Ce texte du géographe Amaël Cattaruzza a été lu le 9 novembre 2024 par son auteur lors de l’hommage au géographe Michel Sivignon (1936-2024) organisé à l’Institut de géographie de Paris par l’association Les Cafés géographiques.

Contrairement à mes collègues (Julien Thorez et Jean Gardin), j’ai rencontré Michel Sivignon un peu plus tardivement après la soutenance de ma thèse. Je connaissais évidemment ses travaux sur la Grèce et les Balkans. Mais je n’avais pas eu l’occasion de le rencontrer réellement. Ma première vraie rencontre et discussion avec lui date d’un café géopolitique sur les Balkans organisé le 1er février 2007. A la fin de la conférence, on commence à discuter.  Il me parle de son projet d’ouvrage sur la géopolitique des Balkans fondé sur son expérience de la Yougoslavie socialiste. Ce qui était très agréable pour moi, jeune docteur, c’était la simplicité et la proximité qu’il introduisait tout de suite avec ses interlocuteurs. On était tout de suite rassuré et en confiance. Et il avait un vrai talent de conteur, par rapport à son expérience des Balkans. Le courant est donc tout de suite passé. Et dans le fil de la discussion, il me demandait s’il serait possible de venir observer la situation des Balkans post-conflit avec moi.

A cette époque, j’étais en poste à l’Ambassade de France en Serbie et vivais à Belgrade. Je lui propose de l’inviter à intervenir à Belgrade et j’évoque aussi un voyage possible à Sarajevo et à Mostar en Bosnie-Herzégovine. Donc, très vite, on se met d’accord sur une date et un mois plus tard, je le reçois à Belgrade, avec un petit périple programmé en Bosnie-Herzégovine. Je garde du séjour que nous avons passé ensemble un souvenir ému, car voyager avec Michel, ce n’était pas simplement faire du terrain avec un collègue, c’était voyager avec un ami, et c’était partager une expérience humaine, car il avait une capacité à faire des rencontres qui était impressionnante. Dans toutes les situations, à tous les endroits, il pouvait engager une discussion avec un chauffeur de taxi, un marchand ambulant, ou un simple passant. Et tout était prétexte à échange. Enfin, voyager avec Michel, c’était aussi voir un géographe à l’œuvre. Je me souviens que tous les soirs, il passait, seul, une petite heure à restituer la journée sur un carnet de voyage et à constituer des notes de terrain dont je découvrirais plus tard quelques extraits dans son ouvrage Les Balkans. Une géopolitique de la violence (Belin, 2009).

Fin mars 2007, il arrivait donc chez moi à Belgrade. J’avais organisé une rencontre avec les collègues géographes de l’Université, en particulier Mirko Grcic, professeur de géographie politique avec qui nous avons fait un grand tour de la ville, observant la citadelle de Kalemegdan et surtout le centre-ville, avec les bâtiments détruits par l’Otan de l’ancien Ministère de la défense et les bâtiments de Radio Televizija Srbija. Je me souviens fort bien de la discussion que je traduisais entre le professeur Grcic et Michel, autour de l’histoire de la ville et des conflits récents. Je découvrais là à quel point Michel était de fait très sensible à ces moments d’échanges qui constituaient pour lui, je pense, l’une des grandes motivations du voyage, et je sentais qu’il prenait un vrai plaisir à dialoguer avec son collègue. Et de fait, en relisant l’ouvrage, je retrouve à différents endroits des analyses issus des discussions dont j’ai été l’interprète – avec cette capacité qu’il avait de se faire le traducteur en quelques mots de l’espace vécu par les différentes communautés.

Après Belgrade, la région la plus passionnante du voyage restait encore la Bosnie-Herzégovine, Sarajevo et Mostar, villes divisées auxquelles il a consacré des chapitres entiers dans son ouvrage. Et cette partie du voyage commençait par le bus de nuit que nous sommes allés prendre à la gare routière de Belgrade. Ce trajet fut épique dans un bus bondé, où la musique folklorique turbo-folk nous a accompagné pendant les 6h de route. A 4h du matin, nous arrivions, sans avoir pu fermer les yeux de la nuit, dans la partie serbe de Sarajevo. Je m’inquiétais évidemment de la fatigue et des conditions de voyage, et regrettais de ne pas avoir pris ma voiture, mais Michel affichait toujours sa bonne humeur habituelle, et semblait ravi d’avoir entrepris ce périple.

Nous commencions notre voyage dans la Bosnie divisée, où nous avons passé quelques jours – à Sarajevo et à Mostar. Je me souviens de sa surprise dès l’arrivée dans le Sarajevo serbe, à 4h du matin, littéralement au milieu de nulle part – quand il a fallu trouver un taxi pour être accompagné dans la partie bosniaque de la ville, où se trouve le centre-ville et où nous avions notre hôtel. Nous expérimentions de fait dès notre arrivée la frontière interne de la ville sur laquelle il allait écrire de longs passages dans son livre. De fait, je sentais sa curiosité s’éveiller lors de nos périples dans ces deux villes, très surprenantes du fait de la division très nette entre les différentes communautés.


Dans le chapitre qu’il consacre dans son ouvrage aux villes divisées, j’ai eu la surprise de découvrir des encadrés avec quelques-unes de ses notes de terrain. Là aussi ces notes sont parlantes. Ainsi, en quelques mots, il restitue l’essence de la structure de Mostar et de sa géographie divisée, à plusieurs niveaux, tout en restant sensible au vécu de ses habitants.

Et sur Sarajevo, il rend compte d’une anecdote très parlante qui nous est arrivée lors de notre retour à Belgrade. Dans la ville divisée de Sarajevo, nous avions réservé notre bus de retour à 23h – toujours le bus de nuit – vers Belgrade. Mais par erreur, j’amenais Michel dans la gare de Sarajevo bosniaque, et non dans la gare de Srpsko Sarajevo.

Voilà pour mon expérience de voyage avec Michel. J’ai entretenu par la suite une relation qui, si elle n’était pas régulière, était toujours très sincère, très fidèle à ce qu’il était, c’est-à-dire simple, directe et bienveillante. Je lui suis toujours très reconnaissant d’avoir pris soin de relire les épreuves de l’ouvrage issu de ma thèse, qu’on avait d’ailleurs commencé à relire ensemble lors de ce voyage, et je me souviens encore de sa rigueur, et de son œil aiguisé et précis, lorsqu’il s’agit de relecture scientifique.

Au final, voyager avec Michel, c’était cela. Voyager avec un ami, toujours sensible aux événements du quotidien, prêt à s’intéresser à tout, pour en tirer plus qu’une anecdote, une information géographique sur l’esprit des lieux, les ressentis des habitants. Il avait dans ses échanges une vraie empathie, et savait mettre à l’aise ses interlocuteurs. Cela faisait de lui un observateur sensible sur le terrain, et nous permettait de vivre des rencontres et des expériences humaines fortes.

Amaël Cattaruzza, 9 novembre 2024