Annecy, jeudi 31 janvier 2019
Ce café-géo nous a été présenté par Antoine Frémont, né à Caen, qui a une histoire havraise non négligeable. Il est agrégé de géographie et directeur de recherche à l’IFSTTAR.
Le transport maritime est d’abord un service puisqu’il est au service du commerce international. C’est une industrie de sous-traitance. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux facteurs, autres que le transport maritime, expliquent la croissance du commerce international, dont notamment le fait que l’on soit entré dans un monde de libre-échange, soutenu par les États-Unis jusqu’à une date très récente.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les navires sont des outils à transporter de grosses quantités de marchandises sur de grandes distances et à très bas coût. En retour de ses services rendus au commerce international, le transport maritime a une très forte influence sur celui-ci. Sans le transport maritime, il n’y aurait pas eu de mondialisation. La conteneurisation permit d’effectuer des transports sur des milliers de kilomètres avec une très grande fiabilité et à très bas coût.
Le transport maritime a permis d’internationaliser les chaînes de valeur. Un produit est conçu à un endroit, assemblé ailleurs, et distribué encore ailleurs.
Le transport maritime est un élément important de la métropolisation. Aujourd’hui, l’activité est concentrée dans les grandes villes mondiales. Pour aborder les mutations contemporaines des espaces et des hiérarchies portuaires, il faut mettre en relation le commerce international, le transport maritime et la métropolisation.
1. Les grandes façades maritimes
Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, on est passé d’un monde centré sur l’Atlantique à un monde dont le cœur maritime s’étend de Tokyo à Singapour. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le monde maritime se remet en place comme dans les années 1930. La route principale est celle de l’Atlantique Nord. Les puissances coloniales qui se croient éternelles remettent en place leurs lignes maritimes vers les colonies avec un espace maritime segmenté, chaque puissance établissant une route vers ses propres colonies.
Ce système explose avec la décolonisation. La date du 8 février 1962 est symbolique de ce monde en bouleversement. Le paquebot France arrive à Manhattan pour son voyage inaugural alors même que les paquebots de l’Atlantique Nord sont condamnés à cause de l’aviation aérienne. Mais ce même jour correspond aussi à la répression du métro Charonne. La décolonisation s’impose dans la douleur.
Dans les années 1950, il y a d’importants flux de matières premières (charbons, minerais), des pays pauvres vers les pays riches liés aux Trente Glorieuses, qui constituent la mise en place de flux Nord-Sud de première importance.
À partir des années 1960, les puissances occidentales ne le voient pas immédiatement, mais c’est le décollage de l’Asie orientale, qui se fait en vagues successives : le Japon, les NPI d’Asie, la Corée du Sud, Taïwan, Singapour, Hong Kong, suivis par les Tigres Asiatiques (Malaise, Indonésie, Thaïlande). À partir de 1978, comme Deng Xiaoping dit aux Chinois ‘Enrichissez-vous’, c’est le décollage de la Chine, qui se voit dans les statistiques à partir du milieu des années 1990 et explose dans les années 2000. Le cœur mondial se déplace vers l’Asie orientale.
Les pays d’Asie du Nord-Est (Japon, les dragons, la Chine) se sont appuyés sur la mer pour décoller économiquement. Les zones manufacturières sur le littoral permettent d’assembler d’abord des produits à bas coût. Singapour est très pauvre dans les années 1960 et joue sur le différentiel du coût de la main-d’œuvre. Ces mêmes États asiatiques s’appuient sur leurs compagnies maritimes. Leurs économies sont extraverties, contrairement à aujourd’hui. Il y a une véritable volonté des États d’avoir des compagnies maritimes puissantes, conteneurisées notamment, pour pouvoir exporter et contrôler le commerce extérieur.
La construction navale bascule vers l’Asie orientale et aujourd’hui, 90% des navires marchands (pas les paquebots), pétroliers, porte-conteneurs, sont construits au Japon, en Corée du Sud et de plus en plus en Chine car la compétition est très forte entre les pays d’Asie orientale.
Les plus grandes régions importatrices sont l’Asie et l’Océanie. La Chine, le Japon, les pays d’Asie orientale, sont complètement dépendants de l’importation de leurs matières premières. L’Europe est en deuxième position (21%).
En termes d’exportations, l’Asie et l’Océanie représentent 31% du trafic, l’Australie important nombre de charbons et minerais. Le Moyen-Orient, 29%. Viennent ensuite le Brésil, le Venezuela et la Russie. L’Europe et l’Amérique du Nord pèsent moins en volume parce qu’elles exportent moins de matières premières.
En termes de hiérarchies portuaires, il est difficile de faire des statistiques sur le trafic total des ports, puisqu’ils ne comptent pas tous avec les mêmes types de tonnes. Sur les 20 plus grands ports mondiaux, 14 sont chinois quand on prend le trafic total. Singapour est le 1er port mondial en 2015. Cela s’est mis en place dès la fin des années 1990 et au début des années 2000. En 2005, 7 des 10 premiers ports mondiaux étaient déjà chinois, ce qui n’a fait que se conforter avec la croissance économique chinoise.
À l’échelle mondiale, presque 60% de l’industrie manutentionnaire est en Asie, dont plus de la moitié en Chine. L’Asie du Sud-Est, autour de Singapour, est également un pôle très important.
Des pétroliers qui viennent du Moyen-Orient ravitaillent l’Asie orientale, totalement dépendante pour son apport énergétique du Moyen-Orient, bien plus que l’Europe. Les minerais et le charbon viennent d’Australie et d’Afrique du Sud.
Plus de la moitié des conteneurs manutentionnés dans le monde le sont dans des ports d’Asie orientale. Des 20 plus grands ports mondiaux à conteneurs, 14 sont en Asie orientale, dont 9 chinois.
Les autres grands lieux du trafic maritime sont l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Afrique et l’Amérique du Sud. La géographie du transport maritime renvoie à la géographie des échanges ; le commerce international renvoie aux très grandes inégalités dans le monde.
En termes de façade maritime, le cœur asiatique, qui s’étend de Tokyo à Singapour, échange certes beaucoup avec le reste du monde, notamment par la route transpacifique vers la côte Ouest des États-Unis et par celle qui passe l’Océan Indien et le Canal de Suez, allant vers l’Europe du Sud et du Nord, mais il y a aussi énormément d’échanges intra-asiatiques. L’Asie orientale est donc en voie d’intégration économique prononcée.
Dans les années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990, l’axe maritime s’étend de Tokyo à Singapour en passant par le port de Busan en Corée du Sud (situé à 400 km de la ville), passe par l’île de Taïwan (le port en eau profonde de Kaohsiung). Il y a un décalage progressif dans les années 1990 vers les ports chinois. La Chine s’organise en trois grandes régions maritimes du Nord au Sud, avec les ports de Qingdao dans le Golfe de Bohai, de Tianjin à Pékin, de Dalian dans le nord de la Chine. Le deuxième grand pôle est le delta du Yangtze à Shanghai avec la « tête du dragon », qui représente 30% des exportations chinoises. Au Sud de l’île de Taïwan se trouve le delta de la rivière des Perles qui comprend Hong Kong, Shenzhen, et Guangzhou.
L’Europe du Nord constitue une autre très grande façade maritime, avec la rangée Nord Europe qui s’étend du Havre à Hambourg. Il y passe plus d’un milliard de tonnes de marchandise manutentionnées par an sur 800 km et plus de 50 millions de conteneurs. Il en passe 36 millions d’EVP à Singapour et 30 millions à Shanghai. Cette façade, puissante et resserrée, est au service de la desserte de l’espace européen rhénan.
Ailleurs, les façades maritimes sont beaucoup plus distendues en points successifs. Sur la côte Ouest de l’Amérique du Nord : Vancouver, Seattle-Tacoma, Los-Angeles-Long Beach. La côte Est s’égrène de Boston à la Floride avec pour port majeur celui de New York.
Les ports des pays du Sud constituent des points davantage que de véritables conglomérats et façades maritimes.
2. Zoomer sur les espaces portuaires
Comment les espaces portuaires ont-ils évolué dans ce panorama mondial ? Les navires ont été spécialisés. Pétroliers, vraquiers, porte-conteneurs… signifient pour les ports une spécialisation des terminaux maritimes. Aujourd’hui, les ports avec des marins en goguette n’existent plus. Les ports sont une série de terminaux spécialisés juxtaposés pour faire interface entre terre et mer.
Un port peut être réduit à un simple terminal, à un appontement pétrolier au milieu de nulle part. Pourtant, il y passe un trafic de plusieurs dizaines de millions de tonnes. Une digue va dans la mer en eau profonde. La spécialisation est essentielle pour que la manutention des navires aille très vite. Pour un armateur, un navire ne doit pas rester à quai mais être en mer ; plus vite il est déchargé et chargé, mieux c’est.
Le terminal à conteneurs de Salalah, en Oman, situé à une dizaine de kilomètres à l’Ouest de la ville, est un point. On y trouve à son quai des navires Maersk. C’est un lieu d’éclatement pour aller au Moyen-Orient, en Afrique orientale, aller en Mer Rouge.
Le phénomène des ZIP concerna les pays développés pendant les Trente Glorieuses. Il consistait à mettre les usines le pied dans l’eau. Rotterdam et Anvers sont des exemples typiques de ces grands complexes sidérurgiques ou pétrochimiques au bord de l’eau, pétroliers et vraquiers amenant les marchandises directement dans l’usine, d’où la mort du charbon en France par manque de rentabilité des bassins houiller du Nord, expliquant le déplacement de la sidérurgie vers le littoral.
On retrouve beaucoup ce phénomène au Japon, dans la Megalopolis, mais aussi aujourd’hui dans les pays émergents. L’Asie orientale n’est pas qu’un exportateur de produits manufacturés. Les États de l’Asie orientale ont mené des politiques volontaristes et intelligentes d’équipement et de mise en œuvre de l’industrie lourde au service du développement économique.
Longtemps, les trafics pétroliers et de minerais, adossés aux ZIP, ont été pour les ports des pays riches des trafics captifs grâce aux raffineries le long de la vallée de la Seine, à Fos, Feyzin et Lyon. Mais les pays émergents sont aujourd’hui équipés avec des capacités de raffinage dans les pays exportateurs de pétrole. Quant à la Chine, elle alimente les surcapacités à l’échelle mondiale pour la production de l’acier. En conséquence de quoi les ZIP sont en concurrence à l’échelle mondiale. Il faut être méfiant par rapport à leur avenir. Des petites raffineries ont déjà fermé : Pétroplus à Rouen, Total à Dunkerque. Si les surcapacités persistent, les grands groupes pétroliers fermeront sans doute quelques grandes raffineries en Europe. Les pôles les plus puissants seront préservés. De ce point de vue, le pôle pétrochimique de Rotterdam et Anvers demeure extrêmement puissant et affiche désormais son unité commerciale pour défendre son positionnement à l’échelle mondiale.
Les ZIP évoluent. La logistique associée à la conteneurisation s’ajoute à l’industrie lourde, à la sidérurgie et à la pétrochimie. Les ZIP contiennent de vastes entrepôts où on traite la marchandise, triée en Europe et aux États-Unis pour être expédiée vers l’intérieur des terres. Dans les pays d’Asie orientale, on y trouve aussi ces entrepôts mais aussi des manufactures comme dans les ZES chinoises. Celle de Shenzhen en fournit une bonne illustration.
Le gigantisme des navires se traduit par l’éloignement des bassins des centres-villes. Un porte-conteneurs de plus de 20 000 EVP (20 000 boites de 20 pieds de long) de capacité mesure 400 m de long, 60 m de large avec un tirant d’eau de 16 mètres. Les ports ne disposant pas des espaces suffisants ne peuvent les accueillir. Dans les plus grands ports, les bassins glissent vers l’aval, comme à Rotterdam, où les vieux bassins sont à proximité immédiate du centre-ville, souvent reconvertis en décor urbain pour des fonctions tertiaires métropolitaines. La ZIP s’étend sur plus de 40 km. Les Néerlandais ont construit Maasvlakte 2, un nouveau port pris sur la mer.
Un autre bon exemple est donné par Shanghai. Le port initial est sur le Huangpu en plein cœur de ville. Avec la croissance, les activités migrèrent progressivement vers le Yangtze. Au Nord de la confluence du Huangpu et du Yangtze se situe l’énorme complexe sidérurgique, Baosteel, l’un des plus gros au monde, qui permet aux Chinois d’exporter à bas coût et de casser les prix mondiaux.
Au Sud se situe l’aéroport de Pudong avec sur le Yangtze les terminaux à conteneurs de Waigaoqiao pour accueillir des porte-conteneurs de 10 à 12k EVP, avec, à l’arrière, des zones logistiques et manufacturières. De plus, les Chinois sont allés construire au Sud de l’estuaire du Yangtze le port en eau profonde de Yangshan, à partir d’îlots jusqu’alors utilisés par les pêcheurs, capable de traiter plus de 25 millions de conteneurs, relié au continent par un pont d’une trentaine de kilomètres. Au pied du pont l’on trouve des zones logistiques et manufacturières, et une ville censée être durable.
- Typologie des espaces littoraux et des hiérarchies portuaires au le prisme de la métropolisation
Les ports et façades maritimes sont au service du commerce international, en lien étroit avec la métropolisation à cause de la concentration des populations. La création des chaînes de valeur se fait dans ces grands conglomérats humains avec le phénomène de polarisation, très fort à l’échelle mondiale.
92 villes (les 50 les plus peuplées et les 42 autres qui se classent dans le top 50 des plus grands ports et aéroports mondiaux comme Le Havre ou Rotterdam) concentrent 18% de la population urbaine mondiale mais 44% des passagers aériens, 71% du fret aérien et plus de 70% du fret conteneurisé mondial.
Des « portes métropolitaines » polarisent les flux à échelle mondiale. On est en plein dans l’impact du transport maritime sur la configuration territoriale et le phénomène de massification des flux.
Ces portes peuvent redistribuer à l’échelle de l’hinterland l’ensemble des marchandises reçues. Les ports sont extrêmement polarisés sur quelques points à la petite échelle. À l’échelle des portes, au contraire, on observe un phénomène d’étalement des entrepôts qui permet la redistribution des marchandises à l’échelle de ces grandes agglomérations.
Il est possible de proposer une typologie des portes mondiales.
Le 1er type, la configuration de porte la plus simple, est la métropole maritime. Elle est son propre hinterland et regroupe des fonctions politique, économique et culturelle de grande importance. Ce point peut rayonner avec d’autres plus lointains tout en jouant le rôle d’interface avec l’hinterland de proximité. Historiquement, ce sont les cités-États, comme Gênes ou Venise. Ce sont Singapour et Hong Kong il y a une trentaine d’année quand elles ne formaient que des points isolés mais puissants permettant une interface avec des mondes différents comme la Chine continentale. Dubai joue cette carte aujourd’hui. Certains hubs essaient de jouer cette métropolisation, comme Algesiras dans le détroit de Gibraltar, et le port en eau profonde marocain de Tanger Med. Le hub, par sa fonction de « nœud », pourrait être un levier de la métropolisation. C’est ce qu’on fait des villes comme Singapour ou Hong Kong. Mais aujourd’hui ces villes ont progressé dans les chaines de la valeur misant sur les fonctions financières (c’est un paradis off-shore) ou intellectuelles (universitaires et autres). Cependant, les ports et aéroports restent des outils déterminants de leur activité.
Le 2ème type est le « corridor métropolisé », avec une tête maritime puis un fleuve qui s’enfonce à l’intérieur des terres et permet de desservir des grappes urbaines le long de celui-ci. Ce modèle s’adapte bien au cas de l’Europe avec l’axe rhénan (Ruhr, Francfort, Bavière) puis une tête maritime. En France, on songe au corridor de la Seine, avec le Havre et Paris, ou à celui de Marseille à Lyon. Le corridor terrestre correspond bien au vieux monde européen. Dans les pays en développement, on peut trouver de tels corridors mais avec la métropole maritime qui commande le corridor terrestre et non les métropoles intérieures comme en Europe. Buenos Aires et Montevideo en donnent un bon exemple. Les villes littorales africaines commandent aussi des corridors intérieurs.
Le 3ème type est la porte métropolitaine adossée à une région métropolitaine maritime, c’est-à-dire que la porte correspond à l’ensemble des villes sur littoral ou en arrière immédiat de celui-ci, où les villes sont complémentaires les unes par rapport aux autres. C’est le cas de la Randstad Hollande, vaste ensemble urbain avec des villes à fonctions très complémentaires (Amsterdam pour la culture, La Haie pour la politique, Rotterdam pour l’industrie) pour la redistribution des marchandises. La dominante est soit maritime, soit terrestre.
Le 4ème type est le littoral métropolisé. Il y en a des exemples anciens et bien connus, comme la BosWash, mise en évidence par J. Gottmann en 1961, une série de métropoles littorales, des ports complémentaires plus ou moins puissants. D’autres exemples : Tokyo, de Nagoya à Kobe, en passant par Osaka, où le littoral métropolisé assure la fonction d’échange pour lui-même et vers des destinations lointaines.
Cette typologie pose n’est pas nécessairement adaptée à rendre compte des types de gouvernance. En fonction des types, le jeu des acteurs n’est pas le même car les enjeux fonciers et environnementaux sont différents. Ils posent la question très lourde de l’aménagement de ces espaces métropolitains sous fortes influences maritimes.
Conclusion
Le transport maritime a une grande influence sur la transformation de l’espace mondial. Le transport maritime et les ports ont non seulement contribué à modifier l’espace mondial mais aussi l’espace métropolitain mondial.
Débat
QUESTION : Pourriez-vous nous dire quelques mots sur l’articulation entre la mutation technique et la mise en place d’organisations portuaires particulièrement puissantes, y compris comme acteurs urbains, exportateurs de savoir-faire… ?
A.F.: En lien avec la spécialisation des terminaux, à l’échelle mondiale, il existe des opérateurs spécialisés, à même d’opérer des terminaux à conteneurs, par exemple. L’autorité portuaire, qui détient les pouvoirs régaliens, les infrastructures, le chenal, donne des concessions de terminaux à des opérateurs publiques ou privés. C’est le cas de Dubaï, d’États très libéraux, avec la Dubai Ports Authority. À Singapour, le holding est principalement public, avec la Singapour Port Authority, qui contrôle de nombreux terminaux à travers le monde. Les acteurs créent des réseaux à l’échelle mondiale, font des armateurs des clients privilégiés. Les armateurs eux-mêmes opèrent des terminaux. C’est le cas de Maersk. Les concessions des autorités portuaires sont beaucoup plus recentrées sur la fonction de landlord ports, où l’on gère surtout les questions d’aménagement, la mise en place de grosses infrastructures nécessaires (chenal d’accès, digue, quai, terminaux loués, portiques, superstructures). Les autorités portuaires se sentent à l’étroit dans leur périmètre portuaire. Elles jouent alors aussi une fonction d’aménageur en dehors du périmètre portuaire lui-même. Elles contribuent à mettre en place des ports intérieurs, par des terminaux ferroviaires, des ports fluviaux, des zones routières logistiques. Les autorités portuaires qui sortent de leur périmètre jouent un rôle très important. En France, les ports de Rouen, du Havre et de Paris devraient fusionner, selon une annonce du Premier ministre fin novembre, sous le sigle Haropa. De même, sur l’axe de la Saône, l’intégration est plus poussée pour l’aménagement à l’échelle du corridor. En Île-de-France, l’essentiel des zones logistiques sont à l’Est, alors que l’Ouest est un désert logistique. Pour le port du Havre, il y a un problème d’accessibilité non négligeable, puisqu’il faut traverser la région parisienne et ses problèmes de congestions. Plus rarement, les autorités portuaires ont aussi d’autres fonctions métropolitaines, comme en Amérique du Nord avec par exemple les ports de New York et Boston qui gèrent aussi les aéroports, les tunnels routiers de l’île de Manhattan et leurs péages ou des ensembles immobiliers comme ceux du World Trade Center. C’est également d’un patrimoine foncier énorme que le port tire ses revenus. Le Port autonome de Paris ne vit pas du trafic fluvial mais de son foncier parce qu’il loue du foncier aux logisticiens aux portes de Paris.
QUESTION : Le nombre des bateaux est variable dans un temps court. Sur les porte-conteneurs, pétroliers, deux mille ont été désarmés. La vitesse de modification est impressionnante.
A.F.: Le transport maritime est une industrie cyclique. Les armateurs gagnent de l’argent en transportant des marchandises mais aussi en achetant et vendant des navires. Ils spéculent sans arrêt sur l’évolution de la conjoncture. Il y a un hic : pour construire un navire, il faut une bonne année. Leur comportement est moutonnier, c’est-à-dire qu’ils commencent tous en même temps, puis le marché se casse la figure. Ce fut le cas en 2008, après des années de 6 à 7% d’augmentation. Puis, ça a repris rapidement, mais il y eut de grosses crises de capacité en 2015 et 2016, dans une industrie qui se concentre de plus en plus entre les mains de quelques opérateurs mondiaux : Maersk, MSC, COSCO, CMA-CGM, Evergreen, qui représentent à eux cinq plus de 60% de la capacité de transport conteneurisé à l’échelle mondiale. Il y a eu beaucoup de rationalisation parmi les transporteurs maritimes asiatiques. L’armateur Hanjin a fait faillite ; trois gros armateurs japonais ont fusionné, de même que les deux gros armateurs chinois. La CMA-CGM française a racheté l’armement de Singapour NOL APL. Le gouvernement singapourien a donc accepté que sa compagnie maritime, outil stratégique dans les années 1960-70, soit vendue à une compagnie étrangère. On peut faire l’hypothèse que c’est possible parce que Singapour reste un très grand port mais que la possession d’entreprises maritimes n’est plus fondamentale par rapport à son économie hyper-tertiarisée. Les aéroports jouent un rôle beaucoup plus important non pas en poids mais en valeur. Les États-Unis d’Amérique ont vendu toutes leurs compagnies maritimes, mais ils ont FedEx, aujourd’hui, pour le transport aérien. Le transport maritime représente 90% des échanges mondiaux en volume ; le transport aérien, 30% en valeur. Il y a une complémentarité avec les portes métropolitaines, où il y a non seulement des fonctions portuaires, mais également la fonction aéroportuaire. Hong Kong, Singapour, Séoul sont des portes aériennes. Roissy, aussi, qui représente un corridor terrestre vers le Havre.
QUESTION : En ce qui concerne le personnel, Marseille figure parmi les villes les plus pauvres de France. Parmi les freins au développement, les dockers du Havre, comme de Marseille, freinent le développement des ports. Le port d’Anvers est né des problèmes du Havre.
A.F.: Les dockers sont puissants partout dans le monde. Ils peuvent bloquer un port comme ils l’entendent. Les dockers de Rotterdam, Hambourg, de Chine, sont des corporations puissantes, chouchoutées par les autorités portuaires. Sur la côte Ouest des États-Unis, il y a une grosse grève tous les 5 ans (avant Thanksgiving). En France, nous avons un problème de qualité du dialogue social. Entre un docker rivé sur son port et un ingénieur des ponts qui pense qu’il est sorti de la cuisse de Jupiter, le fossé culturel est patent, ce qui rend le dialogue difficile, ce qui peut être moins le cas à Anvers.
Les villes portuaires sont souvent en difficulté, notamment en Europe. Des villes qui vivent de la mondialisation sont aussi terriblement touchées par celle-ci. Le Havre, Marseille, Anvers, Rotterdam restent de puissantes ZI, ont de grosses raffineries, mais par rapport aux années 1960, les gains de productivité dans l’industrie lourde se sont traduits par des réductions considérables d’effectifs dans ces industries lourdes afin qu’elles restent compétitives à l’échelle mondiale. Elles restent des industries de pointe. De nouvelles activités n’ont pas pris le relais, surtout quand la ville est loin de la métropole qui détient les fonctions les plus avancées. Cela se traduit par un important taux de chômage. Les villes portuaires sont comparables aux villes minières, par l’ampleur de leurs restructurations industrielles. Cela se traduit par un vote FN très important (30+%) dans ces villes portuaires. Le maire d’Anvers est d’extrême-droite, illustrant la profonde divergence entre une ville qui vit de la mondialisation et la tentation du repli nationaliste. L’autorité portuaire a un rôle fondamental à jouer pour montrer la valeur ajoutée du port pour le territoire et les populations. Si le port n’est perçu que comme un outil pour faire de l’argent au profit de quelques grands opérateurs mondiaux sans répercussion sur le territoire, la situation ne peut pas s’améliorer et toutes les dérives populistes et réactionnaires sont possibles. Ce lien pose la question de l’aménagement : un port n’est pas un simple outil technique mais aussi de patrimoine, de culture, qui doivent être en lien avec l’activité maritime.
QUESTION : Quel risque de voir vendre à des sociétés privées nos ports et aéroports ? Même si c’est un peu gauchisant, si ceux-ci sont repris par des entreprises privées, cela signifie qu’à terme elles ils puissent être rentables. Pourquoi a-t-on pu envisager de les vendre, comme les Grecs ?
A.F.: Il faut bien faire la distinction entre la privatisation du port sans sa totalité et la mise en concession des terminaux. Quand les Chinois mettent des terminaux en concession, ils font bien attention d’être présents dans le tour de table. Ce sont systématiquement des joint ventures avec à 50% des capitaux chinois. C’est une forme de privatisation mais où l’aménagement et la régulation restent entre les mains de l’autorité portuaire. Les ports d’Hambourg, d’Anvers et de Rotterdam sont aujourd’hui gérés comme des sociétés privées mais avec un actionnariat 100% publique de la même façon qu’Aéroports de Paris qui est une société anonyme mais à capitaux publics. Rotterdam est détenue à 50/50 par la ville et par l’Etat néerlandais ; le land de Hambourg détient son port. Les ports français ne sont pas encore dans cette situation. Ils sont sous la tutelle directe du ministère. Les directeurs des ports sont des hauts fonctionnaires nommés par le gouvernement. A l’inverse, d’autres ports sont entièrement privatisés comme celui de Felixstowe, détenu par Hutchinson, un groupe de Hong Kong. Le port du Pirée a été entièrement racheté par des capitaux chinois. Une chose est sûre. Ces points de passage sont des points névralgiques. S’ils sont vendus à des intérêts privés alors qu’ils participent à des fonctions métropolitaines complexes, alors il devient plus difficile pour les autorités publiques d’en faire aussi des outils de l’aménagement du territoire et de l’indépendance nationale. Il faut trouver l’équilibre entre la nécessité de l’insertion dans la mondialisation qui ouvre des perspectives multiples et celle des besoins du territoire et des populations. Les ports posent la question essentielle de l’insertion dans la mondialisation, de notre rapport au reste du monde. Entre l’ouverture désordonnée et non régulée au profit de quelques-uns et le repli sur soi, la peur des autres, des voies médianes et vertueuses existent.
QUESTION : La Chine veut-elle projeter sa puissance portuaire ? Le « collier de perles » a-t-il une vraie réalité portuaire du côté chinois ?
A.F.: La Chine investit dans des ports de l’Océan Indien, au Sri Lanka, au Pakistan mais aussi dans les routes terrestres via les pays d’Asie centrale. La Chine a maintenant une base maritime militaire à Djibouti extrêmement importante. Le transport est un moyen parmi d’autres de développer l’influence chinoise. C’est ce que fait la Chine avec son initiative One Belt, One Road ou les nouvelles routes de la soie. C’est une initiative géopolitique avec une dimension transport qui vise à renforcer l’influence chinoise en Asie et à diversifier ses routes d’approvisionnement pour garantir son indépendance. La Chine a la volonté de devenir la première puissance mondiale mais en tant que citoyen d’un État démocratique, on n’est pas nécessairement d’accord avec les valeurs qu’elle entend porter pour redessiner la carte du monde.
Compte rendu établi par H. Martin (en khâgne au lycée Berthollet d’Annecy), revu par A. Frémont.