Nouzonville est une localité d’environ 5 800 habitants. Elle s’appelait Nouzon jusqu’en 1921. Le changement de nom avait pour but d’éviter une confusion avec un autre village des Ardennes, Mouzon. Il avait été envisagé de l’appeler Nouzon-les-Forges en raison de ses industries. Une enclume et un marteau figurent d’ailleurs sur le blason de la ville. Mais en 1914, elle comptait 7500 habitants.
Mon arrière-grand-père, Emile Delorme, y avait, en 1912, trouvé un emploi comme comptable dans une de ces forges. Auparavant, il était comptable dans une petite entreprise à Hirson, tout au nord du département de l’Aisne. Lors d’un conflit social, lui qui tenait les comptes de l’entreprise, avait fait valoir que le patron aurait pu répondre favorablement aux revendications du personnel, et il avait été licencié.
Sa fille aînée, ma grand-mère Emilie, née en 1890, était institutrice à Hirson. Elle avait été très bonne élève à l’École Normale de Laon, mais ses parents l’avaient dissuadée de se présenter à Fontenay : « Ce n’est pas pour nous ». En septembre 1912, elle s’était mariée à mon grand-père, Edmond Morbois, né en 1887, instituteur lui aussi.
Lorsqu’Edmond fut mobilisé en août 1914, elle était enceinte de quelques semaines. La région étant envahie par les allemands, elle fut séparée par la ligne de front de son mari qu’elle ne devait revoir que fin 1918.
Elle vint donc s’établir à Nouzon, auprès de ses parents. Emile Delorme, dont on a vu plus haut quel était son caractère, refusant de travailler pour les Allemands, avait quitté son emploi pour vivre, avec sa femme et trois enfants encore jeunes, du salaire de ses deux filles aînées, institutrices, et des légumes de son jardin qu’il cultivait avec le plus grand soin. Au moment des récoltes (en particulier celle des pommes de terre) il organisait un service de surveillance de nuit. Ma grand-mère et sa jeune sœur montaient la garde de 21 h à minuit et lui prenait la suite jusqu’au matin. Mais la présence des deux sœurs qui, peureusement, restaient blotties au pied de la maison n’empêchait pas toujours la disparition de quelques précieux pieds, ce qui leur valait des reproches véhéments du maître de maison.
Ma grand-mère était donc institutrice à Nouzon. Elle avait 80 élèves dans sa classe. Elle devait être bonne pédagogue car, à Pâques, les trois quarts d’entre eux savaient lire.
C’est ici que le frère aîné de mon père, mon oncle André, est né le 9 avril 1915. C’était un enfant chétif, malingre, souffrant de la malnutrition, tant étaient grandes les pénuries, et précaires les conditions d’existence. Il n’y avait pas de lait. Pour s’en faire attribuer une ration supplémentaire, on avait conduit la plus jeune sœur de ma grand-mère, la petite Marguerite, âgée de cinq ans, chez le médecin. Elle racontait qu’à sa grande honte, on l’avait juchée, toute nue, sur une balance. Elle n’était pas bien grosse, elle non plus, et avait ainsi mérité cette ration qui devait aider son neveu à vivre. Le petit André vécut, malgré les privations, malgré les maladies. Un docteur allemand, le médecin des enfants du Kronprinz, qui séjournait dans un château près de Charleville, lui avait, à l’occasion d’une d’entre elles, sauvé la vie. A trois ans, pourtant, il marchait à peine. Quant à ma grand-mère, à moins de 30 ans, elle avait perdu toutes ses dents, et portait un dentier complet.
En 1914, envahissant la Belgique sans déclaration de guerre et le nord de la France, les troupes allemandes avaient fait montre d’une extrême brutalité. L’armée impériale voulait terroriser la population des régions envahies pour annihiler toute velléité de résistance, même passive, d’où des réquisitions brutales, des fouilles, des incendies de maisons, des exécutions sommaires… Ainsi dans les Ardennes, le village de Gué-d’Hossus avait été brûlé. 800 maisons avaient été incendiées dans la vieille ville de Rethel. Mais selon ma grand-mère, les troupes d’occupation à Nouzon étaient des soldats plutôt âgés, bon enfant, surtout préoccupés d’envoyer en Allemagne ce qui pouvait manquer à leur famille.
Le sergent fourrier Edmond Morbois est revenu de la guerre, il a retrouvé sa femme et fait la connaissance de son petit garçon. De leurs retrouvailles est né mon papa, en 1921. Mes grands-parents maternels se sont quant à eux mariés lorsque mon grand-père est revenu de trois ans de captivité en Allemagne, et ma maman est née en 1920. Que mes quatre grands-parents aient survécu à la première guerre mondiale, et mes parents à la deuxième (en dépit de leurs activités de résistance) fait donc de moi, d’une certaine façon, un rescapé de ces deux conflits.
Jean-Pierre Morbois, septembre 2020
Note de Daniel Oster :
Ce texte a été rédigé à l’occasion d’un voyage dans les Ardennes (du 4 au 6 septembre 2020) organisé et préparé par Maryse Verfaillie, Marc Béteille et Michel Degré pour les adhérents de l’association des Cafés Géographiques. Le thème de ce voyage « Ardennes, terres de contacts » trouve toute son illustration dans le beau texte de Jean-Pierre Morbois : à Nouzonville, les contacts ont réuni ou opposé des populations, des armées, des territoires, des productions… dans cette Ardenne française, région frontalière meurtrie par plusieurs conflits européens et aujourd’hui bien reliée à l’espace européen, ce qui lui laisse quelque chance de surmonter la grave crise industrielle qui l’accable douloureusement.
Ce que j’ai raconté ci-dessus est issu d’une tradition familiale orale. Je ne souligne pas suffisamment, parce que ma grand-mère était discrète sur ce sujet, les conditions de vie extrêmement difficiles à Nouzon pendant ces 4 années de guerre. L’écrivain ardennais Jean Rogissart (un grand écrivain malheureusement méconnu, sans doute parce que catalogué comme « régionaliste », dont Francine Béteille nous a lu quelques passages pendant le voyage) les raconte dans l’épisode « les retranchés » de sa grande saga « Les Mamert ». Jean Rogissart était instituteur à Nouzon, et donc collègue de ma grand-mère. Le plus jeune frère de celle-ci, mon grand oncle René, né en 1903, l’a eu comme maître d’école. Il parle du froid, intense, par manque de combustible (pas de charbon, essartage interdit) de la faim malgré les cueillettes et les cultures organisées par l’occupant, des maigres rations de mauvaise farine, de bouillie d’orge perlée, des tentatives de fabrication « maison » de sucre de betterave, de savon, de l’obscurité quand vient la nuit, malgré les pauvres lampes à l’acétylène, bricolées, et aussi dangereuses qu’inefficaces. Avec, en fond sonore, malgré la distance, le fracas des canonnades du front. Tout cela relativise les inconvénients que vit notre époque…