Au premier plan, les escaliers mènent à la rue de la Bretonnerie. Dans la partie centrale, sous l’arche, le blason de la ville est identifiable par la représentation du château, dont ne subsiste aujourd’hui qu’une partie des remparts. Le pont rappelle la proximité de l’Oise, tandis que les deux fleurs de lys évoquent le passé prétendu prestigieux de la ville, notamment son statut de « bonne ville » du royaume de France. Au second plan, les escaliers sont coiffés de la statue du général Leclerc. Celui-ci possède une posture que revêtent nombre de « grands hommes » français : du haut de ses 3 mètres, il se dresse, en uniforme, prenant appui sur le pommeau de son épée, le regard fier et portant au loin. Les escaliers monumentaux offrent au général une vue dégagée de la rue Thiers, pentue, conduisant à la gare de Pontoise, située au pied de la vallée. Juché sur son piédestal, Charles Victoire Emmanuel Leclerc a le regard posé sur les individus pénétrant la ville. Avec la cathédrale Saint-Maclou et son clocher, il est le premier élément du paysage que le voyageur sortant de la gare peut apercevoir face à lui. Le général devient de plus en plus imposant à mesure que l’on s’en approche en remontant la pente. Pratiquement situé à la même altitude que les immeubles latéraux encadrant les escaliers, il est spatialement dans une position de pouvoir, de domination face à nous. La lumière du soleil couchant illuminant le mur de la cathédrale attire le regard vers le général, qui dans la lumière voit sa majesté et sa pompe rehaussée. Il est, pour la commune, l’incarnation de la réussite : si les remparts de la ville ont longtemps constitué l’image que cette dernière donne à voir d’elle-même, le général Leclerc représente désormais le nouveau visage de la commune. Considéré comme « l’enfant de la ville » par Christian Duvivier, directeur des musées pontoisiens Camille Pissarro et Tavet-Delacour, Charles Victoire Emmanuel Leclerc naît à Pontoise en 1772, au sein d’une ancienne famille originaire du quartier Notre-Dame. Proche de Napoléon, il épouse sa sœur Pauline et soutient son beau-frère lors du coup d’Etat du 18 brumaire. Si elles ne sont pas visibles sur la photographie, les batailles auxquelles le général a participé sont inscrites sur son piédestal. La commune met à l’honneur un vaillant guerrier, faisant de celui-ci un emblème de la ville. A l’échelle nationale, le général est également glorifié : à sa mort, il reçoit les honneurs d’un deuil national et ses funérailles sont célébrées au Panthéon. Depuis 1869, se dresse au sommet de la rue Thiers, la statue de Charles Victoire Emmanuel Leclerc, offerte par sa sœur à la ville de Pontoise.
Pourtant, le général n’a rien d’un héros de guerre : nommé à la tête de l’expédition de Saint-Domingue, il est chargé par l’empereur de faire appliquer la loi du 20 mai 1802 rétablissant l’esclavage dans les colonies. Alors que celui-ci est rétabli en Guadeloupe, le général Leclerc peine à faire face à la résistance des Dominicains. Dans L’échec de l’expédition de Saint-Domingue : un moment de l’horreur coloniale, l’historien Jean-Pierre Barlier dénonce les massacres et les pillages perpétués sur l’île sous la direction du général. L’expédition est un échec, Charles Victoire Emmanuel Leclerc fuit les lieux, et meurt du typhus sur l’île de la Tortue en 1802. L’indépendance d’Haïti est proclamée en 1803.
Cette partie de l’histoire n’est pas mise en avant par la commune, aucune référence n’y est faite au pied de la statue. La statue et l’édification d’un lieu de mémoire ne nous apprend que peu de choses sur le passé du général Leclerc. Cependant, elle en dit long sur la manière dont se représente la commune de Pontoise, car la mémoire est une sélection, un choix identitaire : cette statue témoigne de ce dont la ville souhaite se souvenir, c’est-à-dire d’un « vaillant guerrier » qui aurait participé à la grandeur de la France et dont Pontoise, ville natale du général, serait « la mère », mais en aucun cas un criminel de guerre, pourtant auteur de ces mots : « Il faut détruire tous les Nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans, détruire moitié de ceux de la plaine et ne laisser dans la colonie un seul homme de couleur qui ait porté l’épaulette. ». A L’échelle nationale, cette « politique de l’oubli » pontoisienne participe d’un processus d’occultation de la mémoire de la France coloniale, mémoire trop difficile à ingérer pour qu’elle puisse faire partie d’un roman national français cohérent.
Si le déboulonnage de la statue ne fait pas encore débat à Pontoise, c’est pourtant le cas ailleurs en France : les polémiques concernant le déboulonnage de la statue de Faidherbe à Lille, ou encore celle de Bugeaud à Périgueux en témoignent. Ce phénomène de remise en cause de ce à quoi ou à qui on rend hommage dans l’espace public fait écho à la polémique états-unienne de remise en question des œuvres liées à l’esclavage.
Si des historiens tels que Jacqueline Lalouette ou Pierre Barlier ne prônent pas un déboulonnage de ces statues, ils considèrent néanmoins qu’« il faut raconter l’histoire jusqu’au bout » (Pierre Barlier). La statue mériterait en effet des inscriptions supplémentaires.
Cependant, si les historiens insistent, en s’opposant au déboulonnage, sur la nécessité de ne pas occulter la mémoire de la colonisation, la démolition ne constituerait pas véritablement un déni de mémoire, mais plutôt une remise en question de la manière dont est présentée celle-ci. Il existe d’autres manières de se rappeler la colonisation, qui ne mettent pas à l’honneur la République coloniale et ses criminels dans une mise en scène spatiale de supériorité et de domination sur Pontoise et les individus qui pratiquent ses espaces. Il s’agirait d’honorer la mémoire de la colonisation en rendant hommage aux victimes de celle-ci plutôt qu’à leurs bourreaux.
De plus, nombre des « grands hommes » français sont en réalité des « grandes femmes ». Pourtant, 7% seulement de la statuaire publique leur rend hommage, dont une grande partie représente Jeanne d’Arc dans une symbolique liée à des valeurs masculines guerrières, tandis qu’une autre partie représentent des figures allégoriques, telle que Marianne, figures qui contribuent à la construction mentale collective d’une image mythifiée de la femme. Mais des femmes bien réelles ont contribué à la réduction des inégalités et la prise de conscience des rapports sociaux de domination. Les exemples ne manquent pas, et Maria Desraimes en est un pertinent pour la ville de Pontoise : féministe, elle est la fondatrice de la Société pour la revendication des droits civils des femmes, et soutient en 1870 le groupe de Louise Michel, André, Léo et Elisée Reclus visant l’instauration d’une éducation pour les filles. Ayant vécu une partie de sa vie à Pontoise, elle pourrait très bien remplacer le général sur son socle.
La statuaire publique française et les débats qu’elle suscite témoignent de la remise en cause récente du colonialisme, et rappelle que l’espace n’est pas seulement le reflet de notre société : l’étude de l’implantation de la statue montre que l’espace n’est pas neutre mais qu’il participe d’un processus de mise en avant d’une idéologie, en offrant des géosymboles sur lesquels peut s’appuyer la construction identitaire du roman national français. Interroger ce que ces œuvres racontent de notre société, c’est également interroger le rôle donné à l’espace et à la géographie dans la construction du roman national.
Bibliographie
- Le Cour Grandmaison, O. (2006). Passé colonial, histoire et “guerre des mémoires”. Multitudes, no 26 (3), 143-154. doi:10.3917/mult.026.0143.
- Pierre Magnan, « Faut-il déboulonner les statues qui glorifient la France coloniale ? » sur Franceinfo : Afrique, le 17 mars 2019
- Julie Ménard, « Pontoise : cette statue est scandaleuse, c’est un criminel de guerre » dans Le Parisien, le 12 septembre 2017
- Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues, La célébration sculptée des grands hommes ( France 1801 – 2018 ), Edition mare & martin, 2019
- Dulucq, S. & Zytnicki, C. (2005). Penser le passé colonial français: Entre perspectives historiographiques et résurgence des mémoires. Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 86 (2), 59-69. doi:10.3917/ving.086.0059.
- Bancel, N. & Blanchard, P. (2006). Mémoire coloniale : résistances à l’émergence d’un débat. Dans : Pascal Blanchard éd., Culture post-coloniale 1961-2006 (pp. 21-41). Paris: Autrement.
Carte postale réalisée par Mélyna Lair-Mendes (octobre 2019)