Compte rendu du Café Géo du 24 septembre 2013
Introduit et animé par Daniel Oster
Invités :
Françoise Robin, tibétologue, Professeure à l’INALCO
Alain Cariou, spécialiste du Xinjiang, Maître de Conférences en géographie à l’Université Paris-Sorbonne – Paris IV)
Pour ce café de rentrée, Maryse Verfaillie accueille l’assemblée en rappelant les activités de l’association des Cafés géographiques. Comme à l’accoutumée, ce premier café de l’année est consacré au thème du Festival International de Géographie de Saint-Dié, dont le thème et le pays invité, et c’est une nouveauté, ne font qu’un : la Chine. Daniel Oster introduit ainsi le sujet du jour face à une très dense assemblée. Rarement le Flore a été si rempli ! La Chine attire du monde… en tant que « grand émergent », deuxième puissance économique de la planète, ce pays connaît une forte croissance mais aussi des tensions et des difficultés.
Le titre du Café de ce soir a d’ailleurs fait l’objet d’importants débats, les intervenants s’interrogeant sur la pertinence de la notion de « minorités » (avec les guillemets) ou de « nationalités minoritaires », optant pour un terme plus géographique : les périphéries. Les Tibétains et les Ouighours occupent l’ouest de la Chine, aux périphéries de la République populaire (RPC). L’idée est alors d’aborder ces groupes à l’échelle nationale en s’interrogeant sur leurs relations avec les autres populations et avec les autres provinces, à l’échelle continentale pour observer leurs relations avec les pays environnants (Asie Centrale et Asie du Sud), mais aussi à l’échelle mondiale en analysant leur place dans le contexte d’une Chine émergente.
– Dans un premier temps, Daniel Oster demande aux intervenants de présenter leur objet de recherche et leur spécialité
Françoise Robin précise qu’elle n’est pas géographe, mais qu’il n’y a pas vraiment de géographe spécialiste du Tibet en France. Elle est notamment spécialiste de la littérature et du cinéma tibétains, traductrice et a publié récemment l’ouvrage Clichés Tibétains.
Alain Cariou, géographe, explique que son entrée au XinJiang s’est faite par l’Asie Centrale. Dans un contexte post-soviétique, cette région s’est ouverte aux chercheurs et il a travaillé en Ouzbékistan, Kirghizstan, et Tadjikistan sur les questions de décollectivisation des terres. Rapidement, il a identifié que les cousins de l’autre côté de la frontière connaissaient les mêmes problématiques, il l’a donc traversée.
– Les Ouighours et les Tibétains seraient deux « nationalités », dites « minoritaires » en RPC. Quelle serait la définition de ces termes dans ce contexte et quelle est la situation des populations concernées ?
Françoise Robin explique que peu après octobre 1949, lors de la fondation de la République Populaire de Chine, il a été décidé le recensement des « nationalités minoritaires », terme emprunté à l’Union soviétique, afin de leur donner une représentation dans les instances politiques. Cela est apparu rapidement ingérable car plus de 400 groupes ont été identifiés. 55 « minorités » sont désormais officiellement reconnues face à une « nationalité majoritaire », les Han, rassemblant 92% de la population.
Alain Cariou ajoute qu’en revanche, les Han ne sont installés que sur moins de 40% de la superficie du territoire. Les « minorités » le seraient donc bien en démographie mais occupent plus de 60% du territoire. Cela montre ainsi un modèle centre périphérie signifiant, étant donné que le pouvoir politique et économique est aussi concentré dans les mains des Han. Pour la définition des « minorités nationales », ils ont repris celle de l’Union soviétique qui dérive de la théorie de la délimitation nationale mise en forme par Staline en 1924. L’idée est ainsi qu’elles soient définies scientifiquement par une communauté stable de « tradition historique, de langue, d’économie, de formation psychologique communes, manifestées par une culture commune ». Les Han estiment avoir envers ces minorités une mission civilisatrice. La question de la religion en fait partie même si la RPC est un régime athée.
– Pouvez-vous clarifier ce que recouvrent les termes de « Tibet », « Tibétain », « XinJiang », « Ouighour » ?
Alain Cariou : Le XinJiang est une région qui présente une très grande diversité avec 12 minorités ethniques. Cette province a été attribuée aux Ouighours (Région Autonome Ouïghoure du Xinjiang de la RPC) en 1955 alors que la situation est bien plus complexe localement. De plus, les Ouighours sont aussi installés dans les pays voisins, au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Kirghizstan, ce qui implique des enjeux transfrontaliers. 99% des Ouighours de Chine se trouvent dans le XinJiang mais ne représentent finalement que 46% de la population de la Région Autonome.
Dans le cas du Tibet, Françoise Robin souligne l’étendue de la masse blanche de la carte ci-dessous à gauche : (source Wikipédia)
Ainsi, le Tibet est un ensemble physique, humain, linguistique, culturel d’une grande cohérence et d’une réelle permanence historique. Evidemment, du fait des faibles densités (2 à 3 habitants au km²), on ne peut que relever une diversité certaine. Seulement, pour Pékin, le Tibet ne représente que la moitié de cet espace : la région autonome du Tibet (carte 2) ne se situant qu’au Sud-ouest de cet ensemble blanc. Les Tibétains représentent 92% de la population de la région autonome du Tibet, mais sont aussi présents dans le Qinghai (24% de la population tout en occupant la majorité de la superficie de cette province), dans le Sichuan, le Gansu et le Yunnan. Les Tibétains sont peu nombreux. Ils occupent un très large territoire, au-delà des frontières non seulement de la Région autonome du Tibet et des provinces chinoises où vivent de substantielles populations tibétaines : ils sont aussi présents sur la frange sud de l’Himalaya, au Bhoutan, au Ladakh, au Baltistan (Pakistan, où vivent des populations tibétaines islamisées)… sur ce qu’on appelle le Plateau tibétain.
– Que penser du concept de marges ou de marginalité pour ces deux régions ?
Alain Cariou : Le XinJiang signifie « nouvelle frontière » en chinois. C’est une région d’Asie centrale, dans l’ensemble étrangère à la civilisation chinoise. Historiquement, ce sont des éleveurs nomades qui ont été sédentarisés, tout en restant spécialisés dans l’élevage pastoral. Il y a aussi un important désert de sable de la taille de la France (500 000 km²). Cet espace est considéré comme un monde sauvage « qui ne parle pas chinois », dangereux. En effet, la région fait partie du monde turcique (langues turco-altaïques) qui s’étend des Balkans jusqu’à la Sibérie, sur plus de 10 000 km d’est en ouest). Elle appartient aussi au monde musulman, sunnite de rite hanéfite.
Françoise Robin rappelle qu’il nous faut décentrer notre regard, d’où le problème d’utiliser le terme de « minorité ». Les Tibétains ne se sentent pas périphériques. Ils sont au centre du plateau tibétain. Et dans leur religion bouddhiste, le Tibet est au centre de leur univers, car ils se perçoivent comme ayant développé une religion très singulière (« le bouddhisme tibétain ») et prestigieuse, vers laquelle affluent les populations des confins. Ils ne sont pas périphériques… sauf certains par rapport à Lhasa !
– Les événements de la dernière décennie montrent des troubles intercommunautaires importants, avec des décès : quelle est la situation des tensions sur place ?
Alain Cariou : Lorsque l’on se rend au XinJiang, on peut avoir l’impression d’une région « normale ». La circulation est ouverte dans l’ensemble de la région, sans militarisation spécifique, ni ressentiment sensible envers les Han. Mais à la moindre étincelle (des questions foncières souvent), cela dérive rapidement en émeute. Des événements quotidiens qui font ainsi basculer la région dans une forme de conflit de basse intensité, qui ne se voit pas. S’installe alors la banalité d’une violence quotidienne interethnique. Auparavant, étaient plutôt visés les symboles de l’Etat. Aujourd’hui, cette dérive interethnique fait plus de victimes, innocentes, Han ou Ouighour. Mais la RPC a une réelle volonté de laisser cet espace ouvert, tel une vitrine.
Pour Françoise Robin, la situation est vraiment différente dans ce cas au Tibet. Depuis 2008, le Tibet est véritablement quadrillé militairement. Les touristes ne peuvent circuler qu’en groupe et le guide doit prévenir les autorités des parcours à respecter. L’accès au Tibet pour une personne seule est beaucoup plus compliqué. Il y a eu en effet 120 immolations. Attention, ce sont principalement des laïcs tibétains et non des moines. A l’exception de deux à Lhasa, toutes les autres ont eu lieu dans les zones tibétaines situées hors de la Région autonome du Tibet. Il y a eu extrêmement peu d’affrontements interethniques, à l’exception de 19 morts dans les incendies du 14 mars 2008 à Lhassa. En lien avec leur religion et conception du monde, on se nuit plus à soi-même qu’à autrui.
Alain Cariou précise que même si l’on ne ressent pas de contrôle global, le Corps de Production et de Constructions du Xinjiang organisé en brigades militaires est très présent. Il s’agit d’institutions paramilitaires avec un entrainement pour défendre le territoire. 2,7 à 3 millions de personnes sont ainsi enrôlés, dans les villes et dans les champs (ouvriers-soldats et paysans-soldats) qui contrôlent donc le territoire et la population. On ne le voit pas mais le contrôle est total.
– L’année 2008 semble être un tournant au Tibet, pourquoi ? Y aurait-il un rapport avec la situation internationale et les tensions dans les pays voisins ?
Françoise Robin rappelle les différentes périodes de tensions. D’abord, entre 1958 et 1959, le Tibet a connu une insurrection contre le pouvoir chinois mais le territoire a été rapidement mis sous contrôle. Des conflits ont aussi eu lieu durant la Révolution culturelle principalement à l’encontre des personnes membres et travaillant pour le pouvoir communiste (perçus comme des traitres).
En 1978, Deng Xiaoping arrive au pouvoir après la mort de Mao (1976). Cela permet une relative ouverture, avec la volonté du gouvernement de faire amende honorable : la réouverture des monastères est un signe très important pour les Tibétains. Ce moment d’accalmie cesse entre 1987-88-89. Des soulèvements à Lhassa, indépendantistes, embrasent la capitale de la Région autonome du Tibet (mais pas le reste du plateau tibétain). L’explication récurrente donnée par la RPC est que ces conflits sont à « l’instigation des forces occidentales hostiles »… discours qui permet d’attribuer l’origine des problèmes à l’extérieur et non aux dysfonctionnements du régime.
En 2008, les Tibétains ont saisi l’occasion des JO de Pékin. L’attribution des Jeux à la RPC était une véritable reconnaissance du pays comme puissance membre de la cour des grands. Les Tibétains ont décidé de saisir cette opportunité pour « gâcher la fête » et faire connaître leur situation… au mois de mars, mois traditionnel pour les manifestations au Tibet.
De même dans le XinJiang, Alain Cariou évoque que cette période de 2008 a été marque par quelques « bombes ouïgoures ». La RPC accuse rapidement la « contamination islamiste » en jouant sur le faible capital de sympathie des musulmans dans le monde occidental. La proximité de la frontière avec l’Afghanistan leur permet de justifier ces allégations. Pourtant Alain Cariou rappelle que la dérive extrémiste ne toucherait qu’une centaine d’activistes, la large majorité est très pacifique et ne pratique pas du tout un Islam politique. Le 11 septembre 2001 a permis au gouvernement chinois de jouer avec cette fibre d’un pays infiltré par les islamistes afin de justifier une répression dans le cadre de la guerre contre le terrorisme.
– Si l’on remonte dans le temps, comment ces espaces sont-ils devenus chinois ? Quelle différence faire entre intégration politique dans la Chine et assimilation culturelle ?
Question difficile… il faut remonter loin !
Françoise Robin explique que déjà au VIIIème siècle, on peut identifier une population tibétaine avec une langue tibétique commune et la religion bouddhique en formation. Mais il n’y a jamais eu de délimitation claire des frontières. En 1642, le territoire est dirigé par le gouvernement tibétain du cinquième Dalaï-Lama (Rq : nous en sommes au 14ème), mais toute la moitié nord-est du Tibet est sous l’autorité politique d’autres entités de pouvoir ; toutefois, le Dalaï-Lama règne spirituellement sur ces espaces. Ces zones, qui ne sont pas placées sous la tutelle directe du gouvernement du Dalaï-Lama, sont incorporées par l’empire manchou. De plus, des représentants impériaux sont présents à Lhasa. Durant la déliquescence du pouvoir impérial (XIXe s.), les Tibétains restent officiellement sous l’autorité mandchoue mais, concrètement, ils bénéficient d’une grande liberté. Ainsi, en 1911-1912, le Dalaï-Lama proclame l’indépendance du Tibet, qui reste toutefois une indépendance de facto car non reconnue internationalement. Les Han sont expulsés en 1912, tout comme en 1945. La présence humaine et militaire chinoise est minime et nulle en termes culturels. Quid de l’invasion en 195o ? L’« invasion » ou la « libération » ? … Les termes divergent selon les points de vue et les analyses des historiens ! C’est en octobre 1950 que le fleuve Yangzi, limite de l’autorité politique du Dalaï-Lama, est franchi. Mao a une véritable peur de l’invasion occidentale par le Tibet, qu’il considère comme le ventre mou de la Chine. En effet, le Tibet entretient de très bonnes relations avec le gouvernement britannique (l’Inde est d’ailleurs toujours britannique jusqu’en 1947) qui y a une délégation depuis 1936. Mao a donc cette obsession du Tibet comme point de faiblesse pour l’intégrité du territoire chinois.
Dans le cas du Xinjiang, certains parlent d’un « Turkestan oriental » ? Les Chinois Han ont la volonté de prendre la main sur ce territoire depuis plusieurs siècles rappelle Alain Cariou. Des colonies chinoises apparaissent dès le deuxième siècle avant notre ère dans les cités oasis, le long de la route de la soie mais aussi sous la dynastie des Tang (VII-IX s). Les Chinois cherchent à prendre pied dans cette zone à plusieurs reprises chaque fois refoulés par les soulèvements des populations autochtones. Durant la période manchoue, la région est reprise au peuple turco-mongole mais les rebellions sont permanentes. Elle est érigée en 1884 en province chinoise sous le nom de Xinjiang (l’origine de l’actuel Xinjiang) mais les autorités n’ont pas une réelle maîtrise du territoire. Dans les années 1930 et 1940 émerge pour les Chinois le danger soviétique. En effet, l’Union soviétique soutient les Ouighours favorisant l’apparition de républiques indépendantes du Turkestan oriental. A l’époque, la région est une véritable périphérie : il faut 120 jours à l’armée en marche forcée depuis Pékin pour atteindre ce territoire. Ainsi, l’intégration politique à la Chine se concrétise plutôt à partir de 1950 et l’arrivée du chemin de fer. C’est le véritable tournant qui permet le contrôle et la colonisation du territoire. Plusieurs villes sont construites le long de la voie ferrée. Le XinJiang représente un sixième du territoire de la Chine. C’est un espace immense dont il faut exploiter les richesses. Le train permet alors l’afflux de soldats, d’administrateurs et de colons chinois
– Pourquoi la Chine accorde tant d’importance au contrôle de ces deux territoires ?
Simplement en regardant la carte des reliefs et de l’hydrographie (ci-dessus), Françoise Robin montre que le Tibet est le château d’eau de l’Asie, où les principaux fleuves prennent leur source. De plus, du fait de la topographie, les réserves en minerai sont très tôt pressenties (Mao les évoque dans les années 1940). Enfin, historiquement, la RPC s’insère dans les limites de l’empire mandchou, multiculturel et multinational, et cherche à reprendre le même découpage. La seule différence notable est que les Han ne pensent pas la cohabitation comme les précédents empires, en laissant le Tibet et les Tibétains poursuivre leur mode de vie. Ils arrivent avec une mission civilisatrice qui impose une coercition. C’est cela qui mène aux tensions.
Pour le Xinjiang, Alain Cariou rappelle la signification pour les Chinois : c’est une « nouvelle frontière » avec un intérêt stratégique. L’immensité de ce territoire fait que la terre et l’eau y sont abondants. L’enjeu économique est certain : c’est le premier bassin cotonnier de Chine, avec d’importants périmètres irrigués exploités par les colons. A cela s’ajoute les ressources naturelles, les hydrocarbures notamment (30% des réserves du pays pour le pétrole et 35% pour le gaz), 40% du charbon et les terres rares. A l’échelle continentale, il faut souligner que le Xinjiang apporte à la Chine 5600 km de frontières avec huit Etats. C’est donc une interface continentale essentielle pour conquérir le marché centre asiatique (notamment depuis la chute de l’URSS). C’est aussi une opportunité pour le projet chinois d’en faire un « pont transcontinental » jusqu’à la Russie et l’Europe via le chemin de fer. Se développent désormais les zones franches (Zones Economiques Spéciales bien connues sur le littoral), notamment le long de la frontière avec le Kazakhstan. Ils possèdent déjà des contrats de circulation pour des rames de train transportant des produits à haute valeur ajoutée avec la Deutsche Bahn et la compagnie nationale chinoise (environ un train par mois) pour livrer l’Europe en 16 jours depuis Chongqing (la ville qui se vante de produire 50% des ordinateurs portables du monde !). C’est une des alternatives aux ports chinois saturés. Alors que le marché centre asiatique est déjà acquis aux Chinois, ils se lancent à la conquête de l’arrière-pays eurasiatique.
De plus, la Chine exporte et importe. Ils font venir les hydrocarbures d’Asie centrale : le pétrole du Kazakhstan, le gaz d’Ouzbékistan et du Turkménistan. Le XinJiang est ainsi un corridor énergétique, avec des oléoducs et des gazoducs (5000 km construits en 2 ans pour le gazoduc transasiatique) permettant le transit des hydrocarbures depuis la mer Caspienne. Cela ne représente que 20 millions de tonnes de pétrole actuellement et 40 milliards de m3 de gaz mais ces quantités sont vouées à tripler.
Françoise Robin confirme que dans le cas tibétain le chemin de fer est aussi une clé pour le contrôle du territoire. Le Tibet était relativement peu touché précédemment du fait de la difficulté d’accessibilité de cette région (cols à 5000 ou 6000 mètres et les Han ont du mal en altitude !). En 2006, le premier train est arrivé à Lhassa et connecte désormais la région avec les principales villes du pays (48heures depuis Pékin). On parle même de dumping car le prix est dérisoire dans un train confortables pour ceux qui se rendent jusqu’au Tibet. Le projet d’extension de la ligne jusqu’au Népal a été annoncé. Ce pays entretient des rapports complexes avec l’Inde malgré une proximité religieuse et linguistique. Le Népal a une réelle envie de se démarquer et se rapproche donc de la Chine depuis les années 1990. Pour la RPC, c’est le moyen de conquérir le Tibet par le Sud. Il y a d’ailleurs de fréquentes incursions militaires notamment sur le territoire indien (18 km dernièrement) et bhoutanais.
– Alors que ce sont deux périphéries chinoises, quels sont les liens de ces régions avec les pays voisins ?
70% des échanges économiques du Tibet se faisaient avec l’Inde jusque dans les années 1950. C’est le partenaire commercial historique. Même culturellement, l’Inde représente le monde de référence idéal. La fermeture de la frontière est issue de la guerre sino-indienne, et commence juste à se rouvrir, pour le commerce, mais pas pour la population. D’ailleurs, il est extrêmement difficile d’obtenir un passeport pour un Tibétain. En revanche, l’évidence de ce continuum semble s’imposer depuis l’instauration de papiers d’identité spéciaux permettant de circuler librement sur une frange de 30km de part et d’autre de la frontière avec le Népal. Cela a induit une forte fluidification des relations ; les échanges se sont intensifiés, notamment au profit des produits chinois.
Au XinJiang, la situation est plus compliquée. Les Ouighours sont tous considérés comme potentiellement terroristes. Les seuls qui peuvent obtenir un passeport sont ceux passés par la formation et l’administration chinoise. Diplomatiquement, le bornage de 4000 km de frontière a été formalisé et il n’y a plus de problème avec les voisins, sauf avec l’Inde. Le point stratégique est la Karakoram Highway, très militarisé. Cette autoroute a permis l’ouverture avec le Pakistan. Il y a aussi plusieurs ramifications ferroviaires.
– Comment comprendre la différence de résonnance des enjeux de ces deux populations : pourquoi à l’échelle internationale est-il plus question du Tibet que des Ouighours ?
Alain Cariou revient sur le faible capital de sympathie des Ouighours du fait de leur religion. De plus, le discours de Pékin bien construit a permis l’interdiction de certaines associations à l’échelle internationale. De plus, il y a un défaut de nation : les Ouighours (moins en exil, mais à l’intérieur de la Chine) sont très divisés. La présidente du Congrès mondial Ouïghour, Rebiya Kadeer essaye de les réunir afin de défendre la cause ouighour, mais cette démarche est très récente, depuis 2004.
Françoise Robin souligne qu’il y a une forte conscience de la nation tibétaine. Leur écriture date de 650 environ avec de nombreuses chroniques historiques. Les Tibétains ont une très forte tradition historiographique et le monde tibétain se pense depuis longtemps comme « le pays des neiges ». Certes, le bouddhisme tibétain est minoritaire à l’échelle mondiale, il n’a que 10 millions de pratiquants, mais c’est la branche du bouddhisme la plus pratiquée en Occident. Les Tibétains sont donc conscients de leur apport religieux au monde et ils se considèrent depuis longtemps comme ayant développé et devant protéger une forme de bouddhisme très particulier, qu’ils considèrent comme la forme la plus aboutie. Sans compter la figure charismatique du Dalaï-Lama ! Mais ce capital de sympathie ne sert pas à grand-chose. Dans la diplomatie internationale, le Tibet appartient à la Chine et l’on observe une moindre intensité de la mobilisation internationale. C’est peut-être à mettre en lien avec le 11-septembre : le monde a changé et les angoisses se sont déplacées ailleurs.
Ouverture des questions à la salle
– Est-ce que le XinJiang ouvre ce que l’on pourrait appeler une « nouvelle route de la soie » ? Kachgar est-elle une ville en situation stratégique qui serait l’objet de convoitise ?
Alain Cariou explique que cette ville est plutôt un cul-de-sac. C’est la Karakoram Highway qui ouvre la région, mais n’est empruntable que de mai à septembre. Il y a aussi une liaison avec le Kirghizistan par le col de Torugart mais le trafic montagnard est peu dense.
– Vous serait-il possible de proposer une prospective de la situation de ces deux territoires dans vingt ans ?
Alain Cariou estime que la sinisation de la région est en cours. Les Ouighours sont devenus minoritaires sur leur territoire. C’est ce que l’on a observé aussi en Mongolie intérieur où les Mongols ne sont plus 12%. La seule perspective crédible pour les intellectuels ouighours serait l’implosion de la Chine (comme dans le cas de l’URSS) en raison des différents entre les « Han du sud » (Shanghai- Canton) qui détiennent le pouvoir économique et les « Han du Nord » (Pékin) qui détiennent le pouvoir politique. Cela permettrait une balkanisation du territoire. C’est ce que semblent attendre les indépendantistes.
Françoise Robin reconnaît aussi que les clefs sont principalement dans les mains des dirigeants de Pékin. C’est le cap qu’ils choisissent qui produira une assimilation rapide ou pas. L’idée d’arrêter l’identification de la population par leur ethnie est aussi en projet, car cela participe au sentiment identitaire.
– Quels sont les effets écologiques des grands travaux ?
Alain Cariou explique que les premières revendications des Ouïghours datent des années 1960 et concernent des revendications écologiques. Ils manifestent contre le polygone d’essai nucléaire du Lop Nor où des essais en plein air et en tunnel ont été réalisés au détriment des populations. Comme partout en Chine on assiste au Xinjiang à une érosion des sols et à l’épuisement des ressources en eau dû au développement de l’agriculture irriguée et notamment à la production de coton fort dispendieuse en eau. Il y a aussi une forte pollution de l’air, comme à Urumqi, capitale du Xinjiang, qui est l’une des villes les plus polluées de Chine.
La RPC a une réelle volonté de sédentariser les pasteurs tibétains. Mais le milieu est mal connu des Han et les pâturages ont été rapidement dégradés, avec des conséquences importantes sur les fleuves. Evidemment l’exploitation minière est rarement respectueuse de l’environnement et cela pose d’importants problèmes pour les Tibétains, sensible à l’intégrité des montagnes, qui sont souvent sacrées, et considérées comme des ancêtres. Les manifestations dénoncent rapidement les activités lorsqu’elles sont agressives envers l’environnement mais les interprétations chinoises ethnicisent toujours les revendications. Ces manifestations sont politisées par les médias et responsables politiques. Françoise Robin identifie là une forme de double peine pour les minorités : les autorités soupçonneuses décrédibilisent rapidement ces mouvements, omettant le fond de leurs demandes et les noyant dans des pseudos manifestations indépendantistes. Mais l’écologie est peut-être le seul domaine où les Tibétains et les Han travaillent véritablement ensemble. Les ONG chinoises de défense de l’environnement qui se sont installées dans les zones tibétaines travaillent en étroite collaboration avec les Tibétains.
– Y a-t-il une coopération entre les Tibétains et les Ouighours ?
Il n’y a pas de coopération car il n’a pas de contestation possible de l’intérieur rappelle Françoise Robin. Certes il y a parfois une conscience d’être « frères de misère », mais dans l’ensemble les Tibétains n’aiment pas trop l’Islam. En revanche, en exil, lors des manifestations pro-Tibet, il y a toujours des représentants ouighours.
D’après Alain Cariou, les Tibétains sont un modèle à suivre pour les Ouighours, du fait de leur aura. Comment faire pour bénéficier de la même sympathie internationale ?
– Le mot de colonisation a été utilisé dans le cas du XinJiang, le même terme peut-il être employé pour le Tibet ?
Au niveau universitaire, les spécialistes évitent autant que possible d’employer des termes connotés. Mais il n’y a pas d’accord sur la question souligne Françoise Robin. Pour l’Occident, le Tibet appartient à la Chine, il n’y a donc pas de colonisation. En revanche, on constate en effet un non partage des ressource, une appropriation et un contrôle du territoire… ce qui peut ressembler à une colonisation.
Alain Cariou précise l’usage de ce terme. La colonisation qu’il identifie au XinJiang est à comprendre au sens géographique, c’est-à-dire l’installation sur le territoire pour la valorisation des ressources. C’est un front pionnier.
– Pouvez-vous nous présenter vos méthodes de recherche pour récolter les informations et données que vous nous avez transmises aujourd’hui ?
La réponse est commune aux deux intervenants. Ils utilisent les chiffres d’après les sites chinois officiels et de la province d’étude, des articles de collègues, des séjours sur le terrain… avec un visa touriste ! Il est inutile de penser à demander un visa de recherche. La circulation est libre dans les zones ouvertes aux touristes.
– Y a-t-il une littérature et un cinéma tibétains vivant ou pas ? comment est-ce accessible en France ?
La littérature tibétaine est un véritable rempart. D’après Françoise Robin, les Tibétains exercent leur identité par l’écriture. Ce sont des graphomanes, très lettrés. Ils ont aussi une littérature contemporaine très riche, 120 à 150 revues spécialisées alors que la moitié de la population ne sait pas lire ! Ils se sont ouverts récemment au cinéma, en passant directement au cinéma d’art et essai… il n’y a pas de marché pour le cinéma populaire. Les références des cinéastes émergents en ce moment, c’est Bergman. Mais du 26 au 29 novembre à l’INALCO, vous pourrez voir des documentaires tibétains et un film !
– Dans le cadre de la question des CPGE sur les « mondes du froid » : Y a-t-il des activités dans le désert de Taklamakan ?
L’exploitation des hydrocarbures évidemment, mais aussi des tours de touristes en 4×4, entre les anciennes cités Han et les forts chinois antiques.
Compte rendu rédigé par Judicaëlle Dietrich
Pour aller plus loin :
Alain Cariou, « Le nouveau Xinjiang : intégration et recompositions territoriales d’une périphérie chinoise », EchoGéo [Online], 9 | 2009, Online since 17 June 2009,. URL : http://echogeo.revues.org/11244 ; DOI : 10.4000/echogeo.11244
Françoise Robin (dir), Clichés tibétains, idées reçues sur le Toit du monde, Le Cavalier bleu, 2011, 176 p.
Françoise Robin, « La société civile tibétaine et ses relations avec le gouvernement tibétain en exil », Outre-Terre, 2009/1 n° 21, p. 169-179. DOI : 10.3917/oute.021.0169
Françoise Robin, « À qui profite le développement ? Politiques chinoises en zones tibétaines (1988-2008) », Esprit, 2008/8-9 (Août/septembre), p. 29-42.
Françoise Robin, « Mars-avril 2008 : que s’est-il passé au Tibet ? », EchoGéo [En ligne], Sur le Vif, mis en ligne le 20 juin 2008. URL : http://echogeo.revues.org/5723 ; DOI : 10.4000/echogeo.5723