Café Géographique de Saint-Brieuc
12 mars 2020
Benoît Raoulx est géographe, maître de conférences, Habilité à Diriger des Recherches, à l’Université de Caen-Normandie. Spécialiste de l’Europe nordique, ses travaux de recherches en géographie sociale et culturelle portent essentiellement sur l’étude de la marginalité spatiale et la marginalité sociale.
En guise d’introduction
En août 2019, une nouvelle a fait la une des médias à l’échelle internationale : par un tweet, le président des Etats-Unis, Donald Trump, souhaitait négocier l’achat du Groenland au Danemark. Cette demande incongrue a donné lieu à un florilège de caricatures.
Mette Frederiksen, Première Ministre du Danemark a répondu vivement au Président des Etats-Unis « Le Groenland n’appartient pas au Danemark. Le Groenland appartient aux Groenlandais ».
L’intérêt du président des Etats-Unis pour un territoire arctique, le Groenland, a mis en évidence l’importance géopolitique de l’Arctique à l’échelle mondiale. La réponse de Mette Frederiksen est révélatrice des relations entre le Danemark et le Groenland en rappelant la situation particulière du Groenland : si le Groenland dépend de la Couronne du Danemark, il jouit d’une autonomie renforcée.
Benoît Raoulx se propose d’organiser son propos en trois parties : dans un premier temps, souligner les nouveaux enjeux de l’Arctique à l’échelle mondiale ; dans un deuxième temps, rappeler les relations dans le temps long entre le Groenland et le Danemark pour comprendre la place du Danemark en Arctique et dans un troisième temps, rendre compte des évolutions en particulier de la société groenlandaise par une étude à l’échelle locale de la région de Thulé.
1 – L’Arctique, un (nouvel ?) enjeu géopolitique
11 – L’Arctique qui s’est mondialisé avec le réchauffement climatique…
Le Groenland est un territoire situé dans la région arctique (isotherme de 10° en juillet). Grand comme environ quatre fois la France avec 2 166 000 km2, il est recouvert à 85% par un inlandsis. Sa population qui s’élève à 56 000 habitants – à peine plus élevée qu’à Saint-Brieuc (45 000 habitants) – est répartie en petites communes très isolées le long de la côte ouest. Par les distances importantes entre les populations sur un territoire très étiré, 2600 km du Nord au Sud, le Groenland est « un archipel aux dimensions océaniques », comparable (mais on ne le fait pas dans notre géographie mentale) aux archipels du Pacifique comme la Polynésie française ou l’Etat des Kiribati. L’extension maximale de la banquise, bien qu’elle se réduise actuellement, rend compte de cet archipel glacial sur la côte ouest, libre de glace quasiment toute l’année à la différence de la côte est, qui a longtemps été protégée d’un contact avec l’Europe.
Le Groenland appartient à un ensemble politique, la communauté du Royaume du Danemark composé de trois pays, le Danemark, les îles Féroé (situées entre l’Ecosse et l’Islande) autonome depuis 1948 et le Groenland qui a obtenu son premier statut d’autonomie en 1979 qui a été renforcé en 2009. Benoît Raoulx nous précise, pour bien comprendre la situation du Groenland et ses rapports avec le Danemark, qu’on ne parle pas de territoires d’outre mer au Danemark mais de trois pays.
« L’épisode Trump » rappelle la localisation « nord-américaine » du Groenland alors que l’imaginaire géographique l’a longtemps classé dans les marges boréales, au-delà de l’oekoumène (espace habité de l’espace terrestre), où l’agriculture n’était pas possible. Aujourd’hui, avec le changement climatique l’Arctique et la Groenland sont l’objet d’enjeux multiples. L’Arctique s’est mondialisé avec non seulement les pays riverains (Canada, Etats-Unis avec l’Alaska, Danemark avec le Groenland, Norvège et Russie qui est la principale puissance arctique avec environ la moitié de la façade littorale de l’Arctique) mais aussi avec l’arrivée de nouveaux acteurs, la Chine, l’Inde, la Corée du Sud ou encore Singapour pour la navigation arctique. La « provocation » de Donald Trump est donc à remettre dans le contexte d’un intérêt des Etats-Unis pour le Groenland ; la visite, en avril 2019, du ministre des affaires étrangères des Etats-Unis, Mike Pompeo, à Nuuk, la capitale du Groenland, pour y annoncer la création d’un consulat américain est révélatrice de l’intérêt géostratégique et géoéconomique de la région arctique. Elle vise aussi à contrer l’influence croissante de la Chine qui a manifesté son intérêt pour des mines au Groenland ou des investissements pour des aéroports et qui a, elle aussi, annoncé l’ouverture d’un consulat à Nuuk.
Si l’intérêt des Etats-Unis pour le Groenland a été récemment fortement médiatisé, il n’est pas vraiment nouveau. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Danemark autorise son allié américain à implanter des sites militaires dont une base aérienne à Thulé (région côtière au nord-ouest du Groenland) pour protéger la partie nord de l’Atlantique contre le danger des sous-marins allemands. Pendant la Guerre Froide, la base de Thulé a été, dans les années 1950, agrandie (piste aérienne de 3000m) et, dans les années 1960, équipée d’un radar faisant partie du bouclier anti-missiles américain pour détecter les missiles soviétiques. Aujourd’hui, si l’activité de la base est réduite, les différents et tensions entre Etats-Unis d’une part et Danemark/ Groenland d’autre part, mais aussi entre Etats-Unis, Danemark et Groenland sont nombreux : maintenance de la base de Thulé (auparavant assurée par une société dano-groenlandaise aujourd’hui par une société américaine), nettoyages de la quarantaine de sites militaires de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que des déchets nucléaires de la Guerre Froide.
Il existe encore d’autres tensions dans la région arctique, comme celles entre Etats-Unis, Européens et Russie qui concernent le gazoduc Nord Stream 2. Ce gazoduc sous-marin qui relie la Russie à l’Allemagne doit ravitailler en gaz naturel russe l’Europe occidentale via l’Allemagne pour contourner l’Ukraine. Sa construction rencontre de nombreux obstacles. Les pays nord européens concernés ont étudié de très près le tracé de Nord Stream 2 craignant le renforcement de l’espionnage russe dans la Mer Baltique. Le Danemark a ralenti le projet et n’a autorisé qu’en octobre 2019 que le gazoduc passe dans ses eaux territoriales (au large d’une de ses îles, Bornholm). Par ailleurs, en décembre 2019, les Etats-Unis ont des sanctions à l’égard des entreprises participant à la construction du gazoduc. Premier fournisseur de gaz dans le monde, les Etats-Unis craignent que la Russie, deuxième fournisseur mondial, ne se serve du gaz comme levier d’influence sur l’Europe.
Le changement climatique met l’Arctique et le Groenland, par l’emboîtement des enjeux à l’échelle mondiale, au centre des rivalités hégémoniques des puissances.
12 – …est au centre de nouveaux enjeux
Les questions environnementales sont géopolitiques et paradoxales.
En 2004, un des fjords les plus accessibles du Groenland, le fjord glacé Ilulissat, a été classé patrimoine mondial de l’UNESCO. Beaucoup d’hommes politiques français et européens se sont alors rendus à Ilulissat pour montrer leur intérêt dans la lutte contre le réchauffement climatique. Dans le même temps, l’intérêt pour les réserves supposées d’hydrocarbures et l’accès à l’Arctique pour les routes maritimes s’est accru et les rivalités aussi avec de nouveaux espaces marins libres de glace.
Le document que nous propose Benoît Raoulx met en évidence, dans la longue durée, la réduction de la banquise qui ouvre de nouveaux espaces de circulation et d’exploitation.
Une des questions qui se pose et qu’il faudra régler est celle des extensions de la ZEE (Zone Economique Exclusive). Notre intervenant nous rappelle que la ZEE a été fixée en 1982, lors de la convention de Montego Bay, à 200 milles nautiques (370 kilomètres) avec extension possible jusqu’à 350 milles nautiques (500 kilomètres) dans la limite du rebord externe de la marge continentale, par laquelle un Etat riverain dispose de l’exclusivité d’exploitation des ressources (pêche, ressources du sous-sol en particulier les hydrocarbures).
Jusqu’au début des années 2000, l’Océan Arctique était globalement considéré comme zone internationale. La fonte des glaces polaires amène les pays riverains à revendiquer une ZEE dans la région arctique et pour pousser au plus loin leur ZEE, ils s’appuient sur des études géologiques de leur plateau continental. Le pôle nord géographique est revendiqué par la Russie, le Canada et la Norvège et depuis 2016 par le Danemark qui a déposé une demande d’extension de sa ZEE auprès des Nations-Unies sur la base que la dorsale sous-marine de Lomonossov est une extension du Groenland. Le statut de la région arctique n’est pas, pour le moment, réglé mais ces revendications territoriales récentes montrent à quel point l’Arctique est un enjeu international et que le Danemark entend bien être une puissance arctique.
Il y a un autre enjeu dans la région arctique, celui des routes maritimes.
Il y a deux passages maritimes possibles en Arctique, celui du Nord-Est appelé Route Maritime du Nord (RMN) par les Russes qui longe la Russie et la Norvège et qui permet de relier l’Asie à l’Europe et celui du Nord-Ouest qui longe le Canada, le Groenland et l’Alaska reliant l’Amérique du Nord à l’Asie.
Le trafic, surtout lié à l’exploitation des hydrocarbures, est actuellement très faible sur ces routes maritimes même si la RMN est plus fréquentée car plus praticable que celle du Nord-Ouest. Néanmoins, la fonte des glaces ouvre des possibilités futures de navigation dans l’Océan Arctique. Benoît Raoulx précise que la carte qu’il nous présente n’est qu’un scénario, la compagnie danoise Maersk qui est le plus grand armement mondial a fait des essais sur le passage du Nord-Ouest qui ne sont pas pour le moment concluants (coût et risques élevés). Même si, actuellement, ce passage offre peu d’intérêt, son statut est discuté : pour le Canada, le passage se situe dans ses eaux intérieures et donc sa souveraineté y est entière; les Etats-Unis et de nombreuses autres nations (comme la Chine) considèrent qu’il s’agit d’un passage international (les navires étrangers disposeraient d’un droit de passage).
2 – Les relations entre le Danemark et le Groenland dans le temps long
21 – De la colonisation à l’autonomie renforcée
La colonisation du Groenland au XVIIIème siècle correspond à une phase d’expansion du Danemark qui va tenter comme les autres puissances européennes de se doter d’un empire colonial. En 1721, le missionnaire dano-norvégien Hans Egede part à la recherche des anciens peuplements nordiques du Groenland qui étaient venus d’Islande et qui avaient fondé sur la côte sud-ouest, dans une période de réchauffement climatique, deux petites colonies où elles vivaient de l’exportation d’ivoire et de peaux vers la Norvège. Avec le refroidissement climatique, les relations commerciales avec l’Europe se sont progressivement arrêtées. Le dernier témoignage écrit de ces petites colonies d’Européens au Groenland date de 1408. Quand Hans Egede arrive sur la côte ouest du Groenland, il ne trouve aucun survivant de ces anciennes colonies. En revanche, il y rencontre une population venue du nord du Groenland, les Inuits. Il commence à les évangéliser (luthéranisme) et fonde Godthaab, lieu de la capitale actuelle rebaptisée Nuuk, en 1979, lors de l’autonomie du Groenland. La colonisation du Groenland par le Danemark va être progressive. Ce n’est qu’en 1884 que la côte est, très difficile d’accès, est explorée par le danois Gustav Holm qui découvre des communautés Inuits inconnues ainsi que l’île d’Ammassalik. En 1910 l’explorateur danois Knud Rasmussen fonde la base Thulé à Uummannaq au Nord du Groenland. Il faut attendre les années 1930 pour que le Groenland soit considéré comme appartenant au Danemark malgré les revendications de la Norvège pour une partie de la côte orientale du Groenland et les années 1950 pour que tout l’espace groenlandais soit entièrement connu.
A la fin du XVIIIème siècle, le Groenland est une des pièces du très petit empire colonial danois ( comptoirs en Afrique, en Inde et en Caraïbe). Mais si le Danemark possède à l’échelle de la planète un empire colonial modeste, il contrôle les marges boréales de l’Europe et du Groenland. Benoît Raoulx nous rappelle quelques dates. En 1380, l’Union de Kalmar qui était formée par les trois royaumes scandinaves de Danemark, Suède et Norvège a longtemps été dominée par les Danois. Si la Suède se sépare définitivement de l’Union au début du XVIème siècle, le Danemark et la Suède restent unis jusqu’au début du XIXème siècle dans une entité politique communément appelée Danemark-Norvège. Lors traité de Kiel (1814) qui met fin aux hostilités dans les guerres napoléoniennes, le Danemark cède la Norvège à la Suède mais les îles Féroé, l’Islande et le Groenland restent possessions danoises. Progressivement, les territoires contrôlés par le Danemark vont se contracter. En 1918 l’Islande obtient une autonomie renforcée et devient indépendante en 1943. Les Iles Féroé obtiennent à leur tour, en 1948, un statut d’autonomie et refusent, en 1973, d’entrer avec le Danemark dans la CEE (Communauté Economique Européenne). En revanche, le Groenland va connaître une évolution différente. Lorsque le Danemark se dote d’une nouvelle constitution en 1953, le Groenland est intégré au Danemark (avec un statut équivalent à celui d’un département d’outre-mer français) sans d’ailleurs avoir été consulté. En 1979, le Groenland devient autonome sur le modèle des îles Féroé et en 1982, il vote pour une sortie de la CEE (effective en 1986). Il obtient en 2009 un statut d’autonomie renforcé ce qui permet d’ouvrir la voie vers une indépendance si les Groenlandais le souhaitent.
22 – Une colonie fermée
Au XVIIIème siècle, une société (le KGH) créée par les autorités danoises et dont le siège était basé au Danemark, reçoit le monopole commercial pour le Groenland où elle ouvre plusieurs boutiques pour assurer les activités commerciales entre Le Danemark et le Groenland. . Elle a été active jusque dans les années 1980 (aujourd’hui, c’est une société qui appartient au gouvernement du Groenland qui gère les boutiques). Alors que les Européens avaient installé des pêcheries au Canada ou sur l’île de Terre-Neuve, les Danois n’ont rien fait de tel au Groenland (peu d’intérêt économique); de fait, ils se sont considérés comme étant de « bons colonisateurs ». Colonie plus symbolique (théologique) qu’économique, le Groenland a été pour le Danemark source d’exotisme et de fierté nationale d’autant plus que progressivement le royaume du Danemark se contracte (perte du Slesvig Holstein en 1864, et des îles Vierges en 1917). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les mots de Stauning (Premier ministre d’un gouvernement social-démocrate au Danemark dans les années 1930) lors de la première du film Les Noces de Palo (documentaire fictionnel sur la vie des Inuits réalisé par Knud Rasmussen) présenté en 1937 après la mort de l’explorateur : « ce pays qui est dirigé depuis des siècles par Copenhague et dont la population se sent fortement liée au Danemark et au peuple danois ». Benoît Raoulx revient sur la vie de cet explorateur dano-groenlandais (son père était danois, sa mère inuit) pour que nous saisissions les liens étroits entre les deux pays : Knud Rasmussen a mené plusieurs expéditions, les « expéditions Thulé » entre 1912 et 1933 qui lui ont permis de recueillir les traditions orales ainsi que les techniques traditionnelles des populations groenlandaises. Héros national au Groenland, il a sa statue à Ilulissat.
Ces années pendant lesquelles le Groenland est « sous cloche » masquent des transformations à partir des années 1920/1930. La première transformation concerne le développement de la pêche à la morue. Les oscillations climatiques, en particulier l’augmentation de la température des eaux littorales à l’Ouest du Groenland, rendent compte de la migration récente de morues au large des côtes du Groenland mais obligent les troupeaux de phoques à chercher des eaux plus froides à de plus hautes latitudes. La chasse aux phoques, activité traditionnelle et commerciale au Groenland (séquence filmée dans Les Noces de Palo) qui permettait de récupérer la fourrure, la viande, la graisse va être de moins en moins pratiquée et remplacée par la pêche à la morue avec des cotres (petit voilier à un mât) importés du Danemark. Le développement de la pêche au Groenland est à replacer dans le contexte de l’expansion de la pêche à l’échelle de l’Atlantique Nord. Ce sont les Féringiens (habitants des îles Féroé) qui vont introduire au Groenland la pêche en bénéficiant du droit exclusif de construire une base pour la pêche, Faeringehavn (aujourd’hui abandonnée) sur la côte sud-ouest du Groenland.
Dans le même temps, le Groenland amorce une croissance démographique significative (12000 habitants en 1901, 56000 habitants aujourd’hui). Les conditions de logement traditionnel apparaissent, pour les observateurs de l’époque, indignes d’un pays social-démocrate comme le Danemark, d’autant plus que la tuberculose se développe dans l’île.
Le développement de la pêche et la croissance démographique vont propulser le Groenland dans une autre ère et une autre relation avec le Danemark par la modernisation.
23 – La modernisation du Groenland
Avec la politique d’intégration à partir de 1953, l’Etat danois lance deux grands plans d’équipement et de développement économique et social, le plan « G50 » (Groenland 1950) et le plan « G60 » (Groenland 1960) afin que le Groenland rattrape le niveau de vie du Danemark.
La modernisation concerne d’abord l’habitat. Des immeubles avec appartements sur le modèle danois (chambre, cuisine, séjour, salle de bains) sont construits mais ils sont totalement inadaptés au mode de vie groenlandais : dans les années 1950, beaucoup de Groenlandais vivaient encore dans un habitat constitué d’une seule pièce (comme la hutte traditionnelle avec murs en grosses pierres et toit en « gazon »). Des centres de services avec hôpitaux, écoles sont créés mais l’enseignement est en danois. Des villages entiers sont fermés, souvent de façon autoritaire ou relocalisés vers les centres de services. La commune où se concentre la population devient l’élément de la modernisation mais elle participe à la destruction de l’organisation traditionnelle de l’espace (la pratique de la chasse et de la pêche exigeait des densités très faibles). Si la modernisation a permis d’améliorer les conditions sanitaires et l’éducation, elle a aussi provoqué un choc culturel pour la population dont l’un des symptômes est le développement de l’alcoolisme.
Cette période est aussi marquée par la volonté de développer des ressources économiques.
La pêche va devenir le principal secteur productif à partir d’investissements publics.
Dans les années 1950/1970, la pêche morutière connaît une croissance très importante, la capture des morues représentant l’essentiel des prises à partir de petites embarcations. Dans les années 1960, les morues représentent entre 50% à 60% des exportations. A partir des années 1970, la pêche à la morue s’effondre conséquence de la surpêche sur les riches fonds de pêche situés au large du Groenland et exploités par les chalutiers étrangers. Elle est remplacée par d’autres prises, le flétan et surtout la crevette nordique ou petite crevette rose du Groenland (que l’on trouve dans les supermarchés). La pêche à la crevette est une pêche industrielle avec des chalutiers sur lesquels très souvent la maîtrise était souvent danoise, féringienne ou islandaise et la main d’œuvre groenlandaise. Aujourd’hui, la situation a évolué, le Groenland possède des chalutiers et l’essentiel de cette pêche industrielle est gérée par une société d’Etat. Benoît Raoulx précise que le développement de la pêche qui est alors l’activité essentielle de l’île dans les années 1970 est à l’origine de la prise de distance groenlandaise à l’égard de CEE (sortie de la CEE en 1986). Les pêcheurs groenlandais craignaient de ne pouvoir supporter la concurrence qu’auraient exercée les Européens dans le marché commun de la pêche.
Dans les années 1970, le Groenland avait des perspectives d’exploitation de pétrole off shore sur la côte ouest. Des licences d’exploitation avaient été délivrées à des compagnies danoises, américaines et françaises (Total) mais les forages effectués n’avaient rien donné. Aujourd’hui, les Groenlandais espèrent que la découverte récente d’hydrocarbures en mer de Baffin est la preuve que leurs fonds marins recèlent d’énormes ressources. Pour le moment, les forages étant très difficiles et les coûts d’investissement élevés, les ressources sont encore inexploitées.
Les ressources minérales étaient une autre piste pour le développement du Groenland car de nombreux métaux ont été extraits dès la période coloniale (mines de zinc au sud du Groenland). Depuis, de nombreuses mines ont fermé mais la course aux ressources minérales dans le monde aujourd’hui laisse à penser que le Groenland possède des pistes de développement avec l’extraction de terres rares.
Toutes ces perspectives de mises en valeur de ressources minérales ou de produits marins n’ont pas donné tous les résultats espérés (le Groenland dépend encore fortement de l’aide financière du Danemark) mais dans les années 1970, elles ont nourri la possibilité d’une autonomie à une période où le Groenland devenait la cause collective de tout progressiste au Danemark qui dénonçait le colonialisme.
3 -Comment se traduisent ces évolutions à l’échelle locale : l’exemple de Thulé ?
Le terme de Thulé a été donné par Knud Rasmussen pour la base de départ de ses explorations qu’il a fondé en 1910. C’est le nom dont s’était servi l’explorateur grec Pythéas pour désigner une contrée de l’extrême Nord qu’il aurait atteint lors de ses expéditions (330-320 av. J.-C.).
Thulé est le district le plus au nord du Groenland où vivent quelques 700 habitants dans plusieurs villages ; ce sont les communautés autochtones les plus septentrionales au monde.
Si Benoît Raoulx a pris pour exemple Thulé, c’est que le choc entre les échelles géographiques du mondial au local est saisissant et que les questions géostratégiques ont eu une influence déterminante sur l’évolution de la population.
31 – La base américaine de Thulé…
Durant la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient déjà installé des bases aériennes dans le sud du Groenland pour éviter une éventuelle invasion allemande de l’île. En 1951, un accord de coopération est signé dans le cadre de l’OTAN entre le Danemark et les Etats-Unis étant donnée l’intérêt stratégique du Groenland dans la Guerre Froide. Il s’agit pour les Américains de créer une barrière militaire en Arctique, du Groenland à l’Alaska, par des stations de surveillance radar et une base aérienne qui devait être la plus proche possible par la projection polaire de l’espace soviétique. Le site de Thulé, au nord du Groenland, est choisi pour construire la base militaire américaine ; elle est opérationnelle en 1953 avec une piste de 3 000 mètres. La base de Thulé a compté, au début des années 1960 plus de 10 000 personnes, c’était alors une petite ville avec des vols militaires et internationaux (un par semaine avec une base en Virginie), un supermarché américain et un grand bar « The top of th world » avec écran géant pour la retransmission des matches de base-ball. Une négociation secrète entre le gouvernement danois et le gouvernement américain avait abouti à faire de Thulé la principale base de soutien pour la construction de Camp Century. Creusé dans la calotte glaciaire à environ 200 kilomètres de Thulé, Camp Century devait héberger quelques 600 missiles nucléaires en cas de conflit ouvert avec l’URSS. Le projet fut finalement abandonné car les technologies nouvelles permettaient de s’en dispenser. A partir de 1965, la base de Thulé connaît un ralentissement de ses activités, elle est désactivée. Aujourd’hui, il ne reste qu’une centaine de personnes sur la base.
Si la base n’est plus opérationnelle, elle a des conséquences écologiques : le réacteur nucléaire qui avait été installé pour alimenter Camp Century est resté sur place, avec la fonte des glaces, les risques de fuite sont énormes. Ces risques de radioactivité concernent d’ailleurs tout l’Arctique (Arctique russe aussi) véritable poubelle nucléaire. Benoît Raoulx donne un autre exemple de catastrophe écologique. En 1968, un bombardier américain qui transportait quatre bombes nucléaires s’écrase sur la banquise près de la base de Thulé provoquant la dispersion des charges nucléaires et une contamination radioactive. Les Etats-Unis et le Danemark lancent une intense opération de nettoyage, les Inuits sont mobilisés pour récupérer les débris car ils sont les seuls à bien connaître la région et à retrouver leur chemin en plein tempête. Les conditions de travail sont effroyables (obscurité, glace, neige, rafales de vent, températures entre -30° et -50°), l’une des bombes qui n’a pas explosé n’est pas retrouvée, elle se trouve toujours au fond de la mer de Thulé. Cet accident nucléaire s’est doublé, dans les années 1990, d’un scandale politique (l’affaire de Thulé) quand les archives ayant été ouvertes on apprend que le gouvernement danois de l’époque avait donné des permissions pour baser des armes nucléaires au Groenland en violation de la politique danoise de 1957 d’interdire l’installation, le stockage et le passage d’armes atomiques sur son territoire.
32 – …et son impact sur la population autochtone
La construction de la base militaire de Thulé s’est traduite par le déplacement des populations autochtones. Sans consultation, les quelques 200 habitants, contraints de quitter leurs terres millénaires, ont été déplacés à 120 kilomètres plus au nord. Le nouveau village, appelé Qaanaaq et construit par les Américains en 1953, se trouve dans une région plus ingrate, plus soumise aux vents. Les terrains de chasse (phoques, narval) sont moins favorables ce qui a contribué au déclin des activités traditionnelles des populations. A l’isolement lié à la dureté des conditions naturelles, s’ajoute la nécessité pour accéder au village « territoire au bout du monde » de passer par la base américaine et donc de demander une autorisation de transit auprès de l’ambassade américaine des Etats-Unis à Copenhague. Excentrés, exilés, les Inuits ne se sont jamais remis de leur déplacement forcé ; la connaissance intime de leurs terres assurait leur survie depuis des milliers d’années. En 1996, les Inuits demandent réparation à la justice danoise. Ils réclament un droit de retour sur leurs terres ancestrales et une indemnisation pour le préjudice qu’ils subissent depuis 50 ans. En 1999, la Cour suprême de Copenhague reconnaît l’illégalité de l’expulsion des Inuits, ordonne à l’Etat danois de leur payer une indemnisation mais elle ne leur reconnaît pas le droit de retourner sur leurs terres.
33 – Le mode de vie des populations autochtones aujourd’hui
Les maisons actuelles ont été importées – les « boîtes d’alllumettes » – le modèle plus ancien existe toujours. Le village est doté de tous les services nécessaires pour les habitants, la mairie, l’école, l’hôpital, la boutique. Ces infrastructures sont coûteuses pour quelques centaines d’habitants mais indispensables.
La concentration de la population à Qaanaaq, à modifier le mode de vie des habitants. Les hommes éloignés de leurs terrains de chasse pratiquent de moins en moins leurs activités traditionnelles indispensables pour se nourrir, nourrir les chiens de traineaux, se vêtir et vendre les fourrures. Par ailleurs, la disparition, dans les années 1970, de l’usage des fourrures dans l’industrie de luxe (les lois européennes restreignant l’utilisation des peaux de phoques dans l’industrie textile) accélère le déclin de la chasse. Benoît Raoulx précise que les populations groenlandaises n’ont jamais chassé les bébés phoques qui naissent plus au sud, près du Labrador (les phoques forment une population migrante). Si les hommes trouvent difficilement leur place dans cette nouvelle société, les femmes s’adaptent mieux (emplois dans les services : aides-soignantes, employées de mairie, institutrices).
L’éloignement est aussi un des problèmes de ces populations excentrées au Groenland où la dispersion de la population est comparable à celle d’un archipel océanique. La mobilité est un des facteurs discriminants entre les « mobiles » (les élus, les leaders locaux, les expatriés) et les « sédentaires. Pour exemple, Qaanaanq-Nuuk, le billet AR en vol intérieur (hélicoptère ou petit avion) coûte 2600 euros ; pour un billet Qaanaaq-Copenhague, (vol intérieur et vol international), il faut compter plus de 3000 euros. La mobilité spatiale est au Groenland une composante des rapports sociaux.
Pour conclure,
Dans la communauté du Royaume de Danemark, les liens entre le Groenland et l’Etat du Danemark sont très forts : dépendance du Groenland mais intérêt stratégique du Danemark avec la mondialisation de l’Arctique.
La dépendance du Groenland se mesure d’abord par les aides directes (bloktilskud) de l’Etat danois qui correspondait en 2017 à 55% du budget de l’Etat groenlandais. L’ancien premier ministre du gouvernement autonome du Groenland, Lars-Emil Johansen a déclaré en 2018 « La subvention est la bouteille de whisky du Groenland » pour signifier la difficulté d’émancipation c’est-à-dire d’indépendance de son pays. Un autre bon indicateur des liens entre le Groenland et le Danemark sont les lignes aériennes qui relient le Groenland à Copenhague qui permet de réduire la discontinuité territoriale et l’éloignement des deux pays. En revanche, pour aller du Groenland (situé en Amérique du Nord) au Canada, il faut passer par l’Islande (22h de trajet et 2000 à 4000 euros de coût), l’Amérique est, pour l’instant, encore loin…mais l’intérêt du Groenland va croissant à l’échelle mondiale. Les Etats-Unis ont exprimé leur préoccupation pour les aéroports afin de pouvoir les utiliser en cas de nécessité, quant à la Chine, elle a proposé de financer l’extension de trois aéroports groenlandais. La réaction du Danemark a été rapide, le Premier ministre a annoncé lors de sa visite à Nuuk, en septembre 2018, le lancement d’un grand projet d’investissements pour développer les aéroports au Groenland et construire un nouvel aéroport international à Nuuk (l’aéroport international actuel est situé à 320 kilomètres de Nuuk, à Kangerlussuaq, sur une ancienne base militaire américain, il est desservi par hélicoptère ou par des avions de faible capacité). Benoît Raoulx donne un autre exemple de la nécessité pour la Danemark de s’inscrire dans l’espace arctique mondialisé et convoité. Face aux revendications de séparation de plus en plus pressantes au Groenland (mais aussi aux îles Féroé), à partir des années 2000, le Danemark inscrit l’Arctique comme une des priorités nationales dans son programme « Stratégie du Royaume du Danemark 2011-2020 » avec la sécurité, l’environnement, les migrations. Cette prise de conscience de l’échelle arctique va de pair avec l’intérêt géostratégique de l’Arctique à l’échelle mondiale avec le réchauffement climatique. Pour le Danemark, l’accès à l’Arctique, par le Groenland, est un outil diplomatique qui lui permet d’avoir une place internationale en étant un des membres du Conseil de l’Arctique. Créé en 1996 sur une initiative russe, le Conseil de l’Arctique qui rassemble les huit pays riverains de l’Océan Arctique (Russie, Finlande, Suède, Norvège, Islande, Danemark, Canada, Etats-Unis) et les peuples autochtones (Inuits, Samis) est un forum intergouvernemental conçu comme lieu de discussions concernant l’Arctique autour des questions environnementales et de développement durable.
Si hier, le Groenland était situé aux confins de l’oekumène, il est aujourd’hui, avec le réchauffement climatique, sous les projecteurs et donne au Danemark une influence politique considérable. C’est cette situation nouvelle qui sera au coeur des discussions futures entre les deux pays pour une demande d’indépendance « rapide » ou « lente » du Groenland ou d’une indépendance-association avec le Danemark. La question des disparités spatiales et de mobilité au Groenland devront également être posées dans la question du devenir du Groenland.
Compte rendu, notes de Claire Denjean, rédaction Christiane Barcellini