Les articles suivants réunissent des dessins de géographes autour d’un même espace : le massif des Écrins. Six géographes sont représentés sur une période de plus d’un siècle. Que voient-ils, que représentent-ils, que laissent-ils passer ?
Certes, chaque fois la fonction et l’usage du dessin sont différents, mais il y a aussi peut-être un point commun dans le fait que tous ces dessins sont chargés d’une expérience qui est celle de ces montagnes.
Trois géographes d’hier
(Ce dossier a été réalisé par Simon Estrangin)
Paul Vidal de La Blache
Paul Vidal de La Blache a parcouru les Alpes à plusieurs reprises, carnet de terrain à la main.
Il réalise ce croquis lorsqu’il voyage dans les Alpes du Sud en septembre 1889, entre Montgenèvre et Marseille par La Grave et Vallouise.
C’est un panorama depuis le Pré de Madame Carle où apparaissent le glacier Noir et le glacier Blanc. Ce simple croquis de repérage est accompagné lui aussi de notes qui approfondissent l’impression visuelle : «couleur noire du Pelvoux dans un ciel bleu de plomb, miroitement de l’air sur les cailloux en plein midi, désolation profonde ».
André Allix
André Allix a pratiqué une géographie régionale. Son originalité tenait à ce qu’il avait à cœur de montrer le lien entre les hommes et leur milieu dans ce qu’il avait de vivant. « Avant tout, écrivait-il, c’est dans la vie qu’il faut vivre, et c’est la vie qu’il faut faire connaître. La vie d’aujourd’hui, la vie de tous les jours », « la peine des hommes sur les biens de la Terre ».
Ainsi, à travers ce dessin (fig.2) de la route de la Bérarde (Oisans) il montre à la fois la puissance d’une rivière de montagne (bloc de pierre, débit et tumulte des eaux au premier plan, mis en valeur par la contre-plongée), et la vie des hommes (les conditions de circulation).
Ou encore, dans les dessins suivants, il montre des scènes de la vie rurale par des petites vignettes qui proposent une narration.
Pierre Deffontaines
Pierre Deffontaines était attaché à la vallée du Haut Drac où il avait une maison et où il passa de nombreux étés. Il y dessina beaucoup.
Bien sûr, dans ces dessins, le regard est orienté par la profession. Ici (fig.1) il est attentif à l’habitat, thème qui l’intéressa longtemps et auquel il finit par consacrer un ouvrage vers la fin de sa vie (l’Homme et la maison). Ce qui l’intéresse est la maison populaire, traditionnelle, dont les matériaux étaient liés aux conditions géographiques locales. Il constate l’abandon de ce genre de construction : ici il représente une toiture encore en chaume et une charpente menaçant de s’effondrer. Avec une touche de nostalgie ?
Mais, au-delà du géographe qui collecte des données et des illustrations, qui dresse les premières esquisses d’une analyse, il y a tout simplement une passion du monde et une joie de le dessiner, celle qui conduit à faire un croquis par exemple depuis le balcon de sa propre maison.
Trois géographes d’aujourd’hui
Roland Courtot
(Tous les dessins ont été réalisés par l’auteur)
La Vallouise, c’est la porte d’entrée par le Sud du massif du Pelvoux, des Écrins et de la Meije, le deuxième grand site montagnard des Alpes Françaises après le massif du Mont Blanc. Par mon ancrage professionnel en Provence, j’ai eu l’occasion de faire de nombreux séjours comme excursionniste, touriste, géographe et…dessinateur. La montagne, surtout la haute montagne, est un sujet inépuisable.
D’abord, un paysage déjà composé, un monument naturel construit par la tectonique, l’érosion, érigé tout exprès pour escalader le ciel et remplir la feuille de papier de celui qui entreprend de le dessiner, d’y distinguer des formes, des structures, des sommets, des vallées, des proches et des lointains…
C’est ensuite un paysage sans cesse renouvelé, par les heures du jour, par les climats des saisons, par les caprices du ciel, par les lumières du soleil.
C’est enfin un paysage coloré par les bases, les pigments de ses roches, les blancheurs de ses névés et de ses glaciers, et les jeux de la lumière sur tout cela…
Le géographe y est tenté de projeter dans son dessin des réflexes de géographe, et de pousser dans les détails les formes qu’il reconnaît dans la structure géologique, dans l’érosion glaciaire, des plis, des failles, des chevauchements, des verrous, des cirques…et de se perdre dans une « copie », une re-présentation qui se veut réaliste de ce que son œil voit. Alors que la montagne lui offre une foule d’impressions, un « réservoir » de formes dans lesquels il peut puiser à loisir, en sachant qu’il peut revenir sur le même sujet en étant sûr que le résultat ne sera jamais le même. C’est là que j’ai compris l’intérêt des séries, qui fait qu’on revient sur le même sujet malgré les échecs…qui participent en fait d’une sorte d’imprégnation, laquelle finit par aboutir à …quelque chose qui peut être considéré comme une traduction, transposition du paysage qu’on a eu si souvent devant les yeux, et qui se grave par cette répétition quelque part dans notre cerveau.
Roland Courtot, mai 2021
Charles Le Coeur
Vers le haut Vénéon
(Tous les dessins ont été réalisés par l’auteur)
Remontant la vallée du haut Vénéon, au-dessus de La Bérarde, nous faisons une halte à l’ombre avant de monter dans les éboulis. Le coup de crayon doit être rapide, puisqu’il faudra bientôt repartir. Mais il s’arrête sur un lis martagon bien seul devant les blocs, c’est une fleur protégée.
Le repos au refuge, c’est d’abord le plaisir de s’arrêter pour contempler la haute montagne. On a le temps de sortir le carnet. Le regard analyse la montagne des Bans, dominant le glacier de la Pilatte.
Au bas du grand cirque, le glacier est crevassé en cascade qui moule un verrou rocheux. Le crayon cherche à saisir le mouvement immobile de la glace entre les parois rocheuses. Puis le dessin nous amène à comprendre le contraste entre les hautes pentes encore enneigées, et la partie basse resserrée en éventail de séracs qui laissent entrevoir les reflets bleus de la glace.
Au moment du départ, le mauvais temps est là. Le paysage a disparu dans le nuage qui nous enveloppe. Du paysage, il ne reste que quelques rochers polis et un muret. Deux trouées dans le brouillard laissent apercevoir les sommets. C’est un crayon plein de déception qui biffe le paysage.
Mode d’emploi
Arrêter la marche, sortir le crayon, le carnet, et le monde peut prendre forme. Le regard se tourne vers le paysage, il cherche un cadre, il détaille les objets qu’il veut comprendre, il les assemble pour les projeter sur le papier.
Il faut prendre le temps. Le dessin n’est pas une photographie saisie au 1/125ème de seconde. Le temps de s’asseoir pour regarder, pour choisir la perspective que l’on va tenter de représenter. Les objets proches, les lointains, les formes, les ombres. Il faut parfois saisir un personnage, une fleur, un objet incongru. Le moment du dessin vous met un peu hors du temps, accroché au décor, absorbé par sa lecture, concentré vers la main qui glisse sur le papier.
Le dessin vous oblige à analyser le paysage, à décomposer ses éléments, à choisir ceux qui prendront place sur le papier. Vous recomposerez l’image en replaçant les choses où vous les avez vues, ou bien où bon vous semblera. C’est la liberté du papier blanc. Le crayon est peut-être maladroit, vous serez sans doute déçu de ce que vous avez tracé. Mais le plaisir est de de faire, de crayonner, de barbouiller en suivant votre regard. Le résultat n’est pas toujours heureux. Mais il y aussi des musées pour admirer les chefs-d’œuvre. Il faudra continuer, recommencer, découvrir d’autres paysages et couvrir d’autres feuilles de votre carnet.
Bons croquis
Charles Le Coeur
Simon Estrangin
(Toutes les aquarelles ont été réalisées par l’auteur)
Les aquarelles ci-contre ont été réalisées au cours du mois de mai 2021.
J’ai cherché le lieu qui a lieu, dans le printemps :
- dans la première image, les nuages qui se déchirent et dévoilent soudain, dans le petit matin la neige tombée sur le sommet pendant la nuit.
- dans la deuxième image, c’est le vert des bourgeons de la hêtraie qui m’a attiré.
- La troisième a été réalisée, elle, d’après une photographie que j’ai prise. Elle m’a été inspirée par les enfants, émerveillés par cet effet, lorsque l’on passe en voiture sous le pont couvert des Fayettes, de l’orage qui cesse soudain dans un moment suspendu, avant que, sorti de cette parenthèse, la pluie reprenne.
Simon Estrangin