Compte rendu du Café Géographique du 13 octobre 2015 à Paris (Café de Flore), avec Pauline Guinard (MCF ENS Ulm, UMR Lavue-Mosaïques, UMR IHMC (associée)) et Bénédicte Tratnjek (doctorante en géographie). Animation Judicaëlle Dietrich et Michel Sivignon

Michel Sivignon rappelle dans un premier temps que les émotions ont longtemps été ignorées en géographie, parce que contraires à une vision objective et scientifique. Aujourd’hui, il existe un retour aux émotions, pas seulement dans le discours des sciences sociales, mais dans le vocabulaire quotidien Il donne des exemples comme le service Internet payant Canalplay qui fait sa publicité grâce au slogan : « des émotions à la demande » ou du magazine Elle qui titrait il y a peu : « Ne gardons que les émotions positives ». Il termine en affirmant que les émotions appartiennent à tout le monde.

Judicaëlle Dietrich explique rapidement la raison de l’invitation de Pauline Guinard et Bénédicte Tratnjek. Elle est en effet à l’initiative de ce café et du choix de cette thématique qui l’intéressait : « comment prendre en compte les émotions dans le fait de faire de la géographie ? ». Elle s’est donc intéressée au séminaire organisé à l’ENS Ulm par les deux intervenantes. Ce séminaire Géographie des émotions a accueilli lors de sa première année d’existence des chercheur.e.s spécialistes de ces questions comme pour n’en citer que quelques-un.e.s : Elise Olmedo, Anne Volvey et Jean-François Staszak. Parallèlement à ce séminaire, les intervenantes ont lancé un appel à articles sur la même thématique dans la revue Carnets de Géographes qui devrait sortir en 2016. Après avoir présenté les intervenantes, Judicaëlle Dietrich leur a demandé comment elles en étaient venues à réfléchir sur la géographie des émotions.

Pauline Guinard s’est intéressée à la question des émotions à partir de son terrain de thèse, Johannesburg, où elle a travaillé sur l’art dans les espaces publics et plus précisément sur ce que l’art peut faire à ces espaces (en termes de publicisation, de privatisation, etc.). Elle poursuit : « Quand on est une jeune fille blanche à Johannesburg, il arrive qu’on ait peur, notamment lorsque l’on fréquente le centre-ville de Johannesburg, en particulier la nuit. J’ai ainsi eu peur à plusieurs reprises, ce qui a parfois contraint mes déplacements et mes pratiques dans la ville ». Elle rappelle alors qu’une des questions qui revient le plus souvent dans les échanges ordinaires à Johannesburg est : « Is it safe ? » (« Est-ce sûr ? »). Elle a pris conscience que cette peur des usagers de la ville relevait en fait d’une intériorisation des normes sur ce qui est perçu comme sûr et ce qui ne l’est pas à Johannesburg. Elle voulait insister sur « cette peur, dont j’ai réussi partiellement à m’affranchir et avec laquelle j’ai fait mon terrain ». Pourtant, elle explique qu’il n’y a rarement de la place pour ce type de considération dans la recherche. Elle a donc fait un chapitre 0 dans sa thèse (Guinard, 2012), pour analyser la façon dont la peur (la sienne et celle des autres) avait contribué à façonner sa recherche, en l’incitant notamment à renoncer à étudier certains espaces-temps de la ville, à l’image des espaces publics du centre-ville la nuit. Puis elle explique que, pour poursuivre ce type de démarche réflexive et continuer sa réflexion sur la place des émotions en géographie, elle en a d’abord fait un cours. C’est dans ce cadre qu’elle a découvert l’article de Bénédicte Tratnjek sur les viols de guerre (2012). Elles se sont rencontrées et ont décidé de promouvoir ce débat dans la géographie française sous la forme d’un numéro spécial de revue, mais aussi d’un séminaire de recherche, organisé à l’ENS depuis 20151. Barbara Morovich et Pauline Desgrandchamps sont ainsi venues parler de la notion de quartiers sensibles et de la possibilité d’aborder les émotions par le son, Jean-François Staszak a analysé la place des émotions qu’il a appelées « post-coloniales » dans le cinéma, etc.

Bénédicte Tratnjek revient sur la raison pour laquelle elle s’est questionnée sur ses émotions sur le terrain. En entamant un travail de terrain sur la question des villes en guerre, la question de la peur est inhérente à la préparation du terrain (tant du point de vue de l’expérience personnelle que des prismes que la peur peut insérer dans les résultats), et est fort documentée, notamment en sociologie et en anthropologie. Néanmoins, elle précise que la peur n’est pas la seule émotion présente sur le terrain : « Peut-être étais-je plus préparée à la peur qu’à intégrer d’autres types d’émotions : le soulagement, l’angoisse, la joie des rencontres ». Ceci dit, elle s’était davantage préparée à ressentir une émotion, la peur : sa propre peur mais aussi celle des autres pour comprendre ce que peut faire la peur sur la manière de faire de la recherche. Par les entretiens menés sur ses terrains, elle était aussi intéressée par la manière dont les jeunes femmes violées pratiquaient la ville et comment certains espaces étaient contournés, devenus des espaces interdits pour ces femmes victimes de ces violences de guerre. Au départ, elle pensait que les émotions des chercheur.e.s pouvaient être un biais, plus de l’ordre de la passion. « Comment en faire quelque chose dans la recherche ? Comment faire quand on n’est pas outillé » méthodologiquement et théoriquement ? Son intérêt pour les émotions a été renforcé par une rencontre au détour d’un hasard : travaillant sur la ville de Mitrovica, elle lisait Michel Roux, un géographe spécialiste de la Yougoslavie, qui a fait une très belle thèse sur les Albanais de Yougoslavie (avant l’éclatement de cet État), et a ainsi croisé « l’autre » Michel Roux, un géographe qui a questionné les « espaces de la nostalgie ». Ses travaux ont porté sur les liens entre imaginaire, représentations et mythes, tout d’abord concernant Le désert de sable. Le Sahara dans l’imaginaire des Français (1900-1994) (1996) puis L’imaginaire marin des Français. Mythe et géographie de la mer (1997). Michel Roux a proposé dans un ouvrage-synthèse (où il questionne en creux d’autres imaginaires tels que celui de la forêt) les liens entre imaginaire, représentations, mythes et émotions, dans Géographie et complexité. Les espaces de la nostalgie (1999). Néanmoins, la définition même des « espaces de la nostalgie » reste toujours à préciser, à la lecture de ces ouvrages. Après un article sur la peur telle qu’elle produit des spatialités pour les victimes de vols de guerre, par-delà le temps des combats, et telle qu’elle s’inscrit durablement dans les pratiques spatiales, Pauline Guinard l’a contactée pour ce beau projet qu’est de travailler sur la géographie des émotions, au pluriel, dans leur diversité. Cela fait trois ans qu’elles y réfléchissent. Les travaux sur la question émergent, mais contrairement à la géographie anglophone, ils sont plus dispersés. Par exemple, Philippe Gervais-Lambony (2012) a utilisé le concept de nostalgie, comme « sentiment géographique » qu’il faut mobiliser.

Judicaëlle Dietrich : « vous avez donné plusieurs exemples d’émotions mais de quoi on parle quand on parle d’émotions, de sentiments, d’affect ? Comment faites-vous la différence et pourquoi avez-vous précisément choisi ce terme ? »

Pauline Guinard explique qu’elles sont toutes les deux parties de la peur mais qu’elles voulaient aller au-delà de cette émotion et d’une étude segmentée des différentes émotions. Si l’on s’en réfère à la littérature (Slepoj, 1997), le sentiment apparaît comme plus individuel. L’amour par exemple serait du côté du sentiment. Une émotion, quant à elle, est potentiellement collective. Elle peut même se diffuser dans l’espace. La première acception du terme d’émotions dans le Petit Robert insiste sur la dimension collective des émotions. Les émotions sont aussi liées à l’imaginaire et aux images. Gilian Rose (2007) a notamment évoqué ce potentiel des images à restituer et susciter des émotions. Plusieurs questions sont ainsi à regarder avec attention : « Dans quelle mesure les émotions sont-elles produites par des images ? Comment les émotions liées à des lieux se diffusent, se transforment ? ».

Elle revient ensuite sur les attentats de Charlie Hebdo : « on a été rattrapé par les émotions. Au début du séminaire, en janvier 2015, les manifestants brandissaient des pancartes avec pour slogan : « Même pas peur » ».

Elle évoque enfin la théorie des affects de Nigel Thrift (2004) en précisant qu’elle concerne surtout la question du ressenti. Or, les émotions sont à la fois perçues, senties, ressenties et liées à l’imaginaire, et sont sans doute en cela plus riches à étudier pour le géographe que les affects.

Elle précise que c’est une lecture des émotions que Bénédicte et elle-même proposent mais qui est ouverte à la discussion et au débat. Bénédicte Tratnjek précise que dans le numéro des Carnets de Géographes, certain.e.s auteur.e.s n’utilisent pas les mêmes acceptions des termes. Pour les intervenantes, les émotions partent de l’individu pour aller vers le collectif. Bénédicte Tratnjek explique qu’avec Pauline Guinard, elles ont regardé plusieurs dictionnaires généralistes (Petit Robert, Larousse) mais aussi des dictionnaires de géographie où il n’était fait aucune mention des émotions. Seul le dictionnaire de Lévy et Lussault précisait la définition d’« affectif » opposé au « cognitif ». Pour la 2e édition du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Jacques Lévy et Michel Lussault ont voulu ajouter l’entrée « émotion » mais ils n’ont pas trouvé d’auteur.e. Pourtant, on voit le terme de plus en plus apparaître dans les publications scientifiques. Les intervenantes pensent qu’il existe désormais une véritable légitimité à parler des émotions en géographie. Elles utilisent l’exemple du traitement et de l’analyse des émotions dans les stades de foot. La revue Terrains a également publié un numéro sur les émotions (1994), la peur (2004) et la nostalgie (2015). La revue Urbanités en publie un sur les plaisirs urbains (2014). C’est un champ de recherche qui s’affirme, notamment en histoire, en sociologie et en anthropologie, mais aussi en géographie (et pas seulement anglophone).

Elle montre ensuite comment les personnalités politiques sont de plus en plus amenées à réagir par rapport aux émotions en racontant une anecdote à propos de l’injonction faite aux candidates principales à la mairie de Paris lors des élections municipales en 2014 pour se positionner par rapport au bruit la nuit dans le Marais. Anne Hidalgo (PS) et Nathalie Kosciusko-Morizet (UMP) étaient ainsi amenées, par le débat public, à se positionner sur le « bon usage » de l’espace nocturne dans ce quartier : pour certains électeurs potentiels, la géographie de la fête nocturne dessinait une géographie du bruit perçu comme « mauvais usage » de l’espace, et était source de colère, voire de peur et de rejet concernant certains usagers nocturnes. Pour d’autres, cette même géographie du bruit participe de la vie et de l’identité d’un quartier lié aux plaisirs urbains. Les deux candidates n’ont finalement pas pris de position ferme entre nuisance et identité du quartier.

Michel Sivignon : « Il faut choisir entre ces mots qu’utilisent les spécialistes, ce qui nous convient ». « Il y a une ambigüité : parlez-vous de vos émotions de chercheurs ? Ou bien des émotions que montrent ceux qui sont l’objet de la recherche ? Il n’existe pas de travail sur le terrain sans émotions mais doit-on les considérer comme faisant partie de l’objet ou faut-il les éliminer en gommant les émotions du discours ? S’agit-il de vos émotions, mais de quelle manière les mesurer, quelle lecture géographique on peut en faire ? Existe-t-il des espaces destinés à condenser les émotions ? S’agit-il au contraire des émotions de ceux qui sont l’objet de la recherche ? Comment entre-t-on dans les émotions des autres ? Avez-vous les outils pour en faire un discours scientifiquement acceptable ? »

Bénédicte Tratnjek répond qu’il existe effectivement deux axes différents : les émotions en géographie questionnent tout autant les émotions du géographe (et donc sa manière de travailler avec ses émotions) et les émotions des usagers de l’espace de l’enquête (et donc la manière de travailler sur les émotions des autres). Pour la deuxième année du séminaire Géographie des émotions qui a lieu à l’ENS-Ulm, plusieurs intervenants vont s’intéresser plus précisément aux émotions du géographe : est-ce un biais méthodologique et comment travailler dessus ? Peut-on s’extraire de ses émotions ? Est-ce que c’est une bonne chose ? Comment prendre en compte ce qui relève des émotions personnelles du chercheur dans l’analyse, pour ne pas les occulter, comme si le chercheur pouvait être « hors-sol » pendant son travail de terrain ? Comment rédiger avec les émotions ?

Pauline Guinard n’est pas d’accord pour parler de biais méthodologique. Il lui semblait que ce qui était particulièrement intéressant quant aux émotions qu’elle a pu ressentir en tant que chercheuse à Johannesburg, c’est que ces émotions étaient aussi ressenties par d’autres. Ce qui serait en jeu à travers la question des émotions serait donc plus fondamentalement notre rapport au monde (Straus, 1989), ce qui nous relie les uns les autres et ce qui nous relie à l’espace. Reste à savoir comment analyser en géographie ses émotions et celles des autres.

Bénédicte Tratnjek explique que différentes méthodologies sont ouvertes. Sur ses terrains, elle ne maîtrisait pas toutes les langues des habitants (parfois plusieurs langues dans une même ville). Elle a eu recours au parcours commenté en demandant aux personnes de mettre des couleurs sur ce qu’elles ressentaient. C’était une manière d’interroger l’espace vécu. Elle travaillait avec les enquêté.e.s sur la légende : le rouge pour la peur ou le vert pour signifier des espaces rassurants, des espaces liés à l’optimisme (comme pour certains enquêtés, les espaces domestiques, mais ce n’était pas une généralité). Les quartiers (non au sens de leur découpage administratif, mais selon l’appropriation qu’en ont les habitants) apparaissaient pour certains comme des territoires du « Nous » auquel se référencent les habitants, et pour d’autres comme des territoires du danger. Par-delà les mots et les surinterprétations que l’on peut en faire, les couleurs dessinaient une géographie des émotions dans l’espace de vie. Elle laissait la possibilité aux personnes de choisir leurs couleurs. Beaucoup de méthodologies de recherche prennent en compte les émotions sans forcément s’identifier au champ de la géographie des émotions, comme par exemple l’usage de photographies faites par les interrogés ou de parcours commentés. Elle a fait un poster pour une journée doctorale dans lequel elle avait mis sa rencontre avec ses émotions, telle qu’elle l’a amené à se questionner sur les émotions des autres. Les explorations méthodologiques sont nombreuses pour prendre en compte les émotions et en rendre compte. Par exemple, Elise Olmedo a créé sa carte sensible en tissu avec ses enquêté.e.s qui ont cousu et choisi les tissus dont les couleurs et les textures avaient un sens pour ces femmes d’un quartier défavorisé de Marrakech.

Judicaëlle Dietrich donne également l’exemple des cartographies traverses proposées par Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary.

Pauline Guinard reprend en précisant que la géographie des émotions peut aussi s’appuyer sur la traduction spatiale des émotions Par exemple, les murs ou les vidéosurveillances sont des traductions spatiales de la peur du danger et de l’autre. Elle reprend ensuite la thèse de l’ouvrage collectif Emotional Geographies (Davidson et al., 2007) selon lequel l’émotion est un prisme. Cet ouvrage insiste sur la compréhension de la dimension émotionnelle de notre rapport aux lieux. Yi Fu Tuan a par exemple abordé l’espace de la forêt par l’intermédiaire de l’émotion qu’est la peur en montrant comment cette association entre un espace et une émotion était construite dans les sociétés occidentales, notamment via les contes pour enfants. Tous nos rapports aux lieux et aux espaces sont en rapport avec nos émotions. On pourrait ainsi distinguer trois angles d’étude des émotions en géographie :

  • une étude des émotions des géographes, qui appréhenderait les émotions d’un point de vue réflexif ;

  • une géographie des émotions, qui ferait des émotions et de leurs traductions spatiales des objets de recherche ;

  • une géographie émotionnelle, qui s’attacherait à la dimension proprement émotionnelle de nos rapports aux lieux et à l’espace.

Il n’en reste pas moins qu’il existe une difficulté méthodologique en vue d’une étude des émotions, en particulier ordinaires. Comment les saisir en vue de les analyser ?

Judicaëlle Dietrich rappelle qu’il existe beaucoup de choses sur les méthodes et sur sa restitution dans l’écriture géographique. Il est désormais important de se demander ce que la géographie peut apporter pour comprendre ces émotions ?

Pauline Guinard rappelle qu’il existe beaucoup de publications scientifiques qui abordent d’une façon ou d’une autre les émotions mais que celles-ci sont aussi mobilisées par les politiques autour des notions de vivre ensemble, de bien-être, etc. Les émotions sont ainsi t utilisées, voire instrumentalisées pour produire de l’espace. Elles ont donc une dimension politique forte.

Bénédicte Tratnjek précise que l’actualité avait d’ailleurs largement rattrapé leur projet en janvier. Depuis, la photographie d’un enfant dont on ne sait pas le prénom qui a échoué sur cette plage a également fait scandale en provoquant des réactions émotionnelles très fortes et plurielles dans l’opinion publique. Par ailleurs, après les attentats de Charlie Hebdo, la presse et les média ont utilisé le terme « émotions » un nombre incalculable de fois. Il s’est passé la même chose après la publication de la photographie de cet enfant mort noyé sur une plage. Les réactions affectives ont été très fortes même si les prises de position ont pu être différentes. Deux réactions émotionnelles se sont ensuite opposées selon la lecture produite par les émotions ressenties :

  • Une émotion liée au drame : « il faut prendre en compte l’arrivée de ces réfugié.e.s ».

  • Des réactions politiques qui ont manipulé ces émotions : «  Il y a une arrivée trop massive de réfugié.e.s qui expliquent précisément ce drame ». Les travaux sur les migrations montrent qu’il faut des ressources (financières, réseaux) pour pouvoir migrer.

  • Il existe aussi une manipulation du politique. On ne peut pas être tout à fait indifférent par rapport à cette photographie. Les médias ont souvent eu recours à des formules du type : « L’émotion est forte », sans préciser de quelle(s) émotion(s) il s’agissait.

Après les attentats contre Charlie Hebdo : plusieurs émotions sont aussi apparues simultanément. Les grandes manifestations se sont faites autour du slogan : « même pas peur », ce qui s’est traduit spatialement par des manifestations de grande ampleur, mais aussi un mécontentement du fait de la récupération par le politique de ces traductions spatiales d’une émotion collective.

La spatialisation des émotions montre comment, à un moment donné, il a été nécessaire pour des millions de personnes de sortir et de se montrer, ensemble, dans l’espace public pour manifester une émotion. Contrairement à la grève qui relève d’une manifestation d’un mécontentement salarial et/ou social, dans le cas des attentats contre Charlie Hebdo, le rassemblement est l’expression spatiale d’émotions. Se montrer dans l’espace public pour manifester n’est pas neutre : il s’agit de sortir de l’individuel pour aller vers du collectif, et de montrer ses émotions dans l’espace mais aussi par l’espace.

Pauline Guinard reprend l’exemple des attentats de Charlie Hebdo en montrant que cela a entraîné des réponses et manifestations spatiales diverses. La réponse officielle a été de renforcer le plan Vigipirate ce qui a eu pour conséquence de limiter les mobilités des usagers, notamment dans les espaces publics. Mais cela a aussi entraîné des réponses émotionnelles qui se sont faites indépendamment de toute prise en charge officielle : rassemblements spontanés (place de la République à Paris par exemple), marquages des espaces publics par des tags, graffitis, des pochoirs, etc. Les marquages n’ont d’ailleurs pas été les mêmes partout. Il y en a eu beaucoup dans le 11e arrondissement de Paris du fait de la proximité du lieu de l’attentat, alors que dans d’autres quartiers, comme Château-Rouge, ces marquages ont été quasiment absents. Par cet exemple, on voit comment les émotions peuvent se traduire de manière différenciée dans les espaces.

Bénédicte Tratnjek explique ensuite qu’en province le plan Vigipirate est beaucoup moins présent mais peut être aussi perçu comme une violence par l’espace. L’opération Sentinelle, en opérant une sélection de lieux « sensibles », rend visibles certains lieux, certains espaces, pour lesquels les usagers ne relevaient pas nécessairement de symbolique particulière avant la mise en place de cette opération. A l’entrée de la grande zone commerciale de Chambéry, un centre islamique est ainsi devenu « visible » par la présence de militaires positionnés pour le sécuriser. C’est la même chose à Aix les Bains où le quartier juif est délimité, et donc rendu visible, par l’opération Sentinelle. D’un espace « ordinaire », ces espaces deviennent des espaces vulnérables, des espaces menacés, voire peuvent devenir perçus comme des espaces menaçants, pour certains d’entre eux.

Daniel Oster remercie les intervenantes pour la présentation qui vient d’être faite. Il passe ensuite la parole à la salle pour les questions.

Une personne : Sarajevo a été abordé, or j’y ai été affecté comme militaire au moment de la guerre de Bosnie-Herzégovine. Que pensez-vous de la notion de kilomètre-émotion2 à laquelle nous recourions alors ? La notion de tectonique des émotions est également intéressante : « Dans un contexte de guerre, si vous mettez quelqu’un dans un sentiment de peur, la première chose qu’il va faire : il va tirer ».

Bénédicte Tratnjek répond à cette première interrogation en disant qu’en faisant son terrain de recherche, notamment à Sarajevo, elle ne peut pas ressentir les mêmes émotions que des militaires déployés en pleine guerre et agissant sous un mandat particulier. Elle a fait face à des situations de danger armé (notamment à Mitrovica, en se retrouvant en plein cœur d’un échange de tirs armés lors d’entretiens), mais sait que cette émotion n’est pas « interchangeable » avec celle d’un militaire qui est déployé dans le cadre d’un mandat. Mais la question qui lui semble pertinente est plutôt : est-ce que les émotions ont du sens dans l’espace ? Il ne faut pourtant pas réduire les villes en guerre, et plus généralement les territoires en guerre, à la seule peur. Elle donne l’exemple de Sarajevo où les émotions collectives de peur ont aussi créé une solidarité extraordinaire entre de nombreux habitants. Sur le terrain, le chercheur retrouve cette ambivalence : le même jour que celui de l’échange de tirs armés à Mitrovica a été marqué par d’autres émotions, comme le plaisir (non pas au moment même de l’échange des tirs, évidemment, mais plus tard dans la journée) certainement amplifié par la situation de peur plus tôt dans la journée.

Pour Pauline Guinard, la peur a tendance à occulter toutes les autres émotions comme le plaisir ou la joie qui peuvent être là au même moment. Les émotions sont donc le plus souvent imbriquées, superposées, mélangées. Mais, certaines émotions sont plus ordinaires, et par là même aussi plus difficilement saisissables. Des tentatives ont été faites pour essayer d’analyser les émotions dans leur multiplicité ou leur ordinarité au moyen de cartes mentales, ou de cartes sensibles. L’observation peut aussi être une méthode intéressante, en ce qu’elle peut permettre de saisir la façon dont les émotions façonnent aussi les corps (le repli sur soi en cas de peur, ou au contraire l’ouverture en cas de joie).

Daniel Oster émet un jugement sur l’évolution de la géographie : « Je me disais que la géographie a beaucoup évolué… Avec retard peut-être. Il y a 30 ans on n’imaginait pas ça. La géographie aborde pratiquement tous les domaines. Cela dit, pour certains géographes traditionalistes, consacrer un FIG à l’imaginaire c’était un peu n’importe quoi. La géographie des émotions, moi, je trouve que c’était une très bonne idée. » Il poursuit en demandant quelles seront les conséquences géographiques importantes suite à la diffusion de la photographie du « petit kurde ». Cela va-t-il contribuer à l’ouverture des frontières ? Les arguments lui paraissent en tout cas plus convaincants quant à l’analyse des émotions des géographes et à la réflexion sur la manière de les intégrer à la pensée géographique.

Bénédicte Tratnjek répond sur l’éventualité d’une ouverture des frontières suite à la diffusion de la photographie. Elle explique qu’il faut modérer ces propos car deux interprétations opposées du drame existent dans les pays européens : cette photographie a pu aussi être une justification de la fermeture des frontières (ou plutôt du renforcement de cette fermeture). Dans ce cas précis, on voit que les émotions convoquées par le politique et dans la politique deviennent des justifications pour des actions (comme Vigipirate ou la fermeture des frontières) qui reposent sur des usages de l’espace.

Rachele Borghi prend la parole pour rappeler que la géographie féministe a beaucoup parlé des émotions et des affects depuis les années 1970. Il ne faut pas oublier leur travail précurseur. Par ailleurs, elle remercie les intervenantes car elles ont permis de faire sortir le terme « émotion ». Pour elle, la théorie des affects est également importante. Elle espère que leur travail notamment via le numéro de Carnets de Géographes permettra d’intégrer et surtout de légitimer cette dimension émotive dans le travail des chercheurs. Elle rappelle ensuite qu’elle est une géographe féministe et travaille dans le champ de la géographie des sexualités, ce qui la mène à poser la question suivante : « A partir des contributions reçues pour le numéro que vous êtes en train de faire, pensez-vous qu’il y a encore une certaine réticence à parler des émotions des chercheur.e.s et y a-t-il une hiérarchie des émotions ? Notamment la peur est-elle plus valorisée que le plaisir ?

Pauline Guinard répond que Liz Bondi (dans Davidson et al. 2007) a notamment mis en évidence la manière dont les géographes féministes avaient envisagé la question des émotions, tout en s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles les féministes n’étaient pas allées jusqu’au bout de cette démarche en prenant en charge cette question (est notamment évoquée la peur d’une certaine perte de légitimité ou bien encore de paraître émotives). Pour le numéro Carnets de Géographes consacré aux émotions, elle indique qu’il n’y a d’ailleurs eu que peu de contributions évoquant l’expression des émotions des chercheur.e.s. Quant à la hiérarchie des émotions, elle indique que ce qui l’intrigue le plus c’est la capacité de certaines émotions (telles que la peur) à prendre le pas sur les autres, à les occulter.

Bénédicte Tratnjek poursuit sur le fait que la peur a été beaucoup approchée, qu’il existe une importante bibliographie par le prisme de la peur du chercheur et la peur sur le terrain en tant qu’objet. Comme il existe plus d’outils et de références, cela engendre une plus grande légitimité alors que les plaisirs et les désirs sont sans doute considérés comme étant des émotions plus marginales. C’est pour cette raison qu’elles avaient proposé Géographies, géographes et émotion comme titre du numéro des Carnets de Géographes. Elles voulaient que tout le monde s’y sente à sa place. D’ailleurs beaucoup d’auteur.e.s viennent de la géographie de l’imaginaire, mais aussi des liens entre mémoire et émotions.

Une personne demande des précisions sur la différence qui peut être faite entre peur et angoisse.

Bénédicte Tratnjek rappelle que ce sont des objets en construction, et que les différents auteurs ont proposé des acceptions différentes de ces deux termes. Pour Pauline Guinard, on a peur de quelque chose ou de quelqu’un.e. La peur est incarnée (dans un temps ou un espace), contrairement à l’angoisse.

Judicaëlle Dietrich nous ramène aux émotions facilement oubliées : « Et la joie ? ».

Pauline Guinard répond qu’un certain nombre de contributions envoyées pour le numéro spécial des Carnets de géographe aborde des émotions plus « positives » comme la joie. Elle précise que l’ensemble des émotions peuvent se traduire corporellement : notre manière de nous tenir, nos déplacements ne sont pas les mêmes selon qu’on épreuve de la joie ou de la peur. Le rapport à l’espace (tel la perception de la distance) n’est pas le même non plus.

Judicaëlle Dietrich demande ensuite : « Quelles sont les émotions étudiées pour les articles dans les Carnets de Géographes ? »

Bénédicte Tratnjek répond que sur 25 propositions, il n’y en a finalement qu’une sur la peur. Elle précise que leur postulat de départ, à savoir que la peur était l’émotion dominante (parce que déjà légitimée par la bibliographie), était peut-être faux. Ou tout du moins, les chercheurs osent travailler sur des émotions plurielles (plusieurs émotions qui s’entremêlent) et des émotions plus diversifiées. Pauline Guinard explique qu’elles ont reçu beaucoup de propositions sur la nostalgie, l’émotion patrimoniale, les émotions esthétiques, l’ailleurs…

Michel Sivignon : « Je vois une coupure non pas entre deux géographies qui n’auraient plus rien à se dire mais en termes de méthodes. Les chapitres 0 existent depuis longtemps en géographie, Ça s’appelle les préfaces ». Il donne l’exemple d’Eugène Revert sur les Antilles et le cite : « J’ai passé ça à la toise académique mais comment parler de la violente amour que j’ai pour ces îles ». La coupure qu’il évoque est en lien avec la méthode.

Une autre personne présente dans la salle parle de ses balades et du fait qu’il n’avait jamais pensé aux émotions.

Yakham Diop, géographe enseignant à l’Université de Dakar se met ensuite à conter une traversée de la nuit à Dakar : « Les rues sont devenues sombres, aucune animation, les ombres des arbres touffues, j’avais presque peur. Tout d’un coup, je vois des silhouettes statiques, c’était des femmes, et j’ai compris ». Il explique que le centre-ville qui était autrefois sécurisé ne l’est plus.

Claire Brisson prend ensuite la parole pour exprimer son mécontentement : « J’étais très heureuse de venir ici. Je travaille sur le corps à la plage au Brésil. Ce soir je vais partir assez triste. On est resté sur cette approche assez spatialisée et spatialiste des émotions. On n’a pas travaillé la question de l’émotion des géographes. Vous avez l’air de penser qu’il faut trouver des méthodes (réponse à Michel Sivignon). Je pense que c’est un problème d’institution. Est-ce qu’on a le droit de le faire ? Les méthodes existent ! A Rio, la plage est extrêmement ségréguée. Par exemple, on ne va pas au Poste 8 parce qu’on a peur. Mais il y a aussi de la joie. Mais a-t-on vraiment le droit dans cette institution d’inventer d’autres manières de produire des savoirs ? L’espace n’est pas une mosaïque : ici il y a ça, ici autre chose. Vous ne pouvez pas spatialiser les émotions avec des frontières fixes. »

Pauline Guinard répond à Claire Brisson : « Je trouve que tu forces le trait notamment en disant que nous n’avons pas parlé des émotions des géographes, puisque cela a été – pour Bénédicte et moi-même – notre point de départ. Les émotions font partie à part entière du travail des géographes mais je pense qu’il faut élargir l’approche que l’on peut proposer des émotions, sans opposer une géographie à une autre. Comment saisir les émotions, non seulement les siennes, mais celles des autres ? Elise Olmedo étudie les potentialités des cartes sensibles (2015), dans lesquelles se superposent différentes émotions. Parler de mes émotions me permet de rendre de compte de mon terrain d’études et d’expliquer le contexte de production de mes recherches. C’est plus facile de le faire avec des émotions fortes. Mais comment se saisit-on de ses émotions dans toute leur complexité ? Quelle est en outre la temporalité des émotions ?

Bénédicte Tratnjek précise qu’au vu des questions elles ont moins évoqué, pendant la soirée, les émotions des géographes parce qu’elles ont voulu parler des émotions plurielles, comment les émotions peuvent s’inscrire dans l’espace, produire des réponses spatiales. Elle affirme que pour elles spatialiser, ce n’est certainement pas découper l’espace en petit morceaux. Mais elle ne pense pas que la question des émotions des géographes (et plus généralement du chercheur pour son travail de terrain) soit occultée dans le propos.

Une personne se demande si la géographie des émotions est majoritairement faite par des femmes.

Pauline Guinard répond que les féministes ont ouvert la voie et poursuit : « Je n’ai pas envie d’enfermer cette question dans un sujet de femmes ». Dans le numéro des Carnets de Géographes, au moins une dizaine d’articles ont été écrits par des hommes.

Bénédicte Tratnjek précise que la sociologie des émotions et l’histoire des émotions, qui sont anciennes, ont été faites par des hommes (à titre d’exemples, les historiens Lucien Febvre, Alain Corbin, et plus récemment Julien Bernard, etc.).

Pauline Guinard rappelle également que la géographie – et pas seulement celle qui étudie les émotions – est une discipline qui tend à se féminiser.

Une personne remet en doute la pertinence de la géographie des émotions en demandant ce que la géographie amènerait de plus que la sociologie des émotions. Il précise : « Est-ce que cela ne se fait pas au détriment de l’épistémologie de la géographie ? Est-ce qu’on n’est pas en train de se décentrer du cadre ? ». Il semble aussi que les émotions ne soient pas une recherche « utile » pour la géographie. On s’éloigne trop de la géographie de Vidal de la Blache qui était utile.

Bénédicte Tratnjek répond que ce n’est pas parce que la sociologie peut travailler sur des sujets qu’ils sont exclus pour les géographes. On ne regarde pas la même chose au départ : pour le géographe, l’espace est un point d’entrée majeur : que se passe-t-il dans l’espace ? Quelles manifestations spatiales, quelles traductions spatiales ont l’objet – ici les émotions – observé ? Concernant l’utilité/la non-utilité, elle affirme que la recherche n’a pas besoin d’être « utile tout le temps, ou tout du moins peut-on s’interroger sur cette « utilité ». Si on la restreint à une recherche « commercialisable », on peut avoir un objet de recherche « non utiles ». Travailler, par exemple, sur la géographie dans la bande dessinée lui a ouvert de nombreuses perspectives d’enseignement, mais aussi des réflexions pour sa recherche « utile ». L’utilité ne devrait pas être définie par le « commercialisable ».

Pour Pauline Guinard toutes les choses qu’elle étudie (art et émotions) sont liées. Finalement, des champs qu’elle pensait différents se rejoignent et s’éclairent l’un l’autre. Les émotions ont toujours été là.

Rebondissant sur l’allusion à une géographie qui n’est plus celle de Vidal de la Blache, Pauline Guinard suggère de précisément le (re)lire et de revenir justement à Vidal qui évoquait déjà d’une certaine façon la question des émotions.

Claire Brisson s’adresse à la personne qui a posé la question de la légitimité de la géographie des émotions : « Vous avez dit : où est la géographie dans ce que vous dites ? » C’est précisément ce type de discours que j’ai dénoncé.

Michel Sivignon parle pour conclure d’une « géographie des émotions en train de se faire » en sous-entendant qu’elle n’est pas encore constituée et que, dans le même temps la prise en compte des émotions existe dans l’approche classique de la géographie que ce soit celle de Vidal ou dans l’œuvre littéraire du géographe que fut aussi Julien Gracq Les intervenantes sont remerciées pour « leur dynamisme ».et pour la façon convaincante dont elles ont présenté une direction nouvelle de la géographie.

Pour aller plus loin :

Davidson, Joyce, L Bondi, and Mick Smith. 2007. Emotional Geographies. Aldershot-Ashgate.

Gervais-Lambony, Philippe, 2012, « Nostalgies citadines en Afrique du Sud », EspacesTemps.net, en ligne : http://www.espacestemps.net/articles/nostalgies-citadines-en-afrique-sud/

Guinard, Pauline, 2012. “Les Espaces Publics Au Prisme de L’art à Johannesburg (Afrique Du Sud) : Quand La Ville Fait Oeuvre D’art et L’art Oeuvre de Ville.” Thèse de doctorat, Nanterre: Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

Guinard, Pauline, 2014. Johannesburg : L’art D’inventer Une Ville. Rennes: Presses Universitaires de Rennes.

Olmedo, Elise, 2015. Cartographie sensible. Tracer une géographie du vécu par la recherche-création, Thèse de géographie, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne.

Rose Gillian, 2007, Visual Methodologies: An Introduction to the Interpretation of Visual Materials, SAGE.

Slepoj V., 1997, Géographie des sentiments, Paris: Payot & Rivages.

Straus E., 1989, Du sens des sens: contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Grenoble: J. Millon.

Tratnjek, Bénédicte, 2012, « Le viol comme arme de guerre et la « géographie de la peur » », Revue de Défense nationale, tribune n°249, en ligne : http://www.defnat.com/site_fr/tribune/fs-article.php?ctribune=305.

Thrift, Nigel, 2004, “Intensities of feeling: towards a spatial politics of affect”, Geografiska Annaler: Series B, Human Geography, 86(1), pp. 57–78

Compte rendu rédigé par Cha Prieur et relu par les intervenantes

2 Le kilomètre-émotion est l’idée que nous ressentons des émotions plus fortes si par exemple une personne décédée dans un accident de voiture habitait près de chez soi plutôt qu’un crime de guerre commis à l’autre bout du monde.