La carte très innovante et utile mise au point dans Le Monde du 7 mars 2022 par Delphine Papin (1), qui participa activement à la naissance de nos cafés géopolitiques, attire l’attention sur un point important : l’objectif de la Russie de maîtriser la Mer Noire.
On peut en compléter la lecture par l’ouvrage très bien informé de Michel Bruneau que nous avons accueilli aux Cafés Géo en janvier 2022 : « De l’Asie Mineure à la Turquie », CNRS Editions, 2015.
L’expansion séculaire de la Russie vers la mer Noire
Sans vouloir revenir dans le détail sur des événements lointains, rappelons que l’expansion russe en direction de la mer Noire a commencé sous la direction d’Ivan le Terrible (1533-1584) quand les Russes ont été débarrassés des Mongols et ont pu se tourner vers le sud et les rives de la mer Noire. A ce moment les rives de la mer Noire sont occupées par des populations majoritairement turcophones et musulmanes, dont les Tatars, et font partie de l’Empire Ottoman.
Pierre le Grand (1689-1725) continue cette entreprise de conquête et, à sa mort, les Turcs ne possèdent plus que la péninsule de Crimée et les rivages continentaux proches. Entre 1710 et 1829, pas moins de six guerres successives entre Russes et Turcs permettent à la Russie de dominer la zone entre l’estuaire du Danube et le sud du Caucase. La Crimée est annexée par Catherine la Grande en 1783. Il y a toutes les raisons de penser que Poutine se voit comme le successeur de ces tsars.
Vider puis repeupler.
Les Russes s’emploient alors pour assurer leurs conquêtes de vider les régions conquises de leurs populations musulmanes. Ces populations n’étaient pas toutes turques : il y avait, outre les Turcs, des Tatars, des Tchétchènes, et bien d’autres peuples.
Il s’agit de remplacer ces musulmans par des chrétiens.
Des colons d’origine très variée sont accueillis dans toute la zone depuis le delta du Danube jusqu’à l’estuaire du Don. C’est ainsi que dans le sud de ce qui s’appelait la Bessarabie (correspondant partiellement à la République de Moldavie actuelle) on trouve de nombreux Bulgares et on trouvait, jusqu’en 1940, 90 000 Allemands, qui furent alors forcés de rejoindre l’Allemagne. On y trouve aussi des Gagaouzes qui sont des turcophones chrétiens et qui du fait de leur religion n’ont pas été expulsés. Les Gagaouzes jouissent même d’un statut de district autonome et gardent leur langue.
En Anatolie, sur la rive méridionale de la mer Noire, vivaient des Grecs, des Pontiques, installés ici pour une part depuis l’Antiquité et plus récemment pendant l’Empire byzantin. Ces Grecs pontiques fournirent aux Russes des populations chrétiennes aptes à recoloniser les régions littorales vides, à l’est, dans les limites de l’actuelle Géorgie, et à l’ouest, en Ukraine. Dans cet apport, n’oublions pas les Russes eux-mêmes, nombreux dans les villes, et aussi dans certaines zones, y compris hors de l’Ukraine. Ainsi, au sein de la République de Moldavie dans la Transnistrie, une bande étroite à l’est du Dniestr de population russophone, qui a proclamé son indépendance en 1992 et n’a reçu aucune reconnaissance internationale.
Les Grecs de Marioupol, sur la côte ukrainienne entre la Crimée et l’estuaire du Don étaient installés jusqu’au 18e siècle en Crimée. Ils ont été transférés sur les rives de la Mer d’Azov sur ordre de Catherine II. Ils ont peuplé Marioupol et les villages voisins.
La région de Marioupol est au centre des combats d’aujourd’hui menés par les forces d’invasion russes et des civils de nationalité grecque ont été tués. Cette agression a amené les protestations des autorités d’Athènes, qui considèrent ces victimes comme des « Grecs expatriés ». Ce qui signifie que pour la République grecque la nationalité grecque relève d’un droit du sang et non pas du droit du sol. Si on est né grec on est grec pour toujours, et c’est vrai aussi pour sa descendance. Il ne s’agit pas ici de double nationalité ou de double citoyenneté, mais de la distinction présente depuis 1917 dans le monde soviétique entre la citoyenneté qui fait référence à un Etat et la nationalité qui fait référence à une nation indépendamment de l’Etat dans lequel on se trouve Au moment de l’éclatement de l’URSS, cette distinction a été reprise par les Etats qui en sont issus, telle l’Ukraine. Les Grecs de Marioupol sont installés dans cette ville et les villages voisins avant même que la Grèce ne devienne un Etat indépendant reconnu en 1830. Aujourd’hui quand ils fuient l’Ukraine pour la Grèce, ceux qui ont une justification officielle de leur nationalité passent sans difficulté la frontière. Les autres doivent remplir un dossier documenté avant d’être admis, ce qui prend un peu plus de temps. Ces Grecs sont orthodoxes, mais dépendants de quelle Eglise ?
En Ukraine, une partie des orthodoxes continue à dépendre du patriarcat de Moscou, une autre partie de celui de Kiev qui s’est déclaré autocéphale en 2019 et une partie des Grecs d’Ukraine se recommande de l’Eglise grecque d’Athènes.
Les arguments religieux sont convoqués dans les discours officiels : le porte-parole de ministère grec des Affaires Etrangères Alexandros Papaioannou a déclaré le 27 février « Des bombes orthodoxes ont tué des expatriés (Grecs) de souche orthodoxe » à la chaîne de télévision grecque SKAI TV le 27 février. Le sentiment d’une communauté orthodoxe accentue chez les Grecs l’horreur de l’agression.
De l’autre côté, le patriarche Kiril, fidèle soutien de Poutine, primat de l’Eglise orthodoxe russe, a déclaré le même jour : « Que le Seigneur préserve la terre russe, une terre dont font partie la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie ».
Ces invocations religieuses ne sont pas un monopole des sociétés « orientales ». N’oublions pas que « Gott mit uns », Dieu avec nous, fut la devise des Hohenzollern de Prusse à partir de 1701, puis de l’armée allemande, encore pendant quelques années après 1945.
Aujourd’hui, la Russie à la conquête de tout le littoral de la mer Noire
Au moment où on écrit ces lignes, la plus grande partie du littoral ukrainien est sous contrôle de l’armée russe. Ne restent en dehors, outre Marioupol assiégée, que Mykolaïv (Nikolaïev en russe), qui fut port militaire de la Russie tsariste puis de l’URSS, et Odessa. Odessa fut fondée par Catherine II en 1794 et resta assez étrangère à l’Ukraine avec une population russophone à laquelle s’ajoutaient des Juifs, des Allemands, des Italiens et même des Français. Le duc de Richelieu fut gouverneur d’Odessa de 1803 à 1814 et en quelque sorte l’architecte de cette ville nouvelle. Richelieu fut aussi nommé gouverneur de « la nouvelle Russie », autrement dit des territoires conquis sur les Ottomans. Odessa, le seul port de la Russie presque complètement libre de glaces (une glace peu épaisse en janvier) atteignait presque un million d’habitants en 1900, soit la troisième ville russe après Moscou et Saint-Pétersbourg.
Le nom d’Odessa est d’origine grecque, il serait dérivé du nom d’Ulysse/Odysseas. Celui de la ville voisine de Kherson vient de Hersonissos (la presqu’île). Odessa était destiné à appuyer un projet de renaissance de l’Empire byzantin, dont le nouvel empereur serait un fils de la Grande Catherine.
Depuis 2017, le détroit de Kertch est équipé d’un pont qui relie la Russie qu’on peut appeler caucasienne à la Crimée. Les structures de ce pont sont trop basses pour laisser passer certains gros navires, si bien que les ports ukrainiens de la Mer d’Azov, Berdiansk et Marioupol, sont désormais limités dans leurs capacités d’accueil.
Durant toute la période soviétique la côte de la mer Noire et spécifiquement la Crimée ont été pour les Russes l’équivalent de notre Côte d’Azur, où beaucoup d’enfants passaient leurs vacances dans des camps, et où beaucoup de Russes passaient aussi leurs vacances estivales, sans compter des résidences beaucoup plus luxueuses, spécialement en Crimée. On lira avec intérêt à ce sujet l’ouvrage de Paul Thorez « Les enfants modèles » (réédition dans la collection Folio en 1984).
Tous ces rappels n’ont pas pour but de détourner notre attention du drame qui se joue aujourd’hui en Ukraine. Mais j’ai tendance à croire en lisant les proclamations de Poutine que quelque part il trouve dans l’histoire de l’Empire russe des justifications à sa folle et criminelle entreprise.
Michel Sivignon, mars 2022
(1) Cartes de la Mer Noire, de l’Ukraine, et de la Russie 1922, 1954 (URSS), 1991 publiées dans Le Monde, édition papier des 6 et 7 mars 2022, p. 25, signées par Flavie Holzinger, Xemartin Laborde, Delphine Papin, Lucie Rubrice, avec l’aide de Louis Pétiniaud, chercheur au centre Géode spécialiste de la géopolitique de l’Ukraine et de la Russie.
Cartes reprises dans l’article en ligne du Monde « La mer Noire, frontière de plus en plus dangereuse entre les zones d’influence russe et européenne », p