professeur invité à l’Institut des études politiques de Paris.

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La femme audacieuse – une figure européenne

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En ce 7 mars 2015  à l’Odéon-Théâtre de l’Europe a lieu la quatrième rencontre/lecture d’une série de cinq consacrée au thème de l’Europe inspirée. La rencontre est animée par Martine Méheut, présidente de « Citoyennes pour l’Europe », en présence de Nathalie Loiseau, directrice de l’Ecole Nationale d’Administration.

Martine Méheut introduit la séance :
« Pourquoi y a-t-il en Europe, au long des siècles, des femmes qui osent penser, écrire et dire jusqu’à l’engagement politique ce qui les scandalise et ce qu’elles espèrent ? Leur statut enviable en Europe n’a-t-il été  imposé que par leurs luttes et leurs victoires ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître que la civilisation européenne est un espace propice au courage de la femme audacieuse ? »

Quatre textes seront lus au cours de cette séance : le « No pasaran ! » de Dolores Ibarruri, un extrait de « Une chambre à soi » de Virginia Woolf, un extrait de « Eloge de l’imperfection » de Rita Levi-Montalcini et un  extrait de « l’Enracinement » de Simone Weil.

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Telegraph Road ou la désillusion du mythe américain de la conquête

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Dire Straits, l’Amérique et la géographie ont un point commun : ils s’abreuvent de mythes, et la chanson Telegraph Road composée par Mark Knopfler en relate un fort bien connu, celui de la conquête de l’Ouest américain, du domptage de ses étendues sauvages par l’homme et la « civilisation ». Cependant l’artiste poursuit ici le mythe de façon chronologique pour l’amener à celui plus récent du rêve devenu cauchemar, de la prospérité devenue crise et hyperlibéralisme, celui des villes que le progrès a laissé derrière lui et dont Detroit reste certainement le plus grand symbole.

A travers cela, la chanson (parue en 1982 dans l’album Love over Gold) se révèle alors géographiquement très riche car en effet le narrateur, en se montrant transmetteur libre de la mémoire (« ‘cause I’ve run every red light on memory lane »1), illustre de nombreux thèmes tels que l’espace et le territoire, la liberté et le pouvoir, le rapport entre nature et culture et d’autres encore… Et surtout n’oublions pas que le titre de la chanson présente lui-même un élément géographique, la route, central pour l’œuvre et plus généralement pour le pays et la société américaine. Comment Dire Straits illustre-t-il alors la désillusion du rêve de conquête des Etats-Unis en montrant sous un nouvel angle les rapports de distance internes au territoire national (et peut-être même mondial) ?

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La Normandie d’Annie Ernaux

La Normandie d’Annie Ernaux

Même si le dernier livre d’Annie Ernaux a pour titre Le vrai lieu (Gallimard, 2014), le lecteur géographe de cet écrivain n’est sans doute pas le mieux placé pour appréhender une œuvre qui, pour l’essentiel, instaure un jeu de regards des classes sociales les unes sur les autres. Pourtant, l’espace joue un rôle important dans cette œuvre qui n’entend pas saisir la particularité d’une expérience mais, au contraire, sa « généralité indicible ».

Après trois livres d’inspiration autobiographique, Annie Ernaux publie en 1984 La place, un récit qui marque une rupture essentielle dans son travail d’écriture. Dans cette œuvre sur le père, l’écrivain jette le masque de l’affabulation romanesque pour partir à la recherche d’une vérité objective, plus précisément pour mettre en évidence les signes d’une réalité familiale. Et pour cela, les lieux et l’espace participent à la compréhension de la quête.

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 La campagne cauchoise

Dans La place, la campagne constitue la terre des origines, celle de la famille paternelle.

« L’histoire commence quelques mois avant le vingtième siècle, dans un village du pays de Caux, à vingt-cinq kilomètres de la mer. (…) Mon grand-père travaillait donc dans une ferme comme charretier. (…) Comme les autres femmes du village, elle (ma grand-mère) tissait chez elle pour le compte d’une fabrique de Rouen (…) »

Jamais décrit pour lui-même, l’espace n’intervient que dans la mesure où il influe sur les personnages. Le père a vécu dans une famille de paysans pauvres pour qui l’environnement rural est avant tout celui du travail et d’une existence difficile. La nature n’a rien de bucolique, il faut la dompter et l’exploiter pour survivre.

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Les racines de l’Europe, de la Grèce aux Lumières
L’enlèvement d’Europe (Giulio Romano, fin XVIe siècle, détail, Musée des Beaux-Arts, Lille)

L’enlèvement d’Europe (Giulio Romano, fin XVIe siècle, détail, Musée des Beaux-Arts, Lille)

En ce 13 décembre 2014, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, a lieu la  deuxième rencontre/lecture d’une série de cinq consacrée au thème de l’Europe inspirée. Rencontre animée par Martine Meheut, présidente de « Citoyennes pour l’Europe », en présence de Heinz Wismann, philologue et philosophe, directeur d’études émérite à l’EHESS et Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen et essayiste.

Martine Meheut introduit la séance en avançant que les repères géographiques étant  insuffisants pour définir l’Europe, il faut avoir recours à l’anthropologie. « Selon quels critères et quelle historicité pourrait-on reconnaître à l’Europe des racines culturelles aujourd’hui ramifiées dans la multitude de leurs  traductions », telle est la problématique proposée.

Martine Méheut insiste sur le fait qu’il est  question de chercher  des racines à cette Europe plutôt que des origines. Le registre du végétal nous ramène à « ce qui permet de faire vivre », ce qui permet le passage de la sève. S’il n’y a pas de racines, l’arbre tombe… Il s’agit donc de partir sur les traces d’une civilisation et d’en chercher les racines.

Anne Alvaro, comédienne, et José Manuel Esteves ont lu les 4 textes : un texte de Paul Valery, in « Essais quasi politiques, Variété I et II », un extrait de la Conférence à l’Université de Genève de Denis de Rougemont (1962), un texte de Jacques Le Goff extrait de « L’Europe est-elle née au moyen-Age » (2003) et un texte de Eduardo Lourenço de « l’Europe introuvable » (1991).

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L’enlèvement d’Europe

En ce 15 Novembre 2014, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, a lieu  la première rencontre/lecture d’une série de cinq, consacrée au thème de l’Europe inspirée. Ces rencontres ont lieu en partenariat avec deux associations : « Citoyennes pour l’Europe » et «  Initiatives pour une Europe plurilingue ».  Martine Méheut, philosophe, présidente de Citoyennes pour l’Europe, anime les séances. Des personnalités issues du monde politique et du monde des arts dialoguent librement sur les origines du projet européen.  Il s’agit d’ancrer dans le monde contemporain les grands textes qui ont inspiré la construction européenne.

Cette première rencontre consacrée à  « l’enlèvement d’Europe dans les Beaux-Arts »  a lieu en présence de  Roland-Alexandre Issler, professeur en philologie des langues romanes à l’Université de Bonn et président de l’AIEMS (voir ci-dessous)  et Jose Maria Gil-Robles, ancien président du Parlement européen, président de la fondation Jean Monnet. C’est Alain Roba, détenteur d’une des plus belles collections d’enlèvement d’Europe et Secrétaire Général de l’Association Internationale d’Europe Mythes et Symboles ( AIEMS)  qui accompagne la rencontre au plan iconographique. Anne Alvaro, comédienne et Emmanuel Lascoux, hélléniste et musicien ont lu les 4 textes distribués au début de la séance : un texte de Moschos de Syracuse (2ème siècle avant J.C., un extrait des Métamorphoses d’Ovide , le poème « Soleil et chair » de 1870 de Arthur Rimbaud et le texte de Jacques Derrida « Penser l’Europe à ses frontières » de 1992.

« En quoi le mythe de l’enlèvement de la princesse Europe par Zeus serait-il fondateur de cette Europe, comme utopia, comme acte  de l’esprit ? », telle est la problématique proposée.

Quel message  ce mythe pourrait-il apporter,  aujourd’hui, à cette Europe qui n’existe pas encore réellement dans la conscience de tous et dont la construction politique ne fait pas forcément sens au plus grand nombre ?

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Quand le géographe-missionnaire devient un géographe-voyageur (Ourania, Le Clézio)

Ourania, roman de Jean-Marie Gustave Le Clézio (Gallimard, 2006), raconte l’histoire de Daniel Sillitoe, jeune géographe français envoyé en mission au centre du Mexique[1], et qui, au fil des jours et de sa présence dans la région, va découvrir tout un monde qu’il ne s’attendait pas à rencontrer, dont, entre autre, une cité idéale du nom de Campos.

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A travers l’itinéraire personnel de Daniel Sillitoe ce livre nous invite à réfléchir à la question du voyage et de la géographie, en posant plus précisément les questions suivantes : un individu qui voyage sans motifs particuliers (si ce n’est celui de découvrir un lieu) adopte-il nécessairement une vision de géographe face aux divers éléments qu’il peut être amené à rencontrer tout au long de son périple (par exemple, différents types de paysages) ? A l’inverse, le géographe, même s’il voyage dans le cadre d’une mission qui lui a été confiée, est-il pour un autant un voyageur au sens propre du terme (c’est-à-dire pour découvrir de nouveaux horizons, un nouveau pays, une nouvelle ville, des paysages différents de ceux dont il a l’habitude) ? Autrement dit, la figure du voyageur est-elle indissociable de celle du géographe ?

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Ecrire le paysage

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Lors des 14es Rencontres littéraires en pays de Savoie organisées par la Fondation Facim à Chamonix le 7 juin 2014 sur le thème « Ecrire le paysage »,  Maylis de Kerangal  lit  des extraits de son dernier livre paru sous le titre « à ce stade de la nuit » dans la collection « Paysages écrits » (éditions Guérin/Fondation Facim, 2014).

Depuis 2010 avec le prix Médicis décerné à son roman Naissance d’un pont, l’œuvre de Maylis de Kerangal rencontre une audience grandissante que vient confirmer  le très grand succès de Réparer les vivants paru en 2014. La plupart des livres de cet écrivain témoignent d’un intérêt marqué pour la question de l’espace géographique et en particulier pour celle des paysages. Cela nous vaut une merveille de petit texte (76 pages) que viennent de publier les éditions Guérin dans la collection « Ecrire le paysage » sous le titre  à ce stade de la nuit , avec un « à » minuscule comme pour souligner la place incertaine de pensées nocturnes dérivant sans logique autre que les rebonds d’un esprit qui se laisse emporter de digressions en digressions.

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Le désert de J.M.G. Le Clézio
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Le désert est longtemps resté un espace répulsif. Seuls quelques guerriers et quelques explorateurs osèrent, pendant des siècles, s’aventurer dans ces étendues vides et inhospitalières. Pourtant, le désert est désormais devenu un espace attractif, source d’inspiration et de fascination pour les touristes, les scientifiques, et tous ceux qui – pour une raison ou pour une autre – attachent un intérêt particulier à ces espaces quasi vierges susceptibles d’être exploités (parfois de manière particulièrement lucrative, si l’on en croit les projets sahariens menés par plusieurs firmes pétrolières).

Longtemps considéré comme une contrainte, le désert est désormais devenu une ressource à valoriser, voire même à préserver. Cette redécouverte du désert s’accompagne d’un intérêt littéraire renouvelé pour cet objet.
Dans un contexte de colonisation, nombre d’écrivains firent du désert un de leurs espaces de prédilection. En 1894, Pierre Loti raconte, dans Le désert , sa traversée du Sinaï. Quelques décennies plus tard, Saint Exupéry place au cœur de plusieurs de ses récits le désert, cette « prison de sable » effrayante et attirante. Après un long oubli pendant la deuxième moitié du 20 ème siècle (période marquée par une forte poussée urbaine, qui imprègne largement la littérature), le désert réapparaît, à l’aube du 21 ème siècle, comme espace privilégié d’expression d’une préoccupation environnementale montante. C’est dans ce courant que s’inscrit Jean-Marie Gustave Le Clézio.

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Un abécédaire géolittéraire (3/26) : C comme Campagne
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La vallée de la Santoire (Cantal), le « pays premier » de Marie-Hélène Lafon

Il y a près d’un demi-siècle, le sociologue Henri Mendras annonçait la « fin des paysans », sous l’effet de la mécanisation inexorable et de l’urbanisation conquérante (La fin des paysans, Gallimard, 1967). A peine plus tard, le géographe Armand Frémont proposait un beau portrait des paysans de Normandie en combinant remarquablement la rigueur des analyses scientifiques et l’évocation de la vie paysanne avec un indéniable talent d’écriture (Paysans de Normandie, Flammarion, 1982). Aujourd’hui, plusieurs décennies après le « grand chambardement des campagnes », selon l’expression de Fernand Braudel, la notion de « ruralité » tend à prendre le pas sur le mot  « campagne » comme si celui-ci s’avérait incapable de rendre compte d’une réalité devenue complexe et de plus en plus liée aux dynamiques urbaines.

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Un abécédaire géolittéraire (2/26) : B comme Balcon

un_balcon_en_foretUn géographe qui voyage cherche assez vite à «  prendre de la hauteur », non par un quelconque complexe de supériorité mais plutôt pour embrasser le paysage qu’il découvre. Cette position lui permet d’exercer ses capacités d’analyse spatiale liées à sa formation géographique. Julien Gracq appartient à cette catégorie d’écrivains pour qui un paysage révèle plus facilement ses secrets depuis un promontoire ou un belvédère, ce qui lui fait préférer les vues panoramiques, les vastes espaces et les horizons vertigineux. Dans Un balcon en forêt (1958), dès les premières pages du livre, le personnage principal s’arrête un instant sur un point haut aménagé au bord de la route en lacets pour regarder le paysage de la vallée en contrebas :

« De là le regard effleurait le sommet du versant d’en face, un peu moins élevé ; on voyait les bois courir jusqu’à l’horizon, rêches et hersés comme une peau de loup, vastes comme un ciel d’orage. A ses pieds, on avait la Meuse étroite et molle, engluée sur ses fonds par la distance, et Moriarmé terrée au creux de l’énorme conque de forêts comme le fourmilion au fond de son entonnoir. La ville était faite de trois rues convexes qui suivaient le cintre du méandre et couraient étagées au-dessus de la Meuse à la manière des courbes de niveau ; entre la rue la plus basse et la rivière, un pâté de maisons avait sauté, laissant un carré vide que rayait sous le soleil oblique un stylet sec de cadran solaire : la place de l’église. Le paysage tout entier lisible, avec ses amples masses d’ombre et sa coulée de prairies nues, avait une clarté sèche et militaire, une beauté presque géodésique (…) »

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Un abécédaire géolittéraire (1/26) : A comme Abécédaire

abecedaireLa littérature contemporaine aime les listes, témoignant ainsi de la fécondité des formes de l’abécédaire, du dictionnaire, du florilège et de l’inventaire. Un écrivain comme Gérard Genette, a consacré sa carrière professionnelle à l’étude de la théorie littéraire, notamment le sens du discours et les aspects du langage. Mais il occupe désormais une partie de sa retraite à écrire des ouvrages à la fois savoureux et érudits qui prennent la forme d’abécédaires où l’émotion le dispute à la clairvoyance. C’est ainsi qu’après Bardadrac (2006) ont suivi Codicille (2009) et Apostille (2012). Dans ces trois livres où l’auteur regarde avec humour et tendresse son passé, la géographie n’est pas négligée. Accordant une place importante à son goût des villes et des rivières, aux lacs et aux ponts, aux Etats-Unis et à la France, à ses rêveries géographiques, Gérard Genette révèle une inclination géographique évidente en  même temps qu’un regard capable d’analyser l’espace avec lucidité.

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Remonter une rivière (3/3) : la Marne de Jean-Paul Kauffmann

remonter-la-marneAvec 525 kilomètres, la Marne est la plus longue rivière française, traçant un arc de cercle depuis sa confluence avec la Seine à Charenton-le-Pont jusqu’à sa source sur le plateau de Langres. Cependant, elle occupe une place restreinte dans la mémoire nationale, même si elle est associée à une bataille décisive de la Grande Guerre, celle du sursaut de septembre 1914. C’est pourtant cette rivière que Jean-Paul Kauffmann a choisi de remonter à pied tout au long de son parcours, pour procéder à un inventaire personnel du pays auquel il est attaché par une relation de « dépendance psychique et physique », cette France qui l’a façonné par son histoire, sa littérature, sa langue, ses églises et ses paysages. Lui qui est né dans un village des marches de la Bretagne revendique « un fort tropisme de l’Est »,  probablement dû à ses lointaines origines alsaciennes, et son choix d’un périple marnais au sein d’un territoire largement méconnu ne résulte sans doute pas du seul concours des circonstances mais peut-être aussi d’une aspiration inconsciente à arpenter une sorte de territoire des origines. D’ailleurs, la question de suivre la Marne vers l’aval ou vers l’amont ne s’est pas posée, la remontée de la rivière vers sa source s’est imposée naturellement, comme pour aller vers la vie et la renaissance. De cette expérience qui a duré un mois et demi, à la fin d’un été et au début d’un bel automne, est né un livre-quête[i] tout en retenue, laissant s’échapper parfois quelques fulgurances pour mieux rendre compte du génie des lieux mais aussi de l’ambiguïté des choses et des êtres.

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Remonter une rivière (2/3) : l’Evre de Julien Gracq

Les Eaux étroites développent une thématique simple : l’évocation d’un site associé aux enchantements de l’enfance, la remontée d’une petite rivière à proximité du bourg natal. Il s’agit d’une sorte d’exploration, longtemps après, de lieux d’enfance privilégiés le long d’un « chemin d’eau », en l’occurrence l’Evre, « petit affluent inconnu de la Loire qui débouche à quinze cents mètres de Saint-Florent ». L’écriture des Eaux étroites – huit fragments rédigés à des moments rapprochés en 1973 – puise uniquement dans la mémoire, sans aucune nostalgie, cherchant seulement à décrire le paysage remémoré avec la plus grande précision possible.

Barques le long de l’Evre

Barques le long de l’Evre

L’auteur « se promène » dans une barque sur la rivière et, lorsque la berge s’élève, il n’aperçoit plus devant lui que le plan d’eau étroit. Bien sûr, à l’occasion de l’élargissement de la vallée, il remarque un château ou une chapelle, la pente des coteaux ou encore la falaise boisée, mais les paysages parcourus sont surtout aquatiques avec leurs bordures de roselières ou d’herbes noires. Cet itinéraire-rêverie ne concerne qu’une petite partie de la vallée de l’Evre, la seule navigable, entre le pont-barrage du Marillais, situé tout près de la confluence avec la Loire, et le moulin à eau de Coulaines un peu plus en amont. Dans la réalité géographique, l’Evre déroule ses méandres encaissés sur quelque quatre-vingt-dix kilomètres dans la région des Mauges. Mais pour Gracq, « l’Evre, comme certains fleuves fabuleux de l’ancienne Afrique, n’avait ni source ni embouchure qu’on pût visiter. Du côté de la Loire, un barrage noyé (…) empêche de remonter la rivière à partir du fleuve (…). Vers l’amont, à cinq ou six kilomètres, un barrage de moulin, à Coulènes, interdit aux barques de remonter plus en avant. » L’émoi poétique des promenades enfantines de Gracq le long de l’Evre sort renforcé de cette concentration géographique d’une rivière réduite à un bief très court, déconnecté de ses prolongements fluviaux et, de plus, encadré par des versants pentus voire abrupts. Le lecteur-géographe, habitué à regarder des paysages en les resituant dans des espaces de dimensions variables, associe la puissance d’imaginaire des lieux évoqués par l’écrivain et l’acuité d’une vision géographique qui intègre les profils longitudinal et transversal de la rivière.

L’itinéraire remémoré fait défiler des paysages – comme un « diorama » pour reprendre le terme de Gracq – avec des lieux privilégiés marquant des étapes, des « stations jalonnant le chemin d’eau élu de l’enfance ». Tout d’abord, le point de départ, le pont-barrage du Marillais quand « on s’embarquait (…) au bas d’un escalier de planches qui dégringolait la haute berge glaiseuse ». Puis le passage en vue de la ferme de la Jolivière, seul point de tout le trajet « où un témoin désenchantant de la terre cultivée fût un instant en vue ». Vient ensuite l’endroit où « la rivière se resserre et se calibre » et qui précède de peu le bateau-lavoir et le manoir de la Guérinière. Bientôt, survient le véritable clou de la promenade de l’Evre, l’écaille de la Roche qui boit, détachée en avant de la falaise boisée. Enfin, la gorge devient une vallée simplement étroite et encaissée jusqu’au barrage d’amont marquant la fin du bief navigable. Un lecteur doté d’une culture géographique peut enrichir la lecture des Eaux étroites grâce à sa connaissance  d’un vocabulaire particulier, grâce  surtout à des attitudes et des curiosités qui lui sont propres, autrement dit une certaine manière d’être sensible au monde.

L’Evre près de son confluent avec la Loire, point de départ des promenades de Julien Gracq sur les « eaux étroites »

L’Evre près de son confluent avec la Loire, point de départ des promenades de Julien Gracq sur les « eaux étroites »

Si Les eaux étroites décrivent la promenade sur l’Evre, la promenade de l’enfance entre toutes préférée, les images qui se succèdent devant la barque ne forment pas un continuum géographique car elles sont disjointes par des réflexions et des digressions sur des écrivains, des lectures et des tableaux qui servent de supports à une rêverie associative. Le récit esquisse une théorie de la rêverie par l’intermédiaire des sensations, le passage constant du réel à la littérature contribue à sonder le fonctionnement de l’imaginaire. Face aux pouvoirs de la rêverie  le regard géographique apparaît peu utile et même désarmé. Ainsi, nous pensons qu’un autre livre de Gracq, La forme d’une ville, qui, pourtant, prolonge le jeu de la mémoire écrite commencé avec Les eaux étroites, se prête bien mieux au filtre de l’esprit géographique.

Essayons tout de même d’explorer le versant de la rêverie associative dans Les eaux étroites. Le spectacle du monde de la rivière sollicite tous les sens. D’abord la vue, bien sûr, sensible à « la variété miniaturiste des paysages que longe le cours sinueux » de l’Evre ainsi qu’ « aux accidents de l’ombre et de la lumière ». Mais aussi l’ouïe : « L’oreille, non moins que l’œil, recueille les changements qu’apporte presque chaque méandre ». Gracq souligne que « les bruits qui voyagent sur l’eau, et qu’elle porte si loin » lui ont été familiers de bonne heure. Tous ces bruits s’associent naturellement à l’élément liquide avec la « résonance creuse que leur prêtait la vallée captivée par son ruban d’eau dormante. » Le géographe sait bien qu’il n’existe pas de paysage indépendamment du regard porté sur une portion de l’espace terrestre et que la dimension subjective du paysage n’est pas seulement liée au regard de l’observateur mais également aux autres sens de celui-ci.

Les « eaux étroites » de l’Evre

Les « eaux étroites » de l’Evre

Dans Les eaux étroites le défilé des paysages s’organise en voyage initiatique. Un voyage rythmé avec ses moments de calme et de lenteur quand la barque n’avance presque pas, et ses moments de glisse plus rapide lorsque l’esquif semble comme attiré. Le voyage initiatique commence naturellement par des rites préliminaires : « Aller sur l’Evre se trouvait ainsi lié à un cérémonial assez exigeant… »,  et il suppose la séparation d’avec le monde du quotidien pour entrer dans le monde de l’autre vie : « Presque tous les rituels d’initiation, si modeste qu’en soit l’objet, comportent le franchissement d’un couloir obscur, et il y a dans la promenade de l’Evre un moment ingrat où l’attention se détourne, et où le regard se fait plus distrait. »

Au-delà de la puissance des symboles – le fil de l’eau, la barque, les heures du jour, les âges de la vie – chaque lieu de la promenade aquatique suggère des images par le biais de la rêverie. Pourquoi suis-je devenu cet écrivain ? semble dire Gracq. Les eaux de l’Evre apparaissent comme la métaphore de la création littéraire. La rêverie associative est analysée avec précision : « Mon esprit est ainsi fait qu’il est sans résistance devant ces agrégats de rencontre, ces précipités adhésifs que le choc d’une image préférée condense autour d’elle anarchiquement ; bizarres stéréotypes poétiques qui coagulent dans notre imagination, autour d’une vision d’enfance, pêle-mêle des fragments de poésie, de peinture ou de musique. » Ainsi sont convoqués tour à tour, Edgar Poe, Nerval, Rimbaud, Balzac, Alain-Fournier, Jules Verne, mais aussi Vermeer, Titien et la peinture chinoise. « Aucune peinture autant que la peinture chinoise – et particulièrement celle des paysagistes de l’époque Song – n’a été hantée par le thème pourtant restreint de la barque solitaire qui remonte une gorge boisée. Le charme toujours vif qui s’attache à une telle image tient sans doute au contraste entre l’idée d’escalade, ou en tout cas d’effort physique rude et de cheminement pénible, qu’évoque la raideur des versants, et la planitude, la facilité irréelle du chemin d’eau qui se glisse indéfiniment entre les à-pics : le sentiment de jubilation qui naît, dans l’esprit du rêveur, de la solution incroyablement facile des contradictions propre au rêve, s’ancre ici concrètement dans la réalité. »

Peinture chinoise de l’époque Song

Peinture chinoise de l’époque Song

 Mais c’est sans doute l’œuvre d’Edgar Poe  qui, pour Gracq révèle le mieux les vertus de la rêverie associative : « Je parle d’Edgar Poe et voici qu’il ne va plus guère me quitter tout au long de cette excursion tant de fois recommencée… ». Le domaine d’Arnheim, nouvelle publiée en 1847, apparaît même comme la préfiguration imaginaire de la promenade sur l’Evre avec sa route d’eau et sa végétation luxuriante ; Edgar Poe écrit : « Pendant quelques heures, on filait à travers les méandres de ce canal, l’obscurité augmentant d’instant en instant, quand tout à coup, la barque, subissant un brusque détour, se trouvait  jetée comme si elle était tombée du ciel, dans un  bassin circulaire d’une étendue très considérable, comparée à la largeur de la gorge. »

 En analysant le fonctionnement de son imaginaire, Gracq distingue deux types de rêverie : la « rêverie fascinée » conduisant « vers ces régions frontières où l’esprit se laisse engluer par le monde… », et la « rêverie ascensionnelle » tendant « vers la totale liberté d’association qui remet sans trêve dans le jeu les significations et les images… ». Ces formes de rêverie  expliquent le tropisme de Gracq pour « certains confins endormis de la Terre », pour les « ravins ingrats de la lande occidentale », pour les « friches sans âge et sans chemin » : « le sentiment de sa liberté vraie n’est jamais entièrement séparable pour moi de celui de terrain vague ». L’œuvre de Julien Gracq est une littérature des confins – régions-frontières, régions marginales, d’avant-postes -, ce que le géographe appelle des discontinuités spatiales formées par le contact de deux ensembles spatiaux différenciés. Cette littérature des confins correspond certainement à une inclination personnelle mais celle-ci a été accentuée par une formation universitaire et des lectures géographiques et historiques.

Daniel Oster

 

Remonter une rivière (1/3) : le Faou de Philippe Le Guillou

L’intimité de la rivière de Philippe Le Guillou, petit livre paru en 2011, file la métaphore de la remontée d’une rivière (modeste) pour évoquer la plénitude de l’enfance, la superposition des souvenirs et la naissance d’une vocation d’écrivain tandis qu’une imprégnation paysagère constante sous-tend une véritable initiation géographique.

Avec L’intimité de la rivière, Philippe Le Guillou se réapproprie les lieux de son enfance bretonne à travers une promenade-rêverie qui célèbre les sortilèges d’un territoire-monde propice à l’enchantement. Ce court récit – moins de cent  pages – reprend le thème d’un roman précédent, Les marées du Faou, écrit dix ans auparavant, qui lui aussi met en scène un narrateur arrivé à l’âge de maturité et revisitant les lieux de son enfance. L’intimité de la rivière apparaît comme un écho de ce roman, plus intime, ayant perdu toute visée sociologique, pour se consacrer uniquement à l’écrivain-promeneur immergé dans la nature qui a éveillé sa vocation d’écriture. Cette réplique épurée correspond sans doute à la nécessité irrépressible d’un retour aux sources, d’une plongée dans l’environnement spatio-temporel fondateur d’une existence. Profondément inscrit dans l’espace, ce récit relève d’un véritable exercice d’ « autobio-géographie » pour reprendre le mot de Michel Collot.

Le village du Faou au fond de la ria avec son église et son pont

Le village du Faou au fond de la ria avec son église et son pont

L’intimité de la rivière est une œuvre éminemment géographique, autrement dit très imprégnée d’espace, qui permet au géographe d’en proposer une lecture éclairante sur plusieurs points.

Ce récit rend compte d’un espace bien réel, un canton finistérien entre rade de Brest et Monts d’Arrée. Les noms propres parsemés tout au long du livre situent précisément les lieux : noms de villes, de hameaux, de forêts, de rivières, d’îles, d’abbayes et d’églises, de ponts et de quais, de villas et de lavoirs… Ces noms ne sont pas choisis pour leur seule fonction topologique, leurs sonorités participent à l’évocation poétique  du mémorial breton de l’auteur : « Tremenic : le nom aux sonorités presque rieuses », « Rumengol, dont le nom résonne d’échos rieurs et bizarres – un nom de lieu, puissant, élémentaire, enté sur la rudesse du sol et le substrat mythique ». Dès la première page, le nom « Ar Faou », qui désigne à la fois la rivière et le bourg natal traversé par celle-ci, est relié à un « étymon magique » révélant « l’être aquatique (qui) surgit du hêtre merveilleux ». La page suivante évoque les deux rivières de l’Elorn et de l’Aulne « dont le mystère et la beauté des noms alertent l’attention de qui a l’oreille sensible à ce que Proust appelait les « noms de pays ». A côté des noms propres, tout un vocabulaire géographique est mobilisé pour décrire le territoire breton de l’enfance. La plupart de ces mots sont bien connus : prairies, prés salés, bocage, confluent, marées, méandres, paluds… mais certains le sont moins comme « ria ». Le lecteur doit alors faire l’effort de relier ce terme à son évocation plus tardive dans le livre pour imaginer l’estuaire d’un petit fleuve côtier de la rade de Brest régulièrement envahi par les marées. Les emprunts à la géographie physique permettent de citer les noms des roches (« le granit du trottoir », « le schiste du déversoir ») et même les noms des formations géomorphologiques (« l’une des arêtes hercyniennes qui forment l’ossature de la vieille Armorique »).

Arpentant ses terres bretonnes, l’auteur révèle un véritable regard géographique, c’est-à-dire une certaine manière d’appréhender l’espace. Flânant le long de la rivière, interrogeant ses souvenirs, l’écrivain-promeneur s’attarde sur les hauteurs de Rumengol, « balcon boisé entre la rade et la forêt », où l’on ressent toute la rusticité  « d’un peuple de paysans ». L’œil panoramique analyse la composition du paysage, repère les différents espaces de vie. Un écrivain-géographe comme Julien Gracq n’hésite pas à affirmer son attirance pour les points hauts et son intérêt pour les vastes paysages contemplés depuis un promontoire ou un belvédère. Selon lui, il existe deux catégories d’écrivain en ce qui concerne les impressions visuelles : « Il y a ceux qui sont myopes et il y a ceux qui sont presbytes. Je ne crois pas que l’on puisse avoir les deux capacités à la fois ».

Dans L’intimité de la rivière, Philippe Le Guillou utilise aussi le raisonnement multi-scalaire cher aux géographes, de façon sans doute inconsciente. Il décrit la situation de son bourg natal, Le Faou, en insistant sur la position d’estuaire d’une petite rivière au fond de la rade de Brest, c’est l’échelle locale. Mais quand il évoque la voie rapide construite dans les années soixante-dix, il change d’échelle d’observation en montrant l’amélioration des liaisons entre Le Faou et les grandes villes finistériennes, Brest et Quimper. Et c’est un niveau d’échelle supra-régional  qui est sollicité pour expliquer l’organisation du travail saisonnier de la conserverie locale, aujourd’hui fermée, avec l’approvisionnement en provenance de Dieppe.

Le bourg du Faou dans son environnement géographique

Le bourg du Faou dans son environnement géographique

Privilégiant la recherche de l’intimité (le mot est cité à de nombreuses reprises), sans vouloir décrire la sociologie d’un monde aujourd’hui disparu, le récit est malgré tout sensible aux transformations spatiales d’un petit morceau de Bretagne, pourtant moins affecté que d’autres par la modernité. Par petites touches paysagères, l’auteur constate un certain nombre de changements significatifs : l’amélioration de l’accessibilité avec le nouveau pont de Térénez enjambant la ria de l’Aulne, le bouleversement des activités urbaines avec la disparition de l’activité portuaire et industrielle, le remembrement des années soixante modifiant le parcellaire bocager même si le « dépeçage paysager » a davantage sévi dans d’autres contrées voisines. Néanmoins, l’auteur écrit : « Il suffit que je revienne au Faou… et le génie des lieux ravive aussitôt les sortilèges d’un monde qui continue de vivre, fidèle aux mythes, aux rites, loin des atteintes d’une modernité ravageuse ». Pourquoi ce décalage entre la réalité mouvante et le ressenti d’un espace, fidèle aux souvenirs de l’enfance ? En fait, le récit transforme l’espace réel pour construire son propre espace qui est celui de l’imaginaire et de l’écriture, cet espace est une mosaïque de lieux que l’on parcourt. Le lecteur-géographe le relie à sa connaissance de la richesse sémantique du  terme « lieu » et du concept géographique d’ « espace vécu ». Le lieu tout d’abord. C’est un point singulier de l’espace géographique. Dans « Les mots de la géographie », il est dit qu’il présente des caractéristiques naturelles perçues,  qu’il a éventuellement des habitants ou des habitués, qu’il a des fonctions dans l’organisation de la société, qu’enfin il a des valeurs qui changent selon les personnes et les moments. « C’est par tout cet ensemble de qualités qu’il vaut d’être lieu ». L’auteur de la notice ajoute que « la perception de ces qualités est mobile et différenciée ». L’autochtone par exemple démultiplie les lieux dont il est l’usager, en y saisissant des différences imperceptibles aux autres. Le géographe ne peut assumer toutes les représentations individuelles des lieux, il lui faut savoir pourtant quelque chose d’elles. Ce « quelque chose » explique qu’un géographe comme Armand Frémont ait élaboré dans les années 1970 le concept d’ « espace vécu ». Ce concept souligne que les hommes ne sont pas guidés par les seuls besoins économiques de subsistance ou la nécessaire adaptation à leur milieu, je cite Armand Frémont : « ils ont leur espace qu’ils s’approprient, avec leurs parcours, leurs perceptions, leurs représentations, leurs signes, leurs pulsions et leurs passions ». C’est bien pour cela que la notion d’espace vécu réconcilie la géographie et l’art, la littérature étant  apte à dévoiler de façon remarquable perceptions et représentations. Mais n’existe-t-il pas des limites, voire des risques au traitement  « géographique » de la littérature et tout particulièrement du roman ? Encore une fois, je cite longuement Armand Frémont : « Les géographes se sont longtemps contentés du roman régionaliste ou ruraliste ou fortement réaliste. Fausse piste, me semble-t-il, car l’espace et la société qui y vit sont l’objet même du récit, sans autre fard, et la géographie risque de n’y trouver, en plus léger ou en mieux dit, que ce qu’elle connaît déjà. Le roman qui n’a pas l’espace comme thème central mais qui ne l’ignore pas apporte finalement plus parce qu’il permet de découvrir les lieux dans une vie et dans une écriture sous les ambitions beaucoup plus hautes de la littérature, parce qu’ainsi la géographie se trouve remise à sa place qui n’est pas toujours la première : « Madame Bovary »,exemplaire, parce qu’il s’agit d’une œuvre qui dépasse, et de loin, la géographie, mais que celle-ci peut y trouver ainsi plus que ce qu’elle est ordinairement. Mais où s’arrêter dans l’analyse ? Sur ce chemin, le géographe rencontre le critique littéraire et éventuellement une seconde tentation : se mettre à la place de l’autre spécialiste, se faire critique et exégète de l’œuvre dans son ensemble… et oublier un peu qu’il est lui-même géographe. Sans rien ignorer de l’apport critique, en appréciant l’œuvre dans sa globalité et son épaisseur, mieux vaut rester les pieds sur nos espaces de vie, nos villes et nos villages, nos pays et nos régions, nos réseaux et nos attaches, nos rivières et nos falaises, et les décrypter en les comprenant dans l’œuvre offerte » (Aimez-vous la géographie ?, 2005).

Pour en revenir à L’identité de la rivière, les territoires de l’enfance revisités par l’auteur se confrontent aux mêmes lieux tels qu’ils persistent dans son souvenir  mais aussi aux lieux transfigurés par les récits d’autrefois des deux grands-pères puisant dans les événements de leurs vies ou dans les légendes transmises et souvent déformées. Ainsi, une structure en miroirs, faite de correspondances emboîtées de lieux et de temps, aboutit à des territoires différemment perçus : certains étant recherchés, d’autres, au contraire, étant subis voire ignorés. Se promenant aujourd’hui dans la forêt du Cranou, le narrateur se souvient des promenades du dimanche avec sa famille, du spectacle de la rivière au milieu d’ « un jardin constellé de fleurs sauvages », mais aussi des récits de son grand-père paternel, « peuplés de bêtes cruelles qui s’en prenaient aux pauvres errants des bois ». Lieux actuels et du passé, lieux de la mémoire et des légendes, les lieux, les territoires, sont des êtres avec lesquels on vit.

Près des sources de la rivière du Faou

Près des sources de la rivière du Faou

Il existe encore d’autres aspects du livre de Philippe Le Guillou qu’un regard géographique peut mettre en valeur. J’en citerai trois.

En premier lieu, les liens entre l’homme et l’environnement. Les promenades du narrateur favorisent la symbiose avec la nature. Dans  Pourquoi la littérature respire mal  paru en 1961, Gracq évoquait « le sentiment perdu d’une sève humaine accordée en profondeur, aux saisons, aux rythmes de la planète, sève qui nous irrigue et nous recharge de vitalité et par laquelle (…) nous communiquons entre nous ». Dans L’identité de la rivière, l’auteur utilise des titres de livres comme Le chant du monde (de Jean Giono) ou Le sentiment géographique (de Michel Chaillou) pour rendre compte de la beauté des lieux revisités et  de leur puissance d’envoûtement. Il s’agit d’une célébration panique de la Terre et de ses éléments, de l’évocation d’un imaginaire élémentaire associé à la nature. Le géographe ne peut être que sensible à ce sentiment primitif du lien entre l’homme et son milieu, thématique majeure de sa discipline. Cet appel des spectacles de la Terre engendre des réactions affectives : l’auteur qualifie la ria de « paysage trop ouvert », soumis à la domination maritime et à la circulation du vent, il préfère « la forêt, la remontée vers les sources improbables, l’intimité des terres ».

Un second aspect se rapporte à la métaphore géographique du récit. Celui-ci est construit  sur la remontée d’une rivière comme le font Gracq dans Les eaux étroites, Proust avec la Vivonne ou encore Huysmans avec la Bièvre. Ce parcours géographique tient à la fois de la remontée mémorielle et du rituel initiatique. Pour Philippe Le Guillou, la remontée mémorielle suit un itinéraire précis, de l’aval à l’amont, du bas vers le haut, de la mer vers la forêt, du connu (le bourg natal) vers le lointain, le mystérieux, la rêverie, là où sont les sources cachées de la rivière, métaphore de l’espace difficilement accessible, de l’émergence précoce mais complexe de la vocation de l’écriture. Déjà à l’époque de ses études littéraires à Rennes, l’auteur associait la tentative/tentation de remontée proustienne de la Vivonne à ses propres images enfantines de sa Vivonne bretonne, jugée « plus mystérieuse que le ruisseau d’Illiers parce que liée à Richelieu, à la forêt, à son peuple de bûcherons, de charbonniers, de sabotiers et de chasseurs de loups ». Quelques stations ou lieux emblématiques jalonnent le « chemin d’eau élu de l’enfance » comme l’écrit Gracq dans Les eaux étroites. La première station, ou plutôt le point de départ, est bien sûr le village natal du Faou avec son port, son église et son baptistère de pierre ocre, sa conserverie aujourd’hui fermée et son pont au-dessus de la rivière. Plus en amont, le lavoir de Tremenic et le lavoir, plus loin encore, le pont de bois près du moulin, et enfin, étape importante, le sanctuaire de Rumengol perché sur sa butte. Rumengol représente une station essentielle de la géographie de l’enfance du fait de sa position de poste des confins boisés et de sa fonction créatrice d’émotions religieuses. Là commence la forêt qui cache les « nervures aquatiques » des sources de la rivière.

Un troisième aspect géographique du récit mérite d’être souligné : la représentation cartographique du territoire de l’enfance avec  ses hauts lieux. Page 56, l’écrivain-promeneur se dit « arpenteur et cartographe ». Page 80, il écrit : « Sur la carte que j’ai observée l’autre soir avec une attention d’enfant – les couleurs, les noms, les indications diverses ayant toujours éveillé en moi une attitude proche de l’hébétude -, la rivière du Faou passé le pont Rouge devient bien « ruisseau du pont Rouge », lequel descend à l’évidence, de ces hauteurs ventées et pelées ». La carte, outil par excellence du géographe, donne du sens aux lieux de l’enfance. Sur le site Internet de la commune du Faou, la carte du territoire communal représente l’espace vécu d’une petite collectivité humaine du Finistère organisé autour de deux pôles, le bourg à l’embouchure et l’église à 3 km sur les hauteurs. La carte montre clairement un territoire étiré d’ouest en est, de la mer à la forêt, avec la rivière comme axe directeur de la vie locale.  Reprenant le titre d’un livre de Jean- Loup Trassard, l’auteur écrit que la rivière  a tout d’ « un cours d’eau peu considérable » (comme on le voit dans la réalité ou sur la carte) mais il n’a cessé de montrer tout au long de son récit qu’elle incarne le génie des lieux qui ravive le monde de l’enfance, un monde éternellement présent.

 

NB : Il existe une version raccourcie de ce texte qui a paru dans le numéro 1547 de la revue La Géographie (octobre-novembre-décembre 2012) sous le titre « L’intimité de la rivière de Philippe Le Guillou ».

Daniel Oster

 

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Tonoharu (Lars Martinson), Bénédicte Auvray, 19 mars 2013
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Julien Gracq,  un écrivain-géographe (post-scriptum) : les « photographies recomposées » de Gérard Bertrand, Daniel Oster, 19 janvier 2013
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Julien Gracq, un écrivain-géographe (3/3) : mutations et organisation de l’espace, Daniel Oster, 6 janvier 2013
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Julien Gracq, un écrivain-géographe (2/3) : une géographie sentimentale, Daniel Oster, 9 décembre 2012
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Julien Gracq, un écrivain-géographe (1/3) : des mots et des paysages, Daniel Oster, 18 novembre 2012
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