Conférence de Stéphanie Sauget, Musée d’Orsay 5 avril 2022 : Histoire sensible du rétrécissement de l’espace-temps au XIXème siècle.
A l’heure où le musée d’Orsay entreprend une relecture de ses collections et de leur présentation au public et à l’invitation de ce même musée, le spécialiste d’histoire globale, Pierre Singaravélou a conçu un cycle de conférences pour explorer les « mondes d’Orsay ». C’est la sixième conférence du cycle « les mondes » d’Orsay. En insérant l’histoire de l’art du XIXème siècle dans un contexte global et d’histoire mondiale, ces conférences nous conduisent à regarder et à raconter, collectivement et autrement, les œuvres et les artistes du musée d’Orsay. En collaboration avec l’équipe de Conservation du musée dirigée par Donatien Grau, il s’agit de faire dialoguer les collections avec une forme de lecture géohistorique et ainsi de rénover le mode de lecture des œuvres des collections.
Stéphanie Sauget est professeur en histoire contemporaine à l’université de Tours. Sa thèse, soutenue en 2005, porte pour titre « A la recherche des pas perdus : dans la matrice des gares parisiennes (1837-1914) ». Nous publions les illustrations avec l’aimable accord de Madame Stéphanie Sauget.
Un plan en trois parties :
– La mise en réseau du monde et le sentiment de rapetissement du monde.
– Conséquences anthropologiques et sensibles.
– Le rétrécissement du monde et les artistes : quelques cas.
Partie 1 : La mise en réseau en réseau du monde et le sentiment de rapetissement du monde
Une des grandes caractéristiques du XIXème siècle c’est la modernisation du réseau de communication accompagnée de la création de nouveaux réseaux qui se superposent aux premiers (chemin de fer, télégraphie). Il s’agit d’observer la façon dont ces réseaux communiquent et s’intègrent les uns aux autres. Les Saint-Simoniens ont été des précurseurs en la matière. Dans le journal Le Globe du 12 février 1832, Michel Chevalier met en relief le fait que les réseaux de chemin de fer présentent des avantages comparatifs en termes de vitesse, de rapidité. Il ne s’agit pas seulement d’une révolution technique mais aussi d’une révolution sociale et politique.
Il écrit : « Dans l’ordre matériel le chemin de fer est le symbole le plus parfait de l’association universelle. »
Dans Les Romans du voyage. La vie en chemin de fer publié en 1861, Benjamin Gastineau, journaliste, écrivain et historien (1823-1905) écrit : « La vapeur créera une nouvelle humanité, fera une nouvelle carte du globe, en croisant les races humaines, confondant les intérêts et le sang de tous les peuples. »
Ce réseau va être vécu et perçu comme le levier d’une révolution géographique. On le voit notamment chez Elisée Reclus et Paul Vidal de la Blache.
Le géographe Paul Vidal de La Blache (1845-1918) a assisté à l’inauguration de Canal de Suez en 1869. Sa géographie donne toute sa place à l’analyse des interrelations et de la communication, à toutes les échelles, régionale, nationale, mondiale. La notion de système de communication s’impose dans la géographie vidalienne au moment où il analyse l’organisation des voies et leur structuration en réseau, leur « combinaison » ou même leur « cohésion »
C’est l’époque de la mise en place des grands réseaux transcontinentaux, des canaux, des lignes télégraphiques… Emerge la notion de « bouclage du monde » dans nos réseaux, d’intégration des territoires. Il y a changement de la position des pays et maillage des villes entre elles.
Sur cette planche « Position du Japon » de Vidal de La Blache, datée de 1893, il est question de « Far-West » et non de « Etats-Unis » et de « Extrême- Orient » ce qui dénote une nouvelle appréhension des territoires. Il y mesure aussi la distance-temps entre des villes européennes (Londres et Marseille) et Yokohama. (22 jours de Londres à Yokohama.) Les géographes se mettent à penser autrement. Les continents se sont rapprochés. Autour des années 1900, surgissent les thèmes du rapprochement entre les peuples, du rapetissement du monde.
Ce sont des thèmes qui vont être présentés au public. Dans l’album de statistiques graphiques, année 1888, les cartes 8 et 9 portent pour titre « Baisse des prix des voyages en France depuis 1798 » et « accélération des voyages en France depuis 200 ans. ».
A la fin du XVIIIème siècle, en déplacement collectif, on fait du 9km/h sur route et moins si les routes sont mauvaises. En carrosse sous Louis XIV il faut 11 jours pour aller de Paris à Strasbourg et 10 jours pour aller de Paris à Brest. En 1839 (cf. Victor Hugo) par malle poste, en berline de 4 personnes il faut 36 heures, soit 1 jour ½ pour aller de Paris à Strasbourg (14km/h). Il y a donc eu accélération réelle. Le chemin de fer change la donne. Sur l’album de Statistiques graphiques de 1888. En 1874 il faut 10h40 pour aller de Paris à Strasbourg soit du 50km/h. On va éprouver le sentiment de DECOLLER de la surface de la terre et c’est une expérience qui peut être vécue à l’échelle du temps de la vie d’un être humain. En 1887, la durée de ce voyage est passée à 8h50 et à 7h20 en 1897.
Sur l’album de statistique graphique, on a des représentations pour différents modes de transport. C’est Emile Cheysson, ingénieur des Ponts et Chaussées, qui a édité pour le ministère des Travaux Publics ces albums de statistique graphique (parution annuelle de 1879 à 1895 puis tous les deux ans de 1895 à 1899). Citons à cet égard Paul Vidal De la Blache dans les Annales de géographie de 1907. « C’est un répertoire qui condense sous forme éminemment suggestive une substance énorme de renseignements. Une remarquable variété d’aperçus, un sens élevé de la connexité des faits, s’y associent à la sûreté des informations. ». Il est consultable en ligne.
Sur une des planches « Accélération des Traversées maritimes entre les Côtes de France et divers pays » on voit qu’entre Le Havre et New-York, par bateau, il faut 734 heures en 1830, 200 heures en 1887, un peu moins d’une semaine en 1900. Sur une autre, on voit la contraction de l’espace-temps entre Marseille et la Corse et aussi entre Marseille et l’Algérie.
Tout ceci génère des difficultés. Le premier télégraphe date de 1844. Il semble ne plus y avoir de limites à l’instantanéité.
On peut citer ici Alain Corbin : « Dans la France du XIXème siècle, l’infinie multiplicité de ses rythmes journaliers brouille le tableau des activités. En ce temps, encore si proche de nous, changer de lieu, c’est aussi changer d’heure. Chaque ville se fixe sur ses cadrans solaires. » (1). La plupart des pays vivent à l’heure locale. Il est midi quand le soleil est au zénith. Entre Strasbourg et Brest il y a 50 mn de décalage. Ceci a d’abord été géré en interne dans les entreprises. Dans le domaine des transports cela pose des problèmes. L’heure affichée à l’extérieur de la gare ferroviaire n’était plus la même que celle du quai. Il fallait donc imaginer une heure légale. C’est en 1891 que la France a adopté une « heure nationale » déjà réalisée en pratique par les compagnies de chemin de fer qui travaillaient à « l’heure de Paris. »
En 1884, la conférence internationale de Washington (International Meridian Conference) réunit 25 pays afin d’uniformiser le partage du globe terrestre en 24 fuseaux horaires et de choisir le méridien international de référence ou méridien Zéro. 22 états votent pour l’adoption du méridien de Greenwich comme méridien international. La France refuse de ratifier. Le rattachement de la France au « Temps universel » ne fut voté qu’en 1911mais sans mentionner le nom du méridien de Greenwich. L’heure légale en France serait désormais l’heure retardée du temps moyen de l’observatoire de Paris.
Partie 2 : Conséquences anthropologiques et sensibles :
1- Des déconvenues : dès le milieu du XIXème siècle les réticences à opter pour les transports plus rapides s’expriment.
Dans une lettre adressée à Flaubert datée du 12 août 1843, on comprend qu’entre le train et la chaise de poste, Flaubert choisit le deuxième mode de transport. Daumier dans ses caricatures met en relief des expériences désagréables. Le dessin « Trente secondes de station » paru dans le Charivari du 2 juillet 1843 montre le sentiment de déshumanisation, le voyageur se sentant traité comme une marchandise au même titre que les ballots.
Amédée Guillemin, dans Les Chemins de fer de 1869, distingue trois types de voyageurs : ceux qui sont toujours en avance, ceux qui sont toujours en retard et la « classe beaucoup moins nombreuse des hommes exacts qui tirent triomphalement leur montre de leur poche… ». Toulouse Lautrec fait apparaître souvent des chronomètres sur ses toiles. Un médecin comme Théophile Gallard, en 1862, évoque d’éventuelles retombées négatives sur la santé des voyageurs : « Certains voyageurs « se rendent malades » nous a dit un de nos confrères anglais, par suite de l’émotion désagréable qu’ils éprouvent après s’être hâtés pour prendre le dernier train…». Les Anglais inventent le terme « STRESS ». On a beaucoup de caricatures dans la presse de l’époque qui représentent le retardataire.
2- Les utopies sociales et spatiales
On assiste à la libération du pouvoir de l’imagination. Il semble ne plus y avoir de limites à l’instantanéité. Dans le journal La Mode de 1839 (voir ci-dessous) on imagine le chemin de fer de Paris à la lune.
Les utopies sociales ont des effets particuliers et transforment le rapport des contemporains à la ville. C’est une Babel cosmopolite. On le perçoit dans La famille Gogo de Paul de Kock. On peut citer Benjamin Gastineau dans Les Romans du voyage : « Toute la vie sociale est contenue entre les murs d’une gare de chemin de fer : types multiples des citoyens du monde. Babels de tous les idiomes, de tous les sentiments, colis de toutes les marchandises, contrastes de toutes les positions… ».
Dans Pour lire en traineau : nouvelles entraînantes de Paul Théodore Vibert (1908), la gare St Lazare devient l’antichambre d’un Nouveau Monde : « C’est une porte ouverte sur la mer, sur l’infini des horizons mouvants, sur les pays neufs. ». L’imagination se libère. Paris devient un port de mer. La gare St Lazare est associée à l’évolution de l’humanité toute entière.
« An extraordinary Hoax » (un extraordinaire canular) cartes de Stéphanie Sauget.
Le XIXeme siècle découvre le phénomène de la viralité médiatique à partir de 1893. La canular « An extraordinary Hoax »et ses variantes a cheminé dans la presse anglophone mais aussi en France. Ci-dessus la cartographie par Stéphanie Sauget du cheminement du canular dont la variante n°1 a paru dans le London Standard le 25 décembre 1893.On a un copié-collé des différents titres de presse. Grâce aux lignes télégraphiques, en trois jours le même texte se répand à la virgule près dans l’ensemble du territoire britannique. Puis il diffuse en Australie et en Tasmanie. Il a la vie longue. Les énoncés sont identiques partout dans le monde. On voit ici la portée considérable du télégraphe dans le rapport au territoire.
Les phobies :
La peur d’être envahi : la xénophobie augmente en France et on craint les arrivées de travailleurs étrangers facilitées par le chemin de fer. A partir des gares pourquoi ne pas refouler les populations qui font peur ? Sur une du début du XXème siècle, on voit l’arrivée des travailleurs belges à la gare du Nord.
La peur de la contagion : à partir de 1881 on a une réflexion visant à penser que les chemins de fer sont un vecteur accélérateur des épidémies. La loi d’hygiène de 1901 envisage d’exclure les contagieux des compartiments affectés au public.
On se méfie des « étrangers » potentiellement porteurs de maladies épidémiques qui se diffuseront d’autant plus rapidement via les nouveaux modes de transport. On peut rappeler l’histoire de ce groupe d’ «Esquimaux »arrivés en Europe via une expédition commanditée par Carl Hagenbeck marchand d’animaux exotiques et organisateur de « spectacles exotiques ».
Hagenbeck a enrôlé une famille Inuit qui arrive à Hambourg en septembre 1880 et qui commence un périple à travers l’Europe le 15 octobre 1880. Atteints par la variole avant leur arrivée en France, ils meurent les uns après les autres bien que vaccinés à Paris pour ceux qui étaient encore en vie.
Partie 3 : Le rétrécissement du monde et les artistes
Comme David Nyel l’a exposé dans son livre American Technological Sublime (1994), l’Américain moderne a initialement manifesté envers le sublime technologique autant d’enthousiasme qu’il en avait montré pour le sublime naturel. L’admiration éprouvée pour le sublime naturel tel qu’on peut en faire l’expérience face au Grand Canyon a été supplantée par l’engouement pour le sublime de l’usine. Pour lui, il y a une spécificité américaine liée au mythe de L’Ouest et donc une plus grande aptitude de ce peuple à être fasciné par les nouveaux paysages construits par les hommes. Il n’en est pas forcément de même partout
Le tableau La gare Saint Lazare en 1877 de Claude Monet. Claude Monet est le premier peintre à transformer la gare en sujet principal de la toile. En 1877 il présente 12 « tableaux parisiens » dont 8 qui ont un rapport avec les gares. Sept seront proposés à l’Exposition. Leur réception est mitigée. Emile Zola rédige un article pour le journal de Marseille le Sémaphore sous le titre « Notes parisiennes, une exposition : les peintres impressionnistes » et daté du 29 avril 1877. « Monsieur Claude Monet est la personnalité la plus affirmée du groupe. Il a exposé cette année des intérieurs de gare superbes. On y entend le grondement des trains qui s’engouffrent, on y voit des débordements de fumée qui roulent sous de vastes hangars. Là est aujourd’hui la peinture, dans ces cadres modernes d’une si belle largeur. Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves. » La plupart des contemporains ne s’extasient pas devant les gares. On développe pourtant un discours volontaire, celui des architectes par exemple. Monet avait vu à Londres en 1871, le tableau de Turner « Pluie, vapeur, vitesse. ». Claude Monet avait obtenu le droit d’installer son chevalet dans la gare Saint Lazare. Ce tableau a été exposé 41 fois depuis 1880 dont 19 fois depuis 2000.
De tous les modes d’expressions artistiques, c’est la photo qui rend le mieux compte de l’esthétique immédiateté, du rapport au temps. Il existe des liens analogiques entre le chemin de fer et la photo. : les différences de profondeur de champ, la focalisation de la chambre noire, c’est-à -dire ce que l’on peut voir da la fenêtre d’un train en mouvement. Il s’agirait d’une excursion photographique en chemin de fer. Et pourtant, on ne trouve quasiment pas de photos prises en train. Il y a donc eu un ratage quant à la saisie de la rapidité !
Cas de l’image iconique Accident à la gare de l’Ouest 22 octobre 1895. Aristotype de Léopold Louis Mercier (épreuve au citrate).
Elle a servi de carte postale. C’est un cliché d’actualité et non esthétique. Cette image a été réinterprétée (bande dessinée Tardi Adèle Blanc-Sec, pochette de l’album Lean IntoIt du groupe Mr Big, répliques de l’accident à l’extérieur du musée Mundo a Vapor au Brésil à Canela, film Hugo Cabet de Martin Scorsese…)
Et en conclusion, deux coupes transversales :à gauche, celle de la gare d’Orsay de Victor Laloux (1898) et, à droite, celle de l’aménagement intérieur du musée d’Orsay, une aquarelle de Gae Aulenti (1982). Choisir une gare pour y installer un musée du XIXème siècle, quoi de plus pertinent. Les volontaristes de la révolution industrielle souhaitaient que la gare devienne l’emblème du XIXème siècle. Leur rêve est devenu réalité.
De la gare d’Orsay (coupe transversale Victor Laloux 1898) au musée d’Orsay (Gae Aulenti 1982.)
Claudie CHANTRE, 8 avril 2022
- Alain Corbin, « L’arithmétique des jours au XIXème siècle » dans Le temps, le Désir et l’Horreur, Aubier, Collection historique, 1991 (réédition d’un article écrit en 1975).