Alain Dubresson est l’invité des Cafés géographiques de Chambéry-Annecy pour esquisser une synthèse de la situation africaine en cette fin d’année 2018. Il est notamment le co-auteur avec Géraud Magrin et Olivier Ninot de l’Atlas de l’Afrique dont une nouvelle édition vient de paraître chez Autrement, et à l’instar du sous-titre de l’ouvrage il nous propose de questionner l’émergence de ce continent.
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Il débute son intervention en soulignant d’abord l’importance du point d’interrogation dans l’intitulé du café géo « L’Afrique, un continent émergent ? ». En préambule, il rappelle que les regards sur l’Afrique ont beaucoup changé durant les dernières décennies. Alors que le regard était globalement afro-pessimiste à la fin du XXe siècle en considérant l’Afrique comme un continent en crise quasi permanente, le début du XXIe siècle fut caractérisé par un rebond économique africain entre 2000 et 2015 et, par conséquent, les regards sur ce continent changèrent au profit d’un optimisme retrouvé, voyant en l’Afrique un nouvel espace de l’émergence. Alain Dubresson rappelle que cette notion d’émergence est particulièrement floue, mais qu’elle évoque cependant l’idée d’un changement, d’une transformation profonde de la société. Il s’interroge ainsi sur cette phase de croissance économique des années 2000 pour savoir s’il s’agit d’une étape dans la transformation structurelle du continent africain contribuant à son émergence ou, au contraire, s’il s’agit simplement d’une parenthèse de croissance qui ne permet pas à l’Afrique de sortir de sa situation de dépendance qui la caractérise depuis les traites négrières. À partir de ce questionnement, Alain Dubresson propose d’examiner la situation ambivalente de l’Afrique en constatant que ce continent est caractérisé à la fois par des facteurs et des marqueurs importants du changement et, en même temps, par des freins et des processus qui limitent la transformation de la société africaine.
Les vecteurs du changement
Le premier élément du changement africain est d’ordre démographique. La croissance démographique est en effet en moyenne de 2,5% par an, ce qui laisse supposer que la population africaine devrait doubler à l’horizon 2050 pour atteindre 2,5 milliards d’habitants. Ce seront autant de consommateurs potentiels, mais cette population jeune pourrait surtout être très favorable au continent dans un contexte d’inversion du rapport entre actifs et inactifs. Cet accroissement démographique s’accompagne aussi d’une densification du peuplement, par exemple au Nigéria, en Éthiopie ou en Égypte. La grande transformation urbaine de l’Afrique est en cours et la population africaine sera majoritairement urbaine dans les années 2030 : il s’agit d’un marqueur de changement important puisque les processus de « développement » s’accompagnent d’une telle transition urbaine. Par ailleurs, si la population rurale diminue en valeur relative, elle va continuer de croître en valeur absolue. L’urbanisation n’est pas concentrée dans les grandes villes, elle est diffuse et elle s’effectue à la fois « par le haut » et « par le bas ». Les grandes mégapoles comme Lagos, Le Caire, Kinshasa dépasseront certes les 20 millions d’habitants, mais la majorité de la population urbaine vivra dans des agglomérations de moins de 300 000 habitants. De plus, des espaces d’entre-deux ni complétement urbain, ni entièrement ruraux vont se développer, à l’instar des desakotas asiatiques qui traduisent des formes de peuplement particulièrement denses où les activités rurales, et notamment agricoles, s’imbriquent fortement avec d’autres activités urbaines. L’urbanisation s’accompagne aussi de transformations sociologiques avec l’accroissement de couches moyennes qui contribuent à doper la consommation, en particulier en matière de produits numériques.
Un indicateur de changement important est la diversification des partenariats. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, mais surtout les principales destinations des exportations des pays africains sont très variées. Ainsi, l’Afrique commerce toujours avec les pays européens, mais ces derniers ne sont absolument plus les seuls partenaires commerciaux. La présence chinoise relève d’une véritable stratégie d’investissement, en particulier en Afrique orientale (Éthiopie, Kenya) où les entreprises chinoises rénovent les ports et les infrastructures de transport pour intégrer cette partie du continent dans le vaste projet de nouvelles routes maritimes de la soie. Cela implique une certaine méfiance de l’Afrique du Sud qui constate qu’une partie de sa périphérie est en train de lui échapper en partie. La présence chinoise se traduit également par une main-d’œuvre chinoise nombreuse : il s’agit d’un marqueur d’ouverture de l’Afrique, mais c’est aussi un facteur de tensions entre les populations africaines et la population chinoise puisqu’une telle présence peut être interprétée comme une forme de néo-colonisation de l’Afrique par les Chinois. Cependant, les investissements étrangers permettent des changements structurels en favorisant le développement industriel et en modifiant les structures productives. Le Maroc est un exemple emblématique à cet égard. Le port de Tanger Med est un gigantesque complexe industrialo-portuaire qui marque par exemple l’ancrage fort du Maroc dans la mondialisation. Au-delà de ce pays, la relance des grands projets d’infrastructure nourrit l’aménagement du continent africain. De tels équipements bénéficient à la fois aux espaces ruraux et aux espaces urbains par une certaine osmose entre villes et campagnes ; ils sont indéniablement des facteurs de changement prépondérants.
La révolution numérique est le troisième marqueur de changement. Les câbles optiques sous-marins relient l’Afrique au reste du monde et un grand programme de l’Union africaine cherche à développer les infrastructures de communication à l’échelle du continent africain. Cette révolution numérique est d’abord une révolution du téléphone portable : si le taux de pénétration d’internet par ordinateur plafonne à environ 40 % au maximum, ce taux de pénétration par smartphone dépasse presque les 100% puisque de nombreux ménages africains ont plusieurs téléphones. Le corollaire de ce saut technologique est que l’Afrique est en pointe concernant le paiement par smartphone, mais aussi concernant la vente et la réparation des téléphones mobiles. L’usage du portable est ainsi devenu un élément non négligeable de la transformation des campagnes. Par exemple, en suivant en direct l’évolution des cours des céréales à Nairobi, les paysans kenyans orientent leurs ventes et conduisent leurs cultures de manière stratégique.
Les progrès en termes d’intégration régionale sont un autre élément de changement. Un accord de libre-échange tripartite entre le Marché commun des États d’Afrique australe et de l’Est (COMESA), la Communauté de développement économique des États d’Afrique australe (SADC) et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) fut signé en juin 2015 pour encourager les échanges entre les États africains en unifiant les droits de douane et en cherchant à harmoniser la fiscalité des entreprises. En juin 2018, une autre étape fut franchie dans cette logique d’intégration régionale par la signature d’un accord de principe entre 44 États africains pour créer une zone de libre-échange en Afrique. Le commerce entre les pays africains s’est d’ailleurs accru ces dernières années, induisant ainsi une croissance endogène favorable au changement.
Le dernier vecteur de changement repose sur l’ouverture institutionnelle qui contribue au développement économique. Bien qu’imparfaite, la « décompression autoritaire » progresse. Le recul des régimes autocratiques reste relatif mais il est réel, les élections libres sont de plus en plus nombreuses, la pluralité de l’offre politique s’améliore – en partie en lien avec la révolution numérique – et la société civile africaine s’affirme de plus en plus. Ces aspects s’inscrivent en outre dans un contexte de décentralisation et d’affirmation du local dans la mise en œuvre des politiques de développement.
En parallèle de ces cinq vecteurs de changement, Alain Dubresson constate aussi différents éléments de blocage dans la transformation structurelle du continent africain.
Les blocages au changement
Le premier indicateur est le PIB/habitant qui a peu évolué par rapport aux années 1980 et l’Afrique se trouve toujours à la dernière place de la hiérarchie mondiale. Elle ne représente que 2% du PIB mondial, 2,5% du commerce mondial, 1,5% de la production manufacturière mondiale… soit moins qu’en 1970. Un facteur explicatif à cette situation pourrait être la forte croissance démographique qui limiterait les progrès économiques : il n’y aura pas de décollage économique tant qu’il n’y aura pas de décélération démographique. Alain Dubresson estime qu’une telle analyse est en partie vraie, mais qu’elle reste incomplète. En effet, durant le cycle de croissance des années 2000 on a observé une reprimarisation de l’économie : le poids des matières premières brutes dans les exportations ne s’est pas réduit, il s’est même accentué. Les importations africaines de produits manufacturés ont également augmenté en volume et en proportion par rapport aux années 1970. En somme, les investissements étrangers et les nouvelles infrastructures (ports, voies ferrées…) ont d’abord servi à accroitre l’exportation des produits bruts vers la Chine, l’Inde, l’Europe et les États-Unis. La rente minérale dans l’économie africaine demeure un pilier prépondérant et, finalement, la structure de l’Afrique en termes de spécialisation à l’échelle mondiale dans l’exportation de produits bruts n’a pas changé. Ce constat est d’ailleurs dressé par la Banque Africaine de Développement. A ces rentes classiques, de nouvelles rentes criminelles viennent s’ajouter aujourd’hui. En effet, des flux de cocaïne et d’héroïne en provenance d’Amérique du Sud et des flux d’opiacés en provenance d’Asie transitent par l’Afrique – notamment par l’Afrique du Sud, par le Nigéria et par les pays du Sahel – en direction des marchés européens. Dans un contexte de chômage élevé et d’une forte informalité de l’économie, ces grands narcotrafics déstructurent et freinent l’économie productive. Par ailleurs, ces rentes sont captées par une infime partie de la population et renforcent les profondes inégalités au sein de la société africaine.
La désindustrialisation manufacturière est le deuxième facteur de blocage au changement. En effet, en Afrique subsaharienne la part de l’industrie manufacturière n’a cessé de décroître depuis 1975 jusqu’à un taux d’environ 10 % du PIB aujourd’hui. En outre, il s’agit souvent d’activités de première transformation manufacturière. En parallèle, le modèle chinois évolue en profondeur en favorisant des activités à plus forte valeur ajoutée en Chine tout en délocalisant en Afrique ses usines de production manufacturière de faible technologie. L’exemple emblématique est le développement de la filière textile en Éthiopie, mais ce type d’industrie ne favorise guère un véritable développement industriel africain. En raisonnant à l’échelle des pays, certains États africains comme l’Afrique du Sud, le Maroc, l’Égypte, le Nigéria semblent bénéficier d’un développement local en lien avec le processus de la mondialisation. Mais à l’échelle du continent, un tel développement reste en grande partie lointain et illusoire.
Un autre élément qui limite les transformations profondes de l’Afrique sont les déficiences en infrastructures. En effet, malgré des efforts d’investissement, le continent africain reste dans une situation de retard considérable par rapport à d’autres. Par exemple, la production d’électricité de l’Afrique ne représente que 4% du total mondial ; elle est inférieure à la production sud-coréenne. En outre, plus de la moitié de cette production est le fait de l’Afrique du Sud. Quant à la consommation, avec en moyenne 640 kWh/an/habitant il s’agit du plus faible niveau de consommation à l’échelle mondiale, ce qui reflète un retard de développement certain. En outre, en Afrique le prix de l’électricité est en moyenne très élevé pour un taux d’électrification très faible ; les inégalités d’accès à l’électricité entre les pays et au sein des pays africains sont très fortes. Les réseaux de transport, souvent hérités de la période coloniale, demeurent vétustes. Les réseaux ferroviaires ne sont pas souvent compatibles entre les États, ce qui induit des ruptures de charge importantes, La densité du réseau routier est faible à l’échelle du continent et finalement la part du transport dans le coût des produits exportés est deux fois plus élevée en Afrique (12%) par rapport à la moyenne mondiale. Ces déficiences en infrastructures ont des conséquences très défavorables, par exemple en induisant des pertes de produits alimentaires qui ne peuvent pas être transportés correctement.
Un dernier ensemble de facteurs de blocage rassemble les freins non économiques du développement économique. Les rentes, légales ou illégales, sont accaparées par quelques grands kleptocrates et les richesses sont très mal réparties. En somme, les pays africains sont parmi les plus inégalitaires du monde et l’Afrique reste le continent de la pauvreté. En valeur absolue, il y a plus de pauvres aujourd’hui en Afrique qu’il n’y en avait en 1980. Un autre élément inquiétant est la dégradation des avancées démocratiques. En effet, jusque dans les années 2010 on observait un certain nombre de progrès démocratiques, mais cette dernière décennie a plutôt connu des stagnations voire des reculs en termes de démocratie. L’insécurité permanente et l’instabilité politique sont d’autres éléments qui freinent les évolutions sociétales en Afrique.
Pour conclure, Alain Dubresson observe une Afrique de plus en plus plurielle. Les 54 États africains ont des trajectoires nationales de plus en plus distinctes, faisant éclater les anciennes catégories. Ainsi, en comparant la croissance du PIB de chaque État entre les périodes 1995-2008 et 2015-2018, une géographie nouvelle de l’Afrique apparaît. Certains pays décrochent et ne sont pas – ou ne sont plus – véritablement engagés dans le processus de transformation : l’Afrique du Sud, le Tchad, le Nigéria, le Libéria ou l’Angola. Le Zimbabwe et le Burundi sont complètement distanciés en termes de croissance économique. A l’inverse, d’autres pays progressent comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou le Kenya, quand d’autres encore semblent mieux établis dans le processus de changement à l’instar de l’Éthiopie ou du Rwanda. Enfin, un certain nombre de pays africains restent dans un entre-deux comme le Mozambique, le Niger ou Madagascar.
Pour répondre à la question de l’émergence, et donc aux enjeux de transformations structurelles et équitables de la société africaine, une première condition serait de sortir des systèmes rentiers. Les logiques intra-africaines avec les tentatives d’intégration régionale comme les logiques mondiales de recomposition économique et politique sont ainsi des éléments essentiels à considérer pour tenter de résoudre cette équation délicate.