par
Catherine Didier-Fèvre
Café de Flore (Paris 6e), le 29 janvier 2019
Depuis sa thèse soutenue en septembre 2015 à l’Université Paris-Ouest Nanterre, Catherine Didier-Fèvre a quitté son terrain de recherche et d’enseignement à Sens (Yonne) pour Lyon, où elle continue de s’adonner à deux activités en lien avec la géographie : transmission, d’une part, puisqu’elle continue d’enseigner en CPGE Littéraires et vulgarisation, d’autre part. Elle est en effet fidèle aux Cafés géographiques où elle intervient ce 29 janvier 2019 pour une deuxième fois cette année, après un passage par les Cafés géographiques de Lyon en septembre 2018 consacré au thème de la culture dans ces espaces. Si les deux intitulés des Cafés (Se cultiver dans les espaces périurbains : une mission impossible ?, Être jeune et périurbain : la double peine ?) peuvent laisser à penser le périurbain comme un espace en négatif, l’approche de celui-ci par les jeunes habitants montre une vision positive faite de pragmatisme et de débrouille.
Nous rédigeons ce compte rendu dans un contexte singulièrement différent – comme une partition entre un avant et un après – qu’il convient de prendre en considération, comme l’a fait Denis Wolff en introduisant ce Café par l’entrée des Gilets jaunes : « A l’heure où les « gilets jaunes » occupent nombre de ronds-points dans les espaces périurbains (caractérisés par un tissu lâche, des discontinuités et une offre limitée de transports en commun), quelles sont les mobilités des adolescents vivant dans ces espaces ? Cette question est cruciale à cet âge car, pouvoir se déplacer seul, explorer de nouveaux lieux à l’abri des regards parentaux et en compagnie de ses pairs, c’est devenir autonome. Ces jeunes seraient-ils victimes d’une double peine liée à leur âge et à leur lieu de résidence ? Sont-ils de futurs « gilets jaunes » ? »
Il est vrai qu’au 30 novembre 2018, lorsque les grandes portes des lycées de Paris se barricadaient ou s’enflammaient en guise de riposte face aux « réformes Blanquer », les médias faisaient remonter des régions des mobilisations. Les syndicats lycéens notèrent eux-mêmes que la spatialité du mouvement était inhabituelle : des élèves d’établissements ruraux ou périurbains y avaient pris part et bloqué les leurs. Les lycées, où Catherine Didier-Fèvre avait enquêté, n’y ont pas échappé. Elle dresse pourtant le portrait d’une jeunesse plutôt heureuse, heureuse de voir sa géographie s’élargir, heureuse au point d’y vouloir faire sa vie, le modèle du pavillon avec jardin haut brandi. L’obtention du permis de conduire, fièrement affichée sur les réseaux sociaux numériques, est le premier passeport vers cette vie autonome rêvée, concomitante avec le passage du cap des dix-huit ans, dûment fêté à la salle des fêtes du village, dont Catherine Didier-Fèvre parle comme d’un rituel culturel propre, dans lesquels les familles investissent leurs économies pour voir leurs filles et fils en belles tenues au soir de leur majorité partager une pièce montée.
Des âges et des espaces : la mobilité dans le temps et dans l’espace de vie des périurbains franciliens
Catherine Didier-Fèvre a mené l’enquête à partir de trois sites : Sens, Montereau-Fault-Yonne et La-Queue-les-Yvelines. Des entretiens semi-directifs et un travail de photographie réalisé par les élèves de ses classes du lycée de Sens nourrissent également les analyses présentées dans sa thèse. Elle décrit ces environnements comme différents du point de vue des dynamiques spatiales, avec un point commun toutefois : celui d’un front de périurbanisation avançant. Cela n’est pas sans conséquences sur les mobilités des jeunes, qui pratiquent, pour ainsi dire, un certain « bricolage » pour parvenir à leurs fins, quelle qu’elles soient.
Il faut cependant considérer une autre échelle : le village périurbain. Ce dernier est central dans la géographie de l’enfant, qui s’y rend à l’école, qui y voit ses camarades, qui y pratique des activités, via des mobilités, accompagnées ou non. À l’adolescence, notamment au moment de l’entrée au lycée, tout change – l’échelle change. Le lycée se situe dans le pôle urbain, dont l’accès dépend d’un bus. La marge de manœuvre du jeune change donc avec l’échelle : il détient un panel de libertés plus large, une indépendance plus grande vis-à-vis de ses parents grâce au bus et à l’éloignement qu’il produit. Le temps du week-end et des vacances, les jeunes misent sur leur inventivité pour rester mobiles : en empruntant les transports en commun pour se rendre à Paris, par exemple.
Un dernier âge intéresse Catherine Didier-Fèvre : le troisième âge, où se mettent en place de nombreux bricolages pour parvenir, comme à l’adolescence, à ses fins de mobilité (ajustements pour éviter l’heure de pointe, conservation de la même voiture par habitude).
Espaces et profils mobilitaires : vers une typologie des mobilités
L’intervenante distingue des figures de mobilité chez les jeunes selon le type d’espace habité : à l’Ouest, où la périurbanisation est ancienne et le territoire bien maillé par les transports en commun, il existe des habitudes de mobilité ville-campagne permettant de cultiver le contraste entre les deux univers dont on apprécie, dans l’espace habité, l’hybridation. À l’Est, cependant, où la périurbanisation est plus récente, se note au moins trois comportements différents : les plus anciennement installés, les plus attachés affectivement à cet espace, qui ont développé un réseau de sociabilité parental, de voisinage, de village ; les néo-ruraux, qui y ont trouvé quelque chose d’intéressant à faire ; et enfin, ceux que Catherine Didier-Fèvre nomme les « nostalgiques », récemment arrivés de la ville et malheureux de manquer d’activité dans leur nouvel espace de vie. Ces trois modèles évoluent davantage vers l’automobilité, et il n’est pas rare de voir, devant des petits pavillons, jusqu’à trois voitures. Le permis, on l’a vu, demeure un objectif social distinctif, dûment fêté – un capital, car la promesse de l’augmentation du capital mobilité.
Partir ou rester ? Mobilités spatiale et sociale en milieu périurbain
Catherine Didier-Fèvre change d’échelle de temps pour passer au temps long. Il s’avère en effet que la plupart des jeunes tiennent à rester périurbains une fois adultes, avec, en tête, l’image de la maison du bonheur, une chambre par enfant. Cela se traduit sur les ambitions de faire des études, souvent limitées, de nouveau en termes d’échelle, à la deuxième année après le bac, ou au lycée voisin offrant le premier BTS afin de ne pas charger financièrement les parents (le remboursement d’un prêt immobilier grève le budget familial). Aussi la plupart des jeunes périurbains quittent le système scolaire et/ou universitaire sans autre qualification que le bac. La question de l’emploi reste donc vivace, notamment pour la partie francilienne, active, comme mentionné au début, sur le front des révoltes associées aux Gilets jaunes.
Nous aurons apprécié ce café révélant la posture « dégagée » (1) de l’intervenante vis-à-vis de ses objets à l’actualité presque agressive. Elle a cordialement répondu aux questions de la salle que nous reproduisons dès lors qu’elles n’ont pas été déjà soulevées dans le compte-rendu :
Q : Vous avez été démarchée par un journaliste de Télérama en 2014, expérience que vous décrivez comme perturbante. Pourquoi ?
R : J’ai servi d’intermédiaire entre le journaliste qui souhaitait travailler sur les jeunes en milieu périurbain et ces jeunes. Mais certains élèves interviewés ont eu du mal à gérer la publication, le rapport au média, la découverte de la célébrité, d’une part parce que l’article est finalement paru avec la photo des élèves et les noms affichés tels quels, sans modification, et d’autre part parce que cela a créé des tensions au sein de la communauté lycéenne.
Q : Quels sont les revenus moyens des personnes interrogées ?
R : Je n’ai posé qu’une seule question sur les parents lors des entretiens avec les jeunes : leur métier. Je n’ai pas posé de question aux parents, même si ce fut envisagé. Certaines réponses de leur part furent biaisées : Papa est chef d’entreprise, oui, mais au chômage. J’ai aussi vu dans les statistiques des lycées qu’il y avait un faible taux de boursiers chez les élèves vivant dans des communes périurbaines.
Q : N’est-il pas coûteux de s’occuper en dehors des heures de cours ?
R : Pas tant que cela ! Il existe une appropriation des espaces publics et privés que sont les cafés, dont les patrons sont relativement flexibles quant à la consommation de chacun : un café pour cinq suffit. Aussi, la question des moyens financiers n’est pas centrale, d’autant que dans les dents creuses qui séparaient les « nouveaux lycées », construits au milieu de nulle part, du bâti existant, des centres commerciaux ont poussé, avec leur lot de boulangeries et de kebabs. Au pire, les élèves vont au centre commercial « stationner », quitte à être qualifiés de « nuisibles » par les propriétaires des commerces qui s’en plaignent et usent de moyens divers pour les dissuader de s’installer, en balançant des seaux d’eau de javel sur les trottoirs le cas échéant.
Q : De quoi le vote FN/RN dans le périurbain de Sens est-il le signe ?
R : Un maire d’une commune de cet espace s’en lamente. Il est à la tête d’une municipalité dynamique, qui s’investit financièrement, qui a lancé un pôle de santé pour pallier le départ des médecins et en salarie de nouveaux à hauteur de 6000€ par mois, organise des fêtes… bref, il ne trouve pas d’explication.
Q : À quel type de jeunes s’adressaient principalement vos enquêtes ? Avez-vous des indicateurs socio-économiques ?
R : Je n’ai pas interrogé les parents. J’ai simplement eu accès aux statistiques des lycées, notamment en ce qui concerne les profils boursier/non-boursier des jeunes. Mes enquêtes ne prenaient donc en compte que des jeunes scolarisés, issus de catégories socio-professionnelles plutôt aisées (dans l’Ouest francilien) et de classes moyennes (dans l’Est francilien) d’après les statistiques des lycées qui n’affichaient qu’un faible taux d’élèves boursiers, et les enfants qui décrivaient leurs parents comme propriétaires de maisons et de plusieurs voitures. J’ai exclu, pour des raisons méthodologiques les filles-mères et les jeunes déscolarisé.e.s, ainsi que les internes sans mobilité quotidienne.
Q : Avez-vous observé des différences entre les jeunes filles et les jeunes garçons dans les potentialités de mobilités sociales et spatiales ?
R : Non, ce ne fut pas très net. Les filles, contrairement aux préjugés, peuvent avoir des comportements très transgressifs ! La mobilité des deux roues, qu’on réserve souvent aux garçons dans les représentations, se raréfie et est dominée par celle des jeunes apprentis. Peu de mobilité autonome, en somme : on préfère « se débrouiller pour »… quitte à faire des choses dangereuses, comme du stop nocturne ou du covoiturage hasardeux.
Q : Quid des différences majeurs/mineurs ?
R : Il suffit de ne pas dire son âge ! Beaucoup de libertés sont données très tôt, dès 14 ans. Le seuil des 18 ans se résume à un « je vais pouvoir ». Le reste est déjà expérimenté.
Q : Y-a-t-il un sentiment d’abandon des services publics, ou pas ?
R : Oui, car il y a en effet une réduction des créneaux horaires. La ville se situe à 20km : il est encore envisageable d’y aller. Quand un transport à la demande est mis en place, il l’est mais avec des horaires contraints, semblables à ceux du car scolaire. La seule chose qui change : ce service est accessible à tous alors que le car est accessible seulement aux scolaires.
Q : Les enfants d’immigrés donnent-ils des réponses différentes ?
R : Cela n’est pas significatif. À part l’une d’eux qui décrivait sa maison comme ne se situant « pas dans le lotissement des noirs », stigmatisés autant que les Maghrébins.
Q : Y-a-t-il des perspectives d’emploi pour les BTS dans ces régions ?
R : Le travail n’est pas forcément qualifié, mais oui ! Ces espaces n’affichent pas de forts taux de chômage. Le service et la production agroalimentaire à la chaîne, la logistique (pièces détachées), font la plupart de l’emploi.
Mélanie Le Guen
Compte rendu relu et amendé par Catherine Didier-Fèvre et Denis Wolff
(1) L’expression est due à Lionel Laslaz (2016).