Sous la direction de Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic, Jean-Louis Tissier
Collection Territoires en mouvements. Editions de la Sorbonne.2021
Voici un livre bienvenu et qui s’inscrit dans la ligne, inaugurée par Philippe Pinchemel, d’une nécessaire histoire de la géographie de langue française.
Le livre comporte 4 parties :
1. Géographier sous contrainte en zone libre et occupée
2. Près de Vichy ?
3. Hors des frontières : géographes à l’étranger et en exil.
4. Figures de résistants et de victimes
Le titre indique qu’il ne s’agit pas d’une histoire de la géographie, ni dans son orientation scientifique, ni dans ses relations avec les autres sciences sociales.
Il ne s’agit pas non plus, théoriquement du moins, de l’histoire de l’institution au sein de l‘enseignement et de la recherche. Toutefois ce dernier pari est difficile à tenir, parce que les géographes n’existent guère en dehors de leur statut professionnel et que ce dernier est nécessairement évoqué en permanence.
En revanche il s’agit d’un très sérieux travail historique. On rassemble ici des matériaux, soit des textes imprimés mais inégalement connus, soit des archives personnelles, familiales ou institutionnelles, dont la collecte obstinée n’est pas l’élément le moins remarquable de cet ouvrage. On collecte aussi des interviews qui n’ont pas donné lieu à publication, ni même parfois à un texte écrit. Dans cette recherche soulignons le mérite des jeunes historiens qui ont trouvé là un terrain à leur mesure. Et aussi le texte de notre ami Denis Wolff sur Albert Demangeon.
Il résulte de cette démarche initiale qu’on peut lire ce livre de plusieurs façons.
A. On peut le traiter comme un dictionnaire biographique, et y rechercher des données sur tel géographe dont on a lu les ouvrages ou bien qu’on a personnellement rencontré, parfois il y a très longtemps. Cette recherche s’apparente à celle d’un commissaire dans un roman policier. Il y a là un danger, celui de traquer les signes parfois ténus qui peuvent faire supposer l’orientation politique de tel ou tel. Or par une discrétion communément partagée, les géographes n’étaient souvent peu bavards sur leurs engagements et sur leurs actions politiques durant la guerre. Il y a une exception, celle de ceux qui adhèrent au parti communiste, et dont beaucoup sont exclus de l’enseignement par Vichy. Aussi bien bénéficient-ils d’un traitement particulier : dans la première partie, Nicolas Ginsburger présente « engagements, difficultés et carrières. Géographes communistes et communisants dans la tourmente (1938-1945) ».
Un des mérites du livre est de sortir des frontières nationales et de nous parler du rôle des géographes français expatriés en Espagne, au Brésil, aux Etats-Unis. Jean Gottmann, contraint en tant que juif de quitter la France et exilé aux Etats-Unis trouve ici sa place.
Un certain nombre de géographes reçoivent ici un traitement plus ample : on citera Albert Demangeon, Pierre George, Jean Dresch, Pierre Gourou, Daniel Faucher, Max Sorre, Jean Gottmann déjà cité, Pierre Monbeig, Orlando Ribeiro, Théodore Lefebvre, Jacques Ancel, Jules Blache.
B. On peut aussi rassembler des données éparses et tenter une synthèse à usage personnel et passer ainsi insensiblement des géographes à la géographie.
C. On peut enfin chercher comment se fait l’insertion de la géographie dans l’histoire troublée de la France durant la Seconde Guerre Mondiale.
Il faut rappeler que la géographie a souffert d’un soupçon après 1945, qui justifie le titre de la 2° partie : « Près de Vichy ? » et le soupçon d’une correspondance entre une orientation ancienne vers le monde rural, toujours privilégié dans les études de terrain de la géographie classique et l’idéologie de la Révolution Nationale promue par Pétain. Reprenons la citation bien connue de ce dernier, prononcée dès le 25 juin 1940 et d’ailleurs sortie de son contexte : « Seule la terre ne ment pas ». Il ajoutait : « un champ qui tombe en friche, c’est une partie de la France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c’est une partie de la France qui renait ».
Marie-Claire Robic montre comment cette phrase a servi à nourrir des affirmations péremptoires sur la supposée correspondance entre l’idéologie agrarienne de Vichy et l’orientation vers les études rurales de la géographie française, à la suite de Vidal de la Blache.
Dans le même temps, on ne peut manquer d’être troublé par la position d’Emmanuel de Martonne, qui entretient des rapports avec tous les ministres de l’Instruction publique et vise, imperturbable, son but l’autonomie de la géographie par rapport à l’histoire, dont la garantie est la création de l’agrégation de géographie décidée dès 1941 et obtenue en 1943 (Abel Bonnard étant ministre). Il reste assurément à écrire un ouvrage sur le rôle d’Emmanuel de Martonne.
Naturellement cette promotion de la géographie durant la guerre nourrit chez certains historiens ou chez les tenants d’autres sciences sociales exclues de l’enseignement secondaire, amène un ressentiment propre à nourrir toutes sortes de soupçons.
En conclusion ce livre apporte une contribution majeure à l’histoire de notre discipline. Sa forme même, qui mobilise toutes les sources depuis les souvenirs individuels jusqu’à des ouvrages connus suscitera des envies de compléter le travail entrepris ici, ce qui est peut-être le plus bel hommage qu’on puisse lui rendre.
Michel Sivignon, février 2022