Conférence-débat du 18 novembre 2017 à l’Institut de Géographie de Paris avec Claudie Lefrère-Chantre autour de son livre Emilienne, 1917. Itinéraire d’une jeune Française réfugiée de la Première guerre mondiale, paru en 2017 aux Editions Fauves.

Samedi 18 novembre 2017, de 10h à 12h30. Le nouvel amphi de l’Institut de Géographie fait pratiquement  salle comble pour accueillir « Emilienne 1917 » et son auteur Claudie Lefrère-Chantre.

Les extraits du livre « Emilienne 1917 » seront cités entre guillemets ; les extraits du journal d’Emilienne, eux, seront cités en italiques et dans leur orthographe d’origine. Cet entretien a été accompagné de documents projetés (cartes, photos, textes.) Les questions et témoignages de la salle  ont enrichi cette rencontre.

Après avoir replacé cette rencontre  dans le cadre du Centenaire de la Première Guerre mondiale, Daniel Oster invite Claudie Lefrère-Chantre à présenter son sujet.

CLC : C’est un livre qui rend hommage aux deux millions de civils français qui ont vécu un déplacement entre 1914 et 1918. L’entretien s’appuiera  sur l’ouvrage « Emilienne 1917 »  et accordera donc un développement majeur à l’histoire des rapatriés. Les rapatriés sont une des trois catégories de réfugiés avec les évacués (ceux à qui l’armée française a donné l’ordre de partir) et les réfugiés au sens propre du terme (ceux qui sont partis de leur plein gré.) A la différence des deux autres groupes, les rapatriés ont subi l’occupation allemande dans leurs propres villes ou villages avant de vivre le périple qui leur permettait de gagner la France non occupée. Cette mise en mouvement concerne surtout des femmes, des enfants et des adolescents (l’utilisation de ce terme « adolescent » est anachronique pour l’époque du récit.) J’ai accordé une réflexion particulière à cette tranche d’âge d’autant plus qu’Emilienne en fait partie. J’ai cherché à reconstituer l’histoire collective des 500 000 rapatriés, en utilisant le fil conducteur d’une histoire personnelle : celle d’une jeune fille de 15 ans.

DO : Pourquoi ce livre ?

Une douce musique de noms de lieux accompagnait le souvenir de ma grand-mère. Ces mots « Puget-Théniers, Villars-du-Var » étaient en moi depuis l’enfance, comme « exotiques » et particulièrement sensibles. Elle les prononçait de temps en temps, sans y associer de faits précis. Elle les prononçait différemment, je le sentais mais c’est seulement maintenant que je le sais.  Comme s’ils étaient tacitement « sacrés », je ne lui posais pas tellement de questions à leur sujet. On avait déjà tellement à faire avec le récit de la Deuxième Guerre mondiale. Après la mort d’Emilienne,  ils étaient restés à l’état de lieux mystères, comme une réserve mémorielle. Je les avais mis à distance car je savais qu’ils pouvaient raviver la plaie de l’absence. Difficile de les affronter… Tout juste était-il possible de les laisser flotter, magnifiques et magnétiques. De là à les « rencontrer »…. Et puis il y a presqu’une dizaine d’années, ils se sont imposés à moi. Je me devais de visiter ces villages des Alpes-Maritimes. Je me devais aussi de revenir au village de naissance d’Emilienne, en Lorraine. Je commençais à comprendre que cette géographie avait quelque chose d’essentiel, de structurant, de fondateur. La découverte d’un petit cahier d’écolier où Emilienne tient un journal à compter du jour où elle quitte Jonville-en-Woëvre, le 12 février 1917, a affermi ma démarche et mon souhait d’engager des recherches.

« Latour. Dimanche 12 février 1917 ! Nous sommes partis aujourd’hui à onze heures en voiture escortés de soldats prussiens. »

DO : Quelle enquête, quelle recherche ?

CLC : J’ai d’abord cherché à avoir une juste appréhension des paysages et des distances à pied en Meuse, dans les Alpes Maritimes, à Annemasse et à Evian-les-Bains. Il y a eu la découverte des  photos de  classe des années 1910 et 1914, quelques  échanges avec des habitants de  Villars-sur-Var et de Puget-Théniers et la découverte d’une branche cousine ayant fait souche. Puis la lecture d’écrits universitaires mais les réfugiés sont longtemps restés les « Oubliés de l’Histoire » selon l’expression d’Annette Becker  et par conséquent la bibliographie n’est pas si abondante. De longues recherches aux archives départementales de Nice et des échanges  fructueux avec les archives municipales d’Evian-les-Bains. Un jeu de pistes, des ricochets…. des indices captés au vol, le décryptage des silences d’un petit cahier aux ressources ténues. Aux archives, les heures arides d’une recherche qui ne voit plus d’horizon mais aussi la pépite explicative surgie d’un écran alors qu’on ne s’y attendait plus.

DO : Qui est Emilienne Richard ? Que révèle son journal?

Emilienne a 13 ans quand la guerre éclate. Entre 1915 et 1917, elle se retrouve seule dans son village natal proche de Verdun et du front. Jonville-en-Woëvre, à l’est des côtes de Meuse, a été occupé par les Allemands dès le début de la guerre. Le front est devenu frontière. Neuf de nos départements ont connu cette situation où une partie de leur territoire était en zone occupée alors que le reste du département était resté français. Le département des Ardennes, lui, a été totalement occupé et ce, pendant toute la guerre. Dans la zone occupée, les Allemands ne gardaient que ceux qui pouvaient participer à l’effort de guerre. Etaient expulsés vers la France libre au titre de « bouches inutiles, » les vieillards, les malades, les infirmes et les enfants de moins de 13 ans. Ceci explique le départ forcé, en 1915, de la  mère d’Emilienne qui  souffrait d’une grave déficience visuelle.Le rapatriement, qui était vécu comme une expulsion au début de la guerre, est vivement souhaité à partir de 1916. Le journal d’Emilienne est d’une grande pudeur.Emilienne y est très réservée en ce qui concerne ses sentiments. Sa timidité épistolaire est celle  d’une jeune fille qui n’a pas beaucoup fréquenté l’école. Les pages de son cahier sont riches de leurs silences. Ce journal révèle l’impact considérable du premier déplacement, de la première vraie découverte, de la coupure du lien avec la « petite patrie. »

« Je quitte mon cher pays pour quand y revenir. »

Question de la salle au sujet du département des Ardennes. Question aussi  au sujet de la vie d’Emilienne dans son village devenu « allemand ».

CLC : Elle était employée de ferme et a travaillé pour les Allemands.

DO : Venons-en à son itinéraire, aux lieux traversés.

Dès le début de la guerre, les autorités suisses avaient tout fait pour susciter un accord entre la France et l’Allemagne au sujet de l’évacuation des civils des zones occupées. Les deux pays s’entendent alors sur un itinéraire ferroviaire reliant France occupée et France libre via l’Allemagne et la Suisse. Les trains arrivaient en Suisse alémanique à Schaffhausen puis, via Zurich et Lausanne, ils parvenaient en France. Jusqu’en fin 1916, c’est Annemasse qui recevait tous les flux via Genève. A partir de janvier 1917, les flux sont tels que c’est Evian-les-Bains qui prend le relais et Annemasse devient une ville de transit. Ses premiers pas en terre libre, Emilienne les fait à Zurich. Outre l’aide en dons de toutes sortes et en assistance médicale, la Suisse poussait la délicatesse à organiser des visites pour les rapatriés. Quand le temps le permettait, on les emmenait aux chutes du Rhin à Schaffhausen (intervention du seul membre du public qui partage avec l’auteur une mémoire du rapatriement : il précise que sa grand-mère a évoqué les chutes du Rhin dans ses mémoires) Ceux dont le premier arrêt était  Zurich faisaient une visite de  la ville à pied. A l’arrivée à Evian-les-Bains, deux cas de figure pour ceux qui n’étaient pas les premiers de leur famille à connaître le déplacement : ou bien le rapatrié avait été recherché par sa famille et les autorités administratives s’empressaient de favoriser le regroupement familial, ou bien la famille ne s’était pas manifestée et il fallait alors envisager un transit à Annemasse en attendant que les services préfectoraux parviennent à localiser les proches. Emilienne dut attendre une semaine à Annemasse avant d’apprendre que sa famille était dans les Alpes Maritimes. Pour gérer ces flux considérables et dans le cadre de cette guerre totale, c’est l’ensemble du territoire français libre que l’Etat  mobilise. Tous les départements et pratiquement toutes les communes participent à l’accueil des  réfugiés qui ont fait l’objet d’un vrai encadrement législatif, administratif et humain. La France initie alors le principe du versement d’une allocation qui est versée aux réfugiés sans contrepartie de travail. Dans ce contexte la tâche des maires des communes d’accueil a été considérable. Une certaine logique territoriale s’affirme peu à peu. Le ministère de l’Intérieur souhaite les regroupements familiaux. Il incite les préfets à ne pas favoriser l’accueil des réfugiés dans les grandes villes mais à les disperser autant que possible partout dans les villages. Il souhaite le regroupement des réfugiés issus d’un même village de départ dans une  même commune d’accueil, ce qui n’est pas forcément très apprécié par les réfugiés. On perçoit une certaine amertume chez ceux parmi les réfugiés qui y voit parfois de la discrimination sociale.

Question de la salle au sujet de l’allocation pour réfugié :

CLC : elle continue à être versée même si le réfugié travaille à condition que le total perçu ne dépasse pas un certain seuil défini par sexe et par zone à l’intérieur du département.

DO : Que représente pour le futur rapatrié, pour Emilienne, le fait de quitter sa « petite patrie. » ?

L’unique horizon du rapatrié  est le village natal et les paysages qui l’entourent. (Pour Emilienne, les plaines de la Woëvre et au loin, à l’ouest la ligne  les côtes de Meuse ) L’imaginaire de ces rapatriés est très limité. Le « jamais vécu » et le « jamais vu » sont immenses. Ils vont découvrir le déplacement,  la promiscuité, le train, des sensations olfactives, auditives, visuelles nouvelles. Pour beaucoup, ils vont avoir leurs premiers contacts avec des autorités administratives, associatives… Ils vont voir leur première ville, marcher pour la première fois sur le macadam, découvrir les hôtels, les magasins….…et tout ceci en un laps de temps très court.

DO : « Emilienne abordait ces paysages avec d’autant plus de réceptivité que son regard « pur » et aiguisé avait été peu sollicité jusque- là. » (citation du chapitre 9)

CLC : Oui, pour Emilienne, la découverte géographique est forte et enthousiaste. Emilienne révèle un vrai sens de l’observation, bienfait de l’école et des cartes de Paul Vidal de La Blache,peut-être ? Elle est très sensible aux paysages. Entre Metz et Strasbourg elle écrit  « j’étais enchantée de voir ce jolie paysage. » A Evian où elle attend son train pour  Annemasse : « au bord du lac de Genève où je voyais pour la première fois des barques….j’aurais voulu y rester toujours. »

A Nice où elle voit pour la première fois la mer : « j’aurai rester toute une grande journée à la regarder tellement cela me captivais.. »

Mais après l’extraordinaire pérégrination entre Meuse et Alpes-Maritimes(1300 km entre le 12 février et le 12 mars 1917), des mots de désillusion percent dans l’expression retenue d’Emilienne à l’arrivée à Villars-du-Var.

 « l’effet que me produit ce village avec des trous sous les toitures, je ne saurais le dire. »

« Les montagnes quand je veux regarder au loin me semble comme des murs d’une prisons que je ne peux franchir c’est une différence avec les plaines de mon pays. »

A l’issu de leur périple, les réfugiés ne doivent pas seulement se familiariser avec un environnement très différent de celui de leur commune d’origine, ils doivent aussi « rencontrer l’autre », c’est-à-dire les habitants des communes d’accueil qui ont des façons de vivre, des attitudes, des parlers si différents.

Question de la salle au sujet de la cohabitation entre les réfugiés et les  populations autochtones :

CLC : Il faut distinguer les deux premières années de la guerre où l’accueil est assez spontané et la période qui commence en 1916 où les graves conséquences de la guerre à l’arrière et au front compliquent la relation. Parmi tous les réfugiés, les « rapatriés » étaient plus mal perçus. Ceux des communes d’accueil les voyaient comme « arrivés d’Allemagne » car la géographie des frontières de 1871 étaient peu intégrée. De plus, le contact qu’ils avaient eu  avec l’ennemi suscitait beaucoup de suspicion.

DO :  L’arrivée d’Emile au chapitre 17 permet un contact entre  le front et l’arrière :

CLC : Je répondrai en lisant un passage de la page 210 : « Dans le train qui les ramenait à Villars, Emilienne, Augustine et Claire prenaient peu à peu conscience des handicaps qu’allait devoir affronter Emile. Sur ce sujet, il se taisait. L’énergie qu’il dégageait aidait ces trois jeunes filles à supporter la vue des séquelles de sa guerre à lui. La vie qui émanait de son regard rendait leur propre guerre bien différente. »

Question de la salle au sujet du retour éventuel des rapatriés :

CLC : Très peu firent souche. Dès la signature de l’armistice, ils voulurent retrouver leurs villes et leurs villages. L’Etat français eut du mal à maîtriser les flux de retour.Les rapatriés et les réfugiés de la Première Guerre mondiale  dans leur ensemble vécurent ce que j’appellerais un « dépaysement. »Il  fut d’autant plus fort que leur imaginaire (et non leur imagination) était restreint. La maîtrise des flux d’arrivée par la France mérite notre attention.  Pour la première fois de notre Histoire, lesFrançais (surtout des Françaises) du Nord et de l’Est sont allés à la découverte d’une France  différente de leur « petite patrie » et à la rencontre de Français dont les genres de vie étaient si différents. Dans le cadre de ces amples mouvements de population, la France commençait à prendre conscience d’elle-même au plan territorial.

Compte rendu de Claudie Lefrère-Chantre, décembre 2017.