Les mystères (ou les trompe-l’œil) de l’Ourcq

Au promeneur naïf qui flâne le long du bassin de La Villette et du canal de l’Ourcq un jour d’hiver gris et brumeux, le paysage urbain rappelle certaines pages de Simenon ou l’atmosphère des films de Marcel Carné. Ecluses de Jaurès du début du XIXe siècle, gros pavés irréguliers des quais de Loire et de Seine, silhouette massive des anciens entrepôts des Magasins généraux, grosse péniche à la coque décolorée…Plus en amont, sur une rive du canal, un pêcheur à casquette, sans âge. Un monde immobile ? En fait un des lieux les plus dynamiques et les plus « branchés » de Paris.

Le bassin de la Villette de la Rotonde de la Villette (à gauche sur le plan) au pont levant de Crimée (à droite sur le plan) (site tourisme93.com)

Le bassin de la Villette de la Rotonde de la Villette (à gauche sur le plan) au pont levant de Crimée (à droite sur le plan) (site tourisme93.com)

Les soirs d’été, les pavés sont recouverts de couvertures et de toiles bariolées où viennent s’asseoir, voire s’allonger, des jeunes gens, plutôt cadres qu’ouvriers. Les plus soucieux de confort ont une chaise basse en alu. On y mange des sushis, de petits sandwichs ou on prend l’apéro avant de dîner dans un des restaurants qui entourent le bassin, anciennes guinguettes dont on a gardé le caractère vintage. Autre projet possible pour la soirée, une séance de cinéma dans une des douze salles des deux MK2. Hésitation entre un film d’auteur ou un blockbuster…le « Zéro de conduite » vous fait traverser le bassin en quelques minutes du complexe du quai de Loire à celui du quai de Seine. Les structures métalliques des anciens portiques en fonte rappellent bien le passé industriel du quartier, mais un passé intégrant aussi la fiction et l’imaginaire. « T’as de beaux yeux, tu sais » et autres célèbres répliques sont taguées en couleur sur les murs. Les ouvriers de ce quartier qui fut laborieux et populaire, ne pouvaient y avoir que la tête de Gabin.

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Les jours d’avant
Les jours d'avant, 2013 Karim Moussaoui France - Algérie

Les jours d’avant, 2013
Karim Moussaoui
France – Algérie

Ma mère m’a annoncé qu’on devait déménager. C’était devenu trop dangereux ici. Pourquoi devions nous partir ? Après tout, nous n’avions rien fait.

Les jours d’avant

Les jours d’avant trace le parcours parallèle de Djabber et Yamina, deux lycéen-ne-s de la banlieue algéroise. Aujourd’hui adultes, ils se souviennent de ces moments passés, de cette jeunesse, de ces émotions, de cette vie qui leur a échappé. Le film se divise en deux parties : la première raconte le quotidien tel que vécu par le jeune Djabber, la seconde se situe du point de vue de Yamina. Leurs visions, bien que croisées, sont irréconciliables : une fracture diégétique mise en parallèle avec une autre fracture, sociale et politique cette fois-ci, celle traversant la société algérienne dans son ensemble.

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Le plan national de rénovation urbaine

Le PNRU (Plan National de Rénovation Urbaine) a été mis en place en 2003 par l’Etat français pour faire face à la détérioration du bâti dans les Zones Urbaines Sensibles -liée en grande partie à la façon dont les grands ensembles, surreprésentés dans les ZUS, ont été construits. Parmi les 751 ZUS, 557 quartiers (dont 215 en priorité) ont été sélectionnés. On peut voir sur la carte de répartition que ces quartiers prioritaires sont concentrés en région parisienne, dans le tiers-nord du pays et sur la Côte-d’Azur. Le principal acteur du PNRU, l’ANRU (l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine), a pour objectif d’améliorer le cadre de vie des 4,5 millions de Français résidant dans ces quartiers, grâce à plusieurs types d’aménagement décrits dans cette infographie : ce sont principalement des résidentialisations (sécurisation des entrées et espaces verts pour donner un caractère privé aux immeubles), des réhabilitations, et des destructions. Les espaces sont repensés pour éviter l’enclavement, propice à l’insécurité. En tout, ce sont 47 milliards d’euros qui ont été dépensés à ces fins.

Infographie - Le PNRU Killian COURTILLE

Infographie – Le PNRU
© Killian COURTILLE

 

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La France. Les mutations des systèmes productifs

Laurent Carroué, La France. Les mutations des systèmes productifs, Armand Colin, 2013, 235 p.

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Système productif plutôt que secteur de production

Désindustrialisation, chômage de masse, consolidation d’un « modèle de croissance faible en emplois » (p.48) et largement extraverti (en 2009, 25 % des firmes du CAC 40 n’ont pas payé d’impôts en France)… S’il est un ouvrage au cœur de l’actualité économique française, c’est bien celui-ci. Spécialiste de la mondialisation, Laurent Carroué livre une précieuse analyse géographique. Plutôt que de juxtaposer une étude descriptive des différents secteurs économiques, l’auteur les décrypte, dans leur diversité, à travers la notion de systèmes productifs — au sens d’« ensemble des facteurs et des acteurs concourant à la production, à la circulation et à la consommation de richesses » (p.3).

Leur étude passe par le recours à une approche multi-scalaire dans le sens où l’étude de toute production économique se fait « en mobilisant à l’échelle locale le terme de potentiel productif, à l’échelle subrégionale le terme de tissu productif, et aux échelles régionales et à l’échelle nationale le terme de système productif » (p.27). L’objectif heuristique de l’auteur consiste donc à proposer une lecture globale de la sphère économique française, à l’aune du foisonnement de ses acteurs, de l’importance de son ancrage territorial et de l’impact pluriel des stratégies économiques à l’œuvre aujourd’hui.

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Telegraph Road ou la désillusion du mythe américain de la conquête

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Dire Straits, l’Amérique et la géographie ont un point commun : ils s’abreuvent de mythes, et la chanson Telegraph Road composée par Mark Knopfler en relate un fort bien connu, celui de la conquête de l’Ouest américain, du domptage de ses étendues sauvages par l’homme et la « civilisation ». Cependant l’artiste poursuit ici le mythe de façon chronologique pour l’amener à celui plus récent du rêve devenu cauchemar, de la prospérité devenue crise et hyperlibéralisme, celui des villes que le progrès a laissé derrière lui et dont Detroit reste certainement le plus grand symbole.

A travers cela, la chanson (parue en 1982 dans l’album Love over Gold) se révèle alors géographiquement très riche car en effet le narrateur, en se montrant transmetteur libre de la mémoire (« ‘cause I’ve run every red light on memory lane »1), illustre de nombreux thèmes tels que l’espace et le territoire, la liberté et le pouvoir, le rapport entre nature et culture et d’autres encore… Et surtout n’oublions pas que le titre de la chanson présente lui-même un élément géographique, la route, central pour l’œuvre et plus généralement pour le pays et la société américaine. Comment Dire Straits illustre-t-il alors la désillusion du rêve de conquête des Etats-Unis en montrant sous un nouvel angle les rapports de distance internes au territoire national (et peut-être même mondial) ?

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La carte et le dessin : exemple de la mission saharienne Foureau-Lamy 1898-1900

Dessin du géographe n°54

Entre 1898 et 1900, la mission Foureau –Lamy  a traversé le Sahara de Alger à Fort Lamy à travers le Hoggar, le Ténéré, l’Aïr, le Sahel du Kanem  jusqu’au lac Tchad. Son rapport, publié en 1903, est riche d’observations sur le parcours, l’orographie, le climat, la géologie, l’ethnographie des régions traversées. Les documents sont illustrés de cartes précises réalisées par Foureau et les officiers géographes de l’expédition à travers le désert et le long du fleuve Chari.

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Fig. 1 : Carte de la mission, planche 1 de l’atlas
Source: Jubilothèque

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La dimension spatiale des inégalités. Regards croisés des sciences sociales

BACKOUCHE Isabelle (dir.), RIPOLL Fabrice (dir.), TISSOT Sylvie (dir.), VESCHAMBRE Vincent (dir.), La dimension spatiale des inégalités. Regards croisés des sciences sociales,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 357 p.

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Cet ouvrage est issu d’un colloque de l’université de Caen Basse-Normandie datant de novembre 2007 et intitulé « Espaces hérités, espaces enjeux : appropriation – (dé) valorisation – catégorisation ». Ce travail pluridisciplinaire (histoire, géographie, sociologie, anthropologie) trouve son origine dans un séminaire de l’UMR Espaces et sociétés ayant débuté dans les années 2000 sur « l’appropriation de l’espace ». Le titre de l’ouvrage met en avant la dimension pluridisciplinaire et le thème de la recherche : La dimension spatiale des inégalités. Regards croisés des sciences sociales. Il se compose de seize articles divisés en quatre grandes parties pour un ouvrage de 357 pages. Les travaux sont très divers et touchent à plusieurs types de terrains de recherches (la mer, la montagne, l’urbain, la prison, l’industrie) mais aussi à plusieurs régions du monde (Afrique, Europe, Moyen-Orient). Le colloque pose la problématique suivante : « en quoi l’appropriation, la catégorisation, la valorisation, différentielle des espaces jouent-elles un rôle dans la production des inégalités sociales ? ». Les angles d’études portent sur les conflits d’intérêts et d’usages d’espaces divers et la valorisation ou la dévalorisation de ces derniers.

Catégoriser les espaces.

La première partie de l’ouvrage entend étudier les politiques urbaines au sein de la ville et leurs évolutions. Les articles présentés analysent les différents types de discours sur l’espace. Selon Sylvie Tissot « la catégorisation des espaces fait partie de leur construction ». L’étude de l’installation des classes moyennes dans les quartiers centraux ou périphériques de la ville dans un contexte de « velléités anti-individualistes de mai 1968 » et celle des ZUP (Zones d’Urbanisations Prioritaires) fondées dans les années 1950 montrent comment un espace peut passer de valorisé à dévalorisé et ainsi se dégrader avec le temps. Le discours de l’autorité publique et des médias est ici un élément essentiel de ces acceptions. Le dernier article de ce chapitre reprend cette idée en insistant sur l’utilisation en France de termes considérés comme péjoratifs (banlieue, cité) par la presse écrite lors de la campagne présidentielle de 2007.

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Snow Therapy

Snow Therapy (force majeure), Ruben Östlund

Snow Therapy (force majeure), Ruben Östlund


Comédie dramatique
Nationalités : Suède, Danemark, France, Norvège
Durée : 1h58
Sortie : 28 janvier 2015

Station désintégrée

Anti-panorama

Une station de sport d’hiver dans les Alpes françaises (en fait un aggloméré des Arcs et de la Plagne), l’espace-temps d’une catastrophe… celle de la virilité patriarcale et du couple. Voilà la fraîche idée du réalisateur suédois primé avec Snow Therapy dans la sélection cannoise  Un certain regard. Tout en installant caméra et scénario en haute-altitude, Ruben Östlund s’inscrit en terrain ciné géographique assez bien damé. Dans la veine tragi-comique travaillée par Jacques Tati notamment, son regard cynique se nourrit d’un malaise du lieu, figuré comme contexte inhabitable et matière à rire ou à sourire. On pourrait ainsi, à partir de « Tati, théoricien de l’urbain » établir une généalogie des lieux de la modernité envisagés depuis par les cinéastes comme des lieux de crises existentielles, rappelant de manière plus au moins éloignée celles d’ « Hulot habitant » (1): les suburbs, les aéroports, les parcs d’attraction, les malls (liste non exhaustive) dessinent un récurent aggiornamento du désir géographique au cinéma, une inversion de sens des configurations d’habiter. En travaillant les failles séparant le rêve d’une géographie planifiée, réglée et les problématiques appropriations existentielles, ces dispositifs jouent de l’opposition relevée par Michel de Certeau entre le point de vue surplombant et techniciste (celui des aménageurs) et son inadéquation avec les pratiques d’en «bas » (2).

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La Normandie d’Annie Ernaux

La Normandie d’Annie Ernaux

Même si le dernier livre d’Annie Ernaux a pour titre Le vrai lieu (Gallimard, 2014), le lecteur géographe de cet écrivain n’est sans doute pas le mieux placé pour appréhender une œuvre qui, pour l’essentiel, instaure un jeu de regards des classes sociales les unes sur les autres. Pourtant, l’espace joue un rôle important dans cette œuvre qui n’entend pas saisir la particularité d’une expérience mais, au contraire, sa « généralité indicible ».

Après trois livres d’inspiration autobiographique, Annie Ernaux publie en 1984 La place, un récit qui marque une rupture essentielle dans son travail d’écriture. Dans cette œuvre sur le père, l’écrivain jette le masque de l’affabulation romanesque pour partir à la recherche d’une vérité objective, plus précisément pour mettre en évidence les signes d’une réalité familiale. Et pour cela, les lieux et l’espace participent à la compréhension de la quête.

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 La campagne cauchoise

Dans La place, la campagne constitue la terre des origines, celle de la famille paternelle.

« L’histoire commence quelques mois avant le vingtième siècle, dans un village du pays de Caux, à vingt-cinq kilomètres de la mer. (…) Mon grand-père travaillait donc dans une ferme comme charretier. (…) Comme les autres femmes du village, elle (ma grand-mère) tissait chez elle pour le compte d’une fabrique de Rouen (…) »

Jamais décrit pour lui-même, l’espace n’intervient que dans la mesure où il influe sur les personnages. Le père a vécu dans une famille de paysans pauvres pour qui l’environnement rural est avant tout celui du travail et d’une existence difficile. La nature n’a rien de bucolique, il faut la dompter et l’exploiter pour survivre.

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Syriza, la crise grecque et la géographie

Ainsi donc, la Grèce a vécu le 25 janvier 2015 un dimanche électoral de folie : plus de 800 correspondants de presse du monde entier pour assister à la victoire de la Coordination de la Gauche Radicale, dite en grec Syriza. Attention portée à la Grèce, mais aussi crainte (ou espoir) d’une contagion à l’ensemble de l’Europe.

Les outils classiques du géographe (l’analyse de la différenciation spatiale) sont-ils adaptés et efficaces pour rendre compte de la crise et de la réponse du corps électoral ?

Un « tag » sur un mur à Volos : « Je n’ai pas de rêve , je vis le moment présent »

Un « tag » sur un mur à Volos : « Je n’ai pas de rêve , je vis le moment présent »

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