Le réchauffement climatique et la croissance des échanges entre Extrême-Orient asiatique, Europe et Amériques ont entrainé un intérêt nouveau pour les régions polaires qui sont restées pendant longtemps le domaine de l’imaginaire et le terrain de jeu d’héroïques aventuriers. Aujourd’hui on en évalue les ressources, la navigabilité et les objectifs des Etats qui y exercent une certaine souveraineté, parfois avec quelque inquiétude.
C’est dans ce cadre que s’est récemment déroulé à la Cité des Sciences de Paris un colloque intitulé « Régions polaires : quels enjeux pour l’Europe ? ». Toutes intéressantes, les interventions ont porté sur les questions climatiques, la faune, les ressources minières aussi bien que sur l’imaginaire et les difficultés psychologiques à supporter l’isolement d’un hivernage dans une station de l’Antarctique. Nous avons choisi d’évoquer la communication de Hervé Baudu, professeur en Chef de l’Enseignement maritime, spécialiste de la navigation dans les glaces.
Pour raccourcir les 19 600 km qui séparent Shanghaï de Rotterdam et les engorgements de porte-conteneurs dans le canal de Suez, ne serait-ce pas tout bénéfice d’emprunter l’océan Arctique, le long de l’Eurasie, puisque la banquise devrait disparaitre sous l’effet du réchauffement ? En 2020, 19 000 navires (représentant 1 milliard de tonnes de marchandises) ont transité par le canal de Suez alors qu’il n’en passait que 88 par le détroit de Béring. Pourtant cette voie n’est pas sans risque comme l’a montré l’échouage de l’Ever Given au milieu du canal en mars 2021 bloquant 425 bateaux, ce qui a eu des conséquences économiques dans le monde entier. Alors les routes du nord, plus courtes, sont-elles plus rapides et plus sûres ? C’est cette idée simpliste qu’Hervé Baudu s’attache à réfuter.
Il rappelle d’abord que l’Arctique est un espace fermé (par les glaces qui ne le rendent vraiment praticable qu’à la fin de l’été), un espace réglementé (par la Convention des Droits de la mer (1)) et un espace contrôlé (par les Etats côtiers jusqu’à la limite des 200 milles). Il y existe quatre routes maritimes potentielles : les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest, le pont arctique qui relie Mourmansk à la baie d’Hudson et une route transpolaire (passant par le pôle nord) encore théorique. Mais les conditions de navigation restent très contraignantes à brève et moyenne échéance. Et les routes ne sont navigables que pendant une courte période estivale. D’ailleurs les armateurs restent très prudents.
Les routes canadiennes sont encombrées de glaces dérivantes et parfois trop étroites pour les plus gros porte-conteneurs. Une route est très fréquentée à la fin de l’été par les bateaux de croisière, mais le trafic commercial de transit y est insignifiant d’autant plus que le canal de Panama dont la capacité d’accueil a été améliorée en 2016, facilite les relations entre les deux façades du continent américain. Les Canadiens ne sont donc pas intéressés par le développement de la route du N-O qui demanderait de gros investissements (nécessité d’organiser des secours …) pour une rentabilité incertaine.
La route du N-E, du détroit de Béring à la mer de Barents, suscite plus d’intérêt de la part des Russes qui ont une grande expérience de la navigation dans les glaces. Ils doivent évacuer les hydrocarbures et les minerais extraits dans la région de la péninsule de Yamal au nord de la Sibérie occidentale, une route approvisionnant l’Europe à l’ouest, l’autre la Chine à l’est. Il est prévu de développer cette activité extractive car le potentiel terrestre est considérable (un seul projet offshore est envisagé). Le gaz, principale ressource, qui fournit la moitié du gaz européen (2) ne peut plus être transporté par voie terrestre à cause du dégel du permafrost qui déforme les gazoducs. Il est donc liquéfié (GNL) et transporté par bateau. Pour répondre aux besoins croissants du trafic, les Russes développent leur flotte de brise-glace dont trois à propulsion nucléaire, ce qui assurera un chenal libre toute l’année.
Mais qu’en est-il d’une « voie express » entre la Chine et l’Europe ?
Hervé Baudu est catégorique : il n’en est pas question à moyenne échéance pour des raisons techniques, financières et politiques. La route polaire n’est pas rentable : saison de navigation courte, porte-conteneurs plus petits car les tirants d’eau sont parfois insuffisants, coûts élevés des assurances et des brise-glace auxquels on a recours, absence de hubs intermédiaires. De plus toute navigation s’effectuant dans les eaux territoriales russes qui s’étendent aussi autour d’iles situées très au nord du continent, il faut donc en demander l’autorisation à l’administration russe.
La route de Suez, voire celle qui contourne le sud de l’Afrique ont encore de beaux jours.
Michèle Vignaux mars 2022
1) « La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer » a été adoptée à Montego Bay en 1982 et est entrée en vigueur en 1994.
2) Telle était la situation avant la guerre en Ukraine.
Les conclusions sont intéressantes mais limitées par rapport à la situation qui demeure évolutive tant que le réchauffement climatique n’est pas maîtrisé.