Compte rendu du Café géo du 25 avril 2017 au Café de Flore (Paris)
Intervenant : Emmanuel Ruben
Modérateur : Daniel Oster
Emmanuel Ruben, normalien, est géographe de formation, mais après une courte période d’enseignement en banlieue parisienne, il décide de se consacrer à une œuvre littéraire ainsi qu’à un travail de dessinateur et d’aquarelliste. Obsédé par le thème des frontières, il a vécu dans un certain nombre de villes-frontières comme Istanbul, Riga, Kiev et Novi Sad. Et il a séjourné deux fois à Jérusalem en 2010 et 2014. De cette expérience il a tiré un ouvrage Jérusalem terrestre (Editions Inculte, 2015), support privilégié de ce Café géo.
Comment votre rapport à la géographie a-t-il évolué à travers vos livres ? Comment expliquer le choix de Yalta dans votre premier roman, Halte à Yalta (2010) ?
E. Ruben rappelle le caractère mythique du lieu où aurait été décidé le partage de l’Europe, sujet correspondant à son intérêt pour les frontières. Il rappelle que Khrouchtchev a fait « cadeau » de la Crimée à l’Ukraine en 1954. Pour un géographe romancier, il est aussi intéressant de rappeler l’espoir déçu de Julien Gracq qui voulait faire une thèse de géomorphologie sur la Crimée.
Dans La ligne des glaces, roman publié en 2014, vous écrivez une sorte de fable géopoétique sur l’infini des frontières, située dans un archipel de la Baltique. Le héros doit en cartographier la frontière maritime. Quel est le rapport entre géographie et fiction ?
Le pays imaginaire (« La Grande Baronnie ») est une synthèse des trois pays baltes. Il représente un futur dystopique de ce que pourrait devenir l’Union européenne dans un contexte de confrontation à la Russie.
Et dans Icecolor (2014) ?
Dans ce texte consacré à l’artiste danois Per Kirkeby, peintre et géologue de formation, E. Ruben a voulu montrer que, dans sa tentative de déchiffrage géopoétique du Grand Nord, il faisait des tableaux stratigraphiques.
Dans Les ruines de la carte (2015), quelle relation explorez-vous entre le pouvoir imaginaire des cartes et la fiction ?
La fascination d’E. Ruben pour les cartes trouve un écho dans sa passion pour des peintres ou des écrivains.
Le livre part d’une réflexion sur la carte représentée au fond du tableau de Vermeer L’art de la peinture. Il y élabore une théorie qu’on peut rapprocher de celle de Borges dans L’art de la cartographie. Le Gréco a aussi suscité son intérêt avec Vue et plan de Tolède (1610-1614) où le peintre juxtapose carte et paysage.
Vous présentez, dans son prologue, Jérusalem terrestre comme « un journal de débord…le journal d’un géographe défroqué ». Quelles sont les raisons de vos deux voyages à Jérusalem et quelle est la nature de votre livre-témoignage ?
E. Ruben indique que son intention première était d’écrire un roman pour lequel il avait besoin de visiter les lieux. A Tel Aviv il a visité une exposition sur les cerfs-volants, thème qui lui est cher par sa symbolique et sur lequel il revient à plusieurs reprises dans son intervention.
La formation de géographe aide à la compréhension des cartes. Une carte de la Cisjordanie parue dans le Monde Diplomatique l’a particulièrement frappé. Les zones A, B et C, distinguées par des couleurs constituent une sorte d’archipel. Mais la zone bleue, correspondant à la domination des Israéliens, est celle des hautes terres s’opposant aux villes palestiniennes des fonds de vallée.
Les cartes nous aident à voir plus clair dans cet enchevêtrement territorial (différentes zones, colonies, bases militaires, ligne verte de 1949, mur de séparation, tunnels et checkpoints…). A partir de quelles cartes avez-vous travaillé ?
Trois sources ont été utilisées :
– les cartes israéliennes. Dans l’atlas routier publié par Mapa Publishers, le « mur » (la barrière de sécurité) y est repérable par une ligne grise peu lisibles, les zones A et B des territoires palestiniens figurent en brun (A) et en jaune (B) tandis que la zone C n’est pas mentionnée.
– les cartes palestiniennes. Sur la grande carte de la Palestine réalisée par PalMap (Palestine Mapping Center) en 2012, le nom d’Israël n’est pas mentionné, mais son territoire est figuré par une zone claire et ses villes sont en violet. Les bases militaires, en rouge, et le mur, en noir, sont très visibles.
– les cartes de l’ONU (OCHA, Office for Coordination of Humanitarian Affairs, antenne des Nations Unies située à Jérusalem-Est). Elles distinguent la zone A en orange la zone B en beige, la zone C en bleu. Les colonies construites et à venir sont en rose foncé. On voit clairement la zone annexée et les localités palestiniennes entourées de murs (par exemple Qalqiliya, coupée de son arrière-pays) ainsi que les checkpoints internes à la zone palestinienne.
NB : Selon l’Accord intérimaire israélo-palestinien de 1995, la Cisjordanie est divisée en trois zones. La zone A regroupe les sept grandes villes palestiniennes qui obéissent à l’Autorité palestinienne en matière administrative et de sécurité (18 %). La zone B comprend les autres localités palestiniennes à l’exception de quelques camps ; la responsabilité civile est placée sous l’Autorité palestinienne alors que la sécurité dépend d’Israël (22%). La zone C est sous le contrôle total d’Israël ; elle encercle les zones A et B, contient toutes les frontières et les colonies israéliennes.
Exemples de cartes réalisées par l’auteur et publiées dans Jérusalem terrestre (Editions Inculte, 2015) :
Vous semblez obsédé par le mur de séparation. Quelles sont les raisons de sa construction ? Est-il protecteur ou séparateur ?
E. Ruben reprend les propos du géographe et cartographe palestinien, Khalil Toufakji.
Est-il une protection contre les attentats? La réponse est négative car il est facile de se procurer un couteau une fois le mur franchi. Le reflux des attentats est surtout dû à une meilleure coopération entre services secrets israéliens et palestiniens.
Sert-il à rassurer la population ? Dans bien des pays, le mur serait plutôt une sorte de totem phallocratique servant à pallier la perte de souveraineté de l’Etat.
Une comparaison peut être faite avec le « mur des sables » au Sahara occidental, appelé « mur d’annexion ». En cas de constitution de deux Etats, beaucoup de puits ainsi que les colonies seraient du bon côté du mur.
NB : Le « mur », appelé par les Israéliens « barrière de sécurité », sépare sur plus de 700 km le territoire israélien des territoires arabes de Cisjordanie dont il englobe les colonies israéliennes. Décidée en 2002, la construction du mur a été modifiée à plusieurs reprises et se poursuit aujourd’hui.
Quelles en sont les conséquences ? Comment les Palestiniens franchissent-ils le mur ? Légalement ? Illégalement?
Certains Palestiniens vont habiter dans des colonies israéliennes à Jérusalem-Est, sans heurts de voisinage.
En fait les Palestiniens se distinguent entre eux. Ils se désignent comme :
– Arabes de 1948 (ceux qui n’ont pas fui lors de la création de l’Etat d’Israël). Leur arabe est mêlé de mots hébreux. Si deux Etats se constituaient, ils risqueraient d’être expulsés vers la Cisjordanie où ils seraient considérés comme « traîtres ». Bien qu’étant légalement soumis au service militaire, ils ne reçoivent jamais leur convocation.
– Arabes de 1967 (ceux qu’on appelle les Palestiniens).
– Arabes de Jérusalem (Jérusalem-Est).
Une blague apocryphe qui pourrait circuler dans la population palestinienne raconte qu’ « après le mur, ils construiront le plafond ». Cela pourrait évoquer métaphoriquement l’espace aérien parcouru par les avions militaires et les drones israéliens mais aussi par les cerfs-volants. Comment rattachez-vous les cerfs-volants auxquels vous consacrez tout un chapitre (chapitre 13 : La forme et la couleur de la guerre : Les cerfs-volants de Tel-Aviv) à la géographie ?
Romain Gary, dans son roman Les cerfs-volants (1980), les relie à la mémoire (symbole du fil). Au contraire E. Ruben les rattache à l’oubli.
L’exposition de Tel Aviv qui leur était consacrée montrait une grande diversité de formes et d’usages. Dans les favelas, il y a des cerfs-volants de combat dont le but est de couper le fil de l’adversaire. Ancêtres des drones durant la Grande Guerre, ils ont servi de leurres durant la IIème Guerre Mondiale et pendant la Guerre du Kippour.
Si l’on poursuit la métaphore architecturale, on peut évoquer la « cave » après les murs et le « plafond ». Le sous-sol en Israël/Palestine a été autant investi que le sol lui-même : tunnels, abris souterrains, tunnels, puits, fouilles archéologiques… Ces dernières évoquent l’éternelle question du premier arrivé et de l’éternel retour.
» L’histoire contemporaine de la Palestine est celle d’une grande inversion : la plupart des vestiges des royaumes d’Israël et de Juda sont concentrés dans l’actuelle Cisjordanie. Quant aux strates d’occupation les plus anciennes, dans la plaine côtière, elles sont cananéennes ou philistines. L’argument archéologique du premier arrivé sur la terre, de l’aborigène absolu, ne marche pas ou alors il faudrait procéder à un vaste échange de territoires dont rêvent quelques cinglés. Comme par une ironie du sort, le plan de partage de 1947, en se basant sur la réalité des implantations juives de l’époque, proposait aux deux peuples d’occuper chacun la terre des ancêtres revendiqués par l’autre. »
(Emmanuel Ruben, Jérusalem terrestre, Editions Inculte, 2015, page 62)
Quelle est la spécificité de la colonisation israélienne ? Pourquoi récusez-vous le terme d’apartheid ?
L’apartheid est une politique de ségrégation fondée sur un statut des personnes défini par leur appartenance raciale. Cela ne correspond pas à la politique israélienne à l’égard des Palestiniens.
Questions et observations de la salle
- A une première question, E. Ruben répond que la vulnérabilité de son territoire oblige Israël à contrôler les hauteurs.
- A propos de la division de Jérusalem, Michel Sivignon formule deux questions/hypothèses :
– les frontières politiques internes à une ville sont-elles une invention du XXème siècle ?
– ces frontières internes caractérisent-elles un souci de réserver l’avenir dans un « conflit gelé » (Berlin, Nicosie…)?
E. Ruben répond que, dès le début du XXème siècle, Jérusalem était divisée en différents quartiers (arménien, juif, arabe chrétien musulman). M. Sivignon cite le roman de Cédric Gras, Anthracite (Stock, 2016), racontant l’escapade de deux amis dans le Donbass en guerre qui doivent affronter de nombreuses divisions à l’intérieur des villes ukrainiennes, barrages, checkpoints…
Jean-Louis Tissier rappelle que la ville est le lieu central des conflits.
J-L. Tissier évoque un texte de J. Gracq paru dans Lettrines (José Corti, 1967-1974), où il explique comment un mur fait ressentir la géographie à très grande échelle.
Pour E. Ruben, un mur c’est aussi du béton, ce qui entraîne toute une activité économique (nombreuses cimenteries, camions de livraison…) tant du côté israélien que du côté palestinien. Le mur durcit le territoire. Mais en sous-sol tout un réseau de tunnels crée de la fluidité.
Des villes palestiniennes, Hébron est celle qui connaît le climat le plus tendu entretenu par de nombreux murs et sa division en deux zones. Même le Tombeau des patriarches est divisé en deux. Au contraire à Haïfa, le climat est plus doux, laissant imaginer une entente possible entre les deux communautés.
NB : Depuis les accords de redéploiement signés en 1997, Hébron est divisée en deux territoires :
– une zone H1 administrée par l’Autorité palestinienne, où vivent 100 000 Palestiniens
– une zone H2 où l’armée israélienne contrôle 30 000 Palestiniens et 700 colons juifs.
Blocs de béton, postes de contrôle…matérialisent la séparation. Il est interdit de circuler dans certaines rues. Le monument que le juifs appellent « Tombeau de patriarches » et les musulmans « mosquée d’ Abraham » est divisé en deux parties, une mosquée et une synagogue auxquelles on accède par des entrées séparées. Des murs blindés ont bouché les rares ouvertures entre mosquée et synagogue.
- En tant qu’écrivain, « ligne verte » ou mur, qu’est-ce qui vous interpelle le plus ?
Les photos de Josef Koudelka donnent à voir une certaine beauté du mur. Cette esthétisation est dangereuse pour les Palestiniens.
Ce peut être un jeu de repérer la « ligne verte » dans un paysage où elle n’est plus visible (à certains endroits elle correspond à la ligne de tramway), mais les habitats sont différents de part et d’autre.
NB : La « ligne verte » correspond à la ligne d’armistice fixée après la guerre israélo-arabe de 1948-49. Elle n’est pas suivie par le mur de séparation construit par Israël depuis 2002.
- Maryse Verfaillie raconte comment, dans un voyage récent en Israël/Palestine, elle a ressenti une profonde angoisse devant les nombreux murs qui barraient sa route.
E. Ruben lui répond que le mur est en construction continue autour des villes, des colonies…
« Lorsque le mur tombera, tout tombera ». Il rappelle le terme de « spatiocide » utilisé par Jacques Lévy.
- Joseph Viney demande si l’on peut parler d’une « économie du mur » ?
Le mur fait partie du complexe militaro-industriel, générant beaucoup d’emplois occupés notamment par un lumpenprolétariat juif originaire du Yémen, d’Ethiopie, d’Irak…
- En réponse à la question de J.-L. Tissier sur le tombeau de Yasser Arafat à Ramallah (une réplique du Tombeau des patriarches ?), E. Ruben rappelle que deux personnalités sont enterrées à Ramallah, Y. Arafat pour lequel on a construit un mausolée et le poète Mahmoud Darwich qui a un mausolée et un musée.
Compte rendu de Michèle Vignaux, revu par Daniel Oster et relu par Emmanuel Ruben, mai 2017