Compte rendu du café géographique du 31 janvier, avec A. Spire et C. Schmoll

Avec Amandine Spire et Camille Schmoll, maîtresses de conférences à l’université Paris-Diderot (Paris VII). Amandine Spire a notamment travaillé sur les migrations en Afrique de l’Ouest. Elle s’intéresse actuellement davantage aux problématiques de droit à la ville et de productions de normes sociales et spatiales dans les sociétés urbaines. Camille Schmoll est spécialiste des migrations dans l’espace euro-méditerranéen. Elle s’intéresse notamment aux migrations féminines, à travers une approche par le genre.

Le thème de ce café géographique s’articule autour d’une question d’actualité, mais a aussi pour objectif de discuter la notion de « crise » : est-ce qu’il s’agit de l’acmé d’un mouvement qui a débuté anciennement ou bien plutôt d’un phénomène récent ? Quelles en sont les causes principales ?

Les limites spatiales de cette crise sont également problématiques. Parler de crise migratoire européenne, c’est d’une part s’interroger sur les limites spatiales de l’Europe : un certain nombre de pays qui ne font pas partie de l’Union Européenne sont également touchés. D’autre part, cette crise interroge également les limites politiques de l’Europe : est-ce que la crise migratoire ne serait finalement pas un révélateur d’autres crises, des frontières européennes, de l’hospitalité, de la solidarité entre Etats-membres ou encore du projet européen dans son ensemble ?

Camille Schmoll propose de croiser les approches temporelles et spatiales afin de mieux recontextualiser le phénomène actuel. Elle revient sur la notion de « crise » : en partant d’une conception gramscienne, elle explique que la crise est un moment de transition, où quelque chose se meurt mais sans savoir sur quoi il va s’ouvrir[1].

I. Caractériser les flux migratoires contemporains

Quantification des flux migratoires contemporains

Camille Schmoll commence en expliquant que depuis 2011, on remarque une hausse des traversées méditerranéennes, qui correspond au déclenchement des Printemps arabes : les premiers flux sont majoritairement constitués de Tunisiens. Mais, à partir de 2014, le nombre de personnes qui traversent la Méditerranée augmente précipitamment, en lien avec la guerre civile syrienne. Cette augmentation brutale des traversées maritimes s’explique par la fermeture des routes terrestres : bien entendu il n’a pas fallu attendre 2011 pour que l’Europe devienne une destination migratoire.

En 2016, sur les 363 000 arrivées recensées, 176 000 personnes sont arrivées en Grèce, notamment sur les îles de la mer Egée. L’accord signé, en mars 2016, entre l’Union Européenne et la Turquie[2] a crée un déplacement des flux vers la Sicile. En termes de nationalités, ces flux sont essentiellement constitués de Syriens, de personnes venant d’Asie centrale, d’Afrique Orientale (Erythrée, Somalie, Ethiopie, Soudan) et dans une moindre mesure d’Afrique occidentale (Nigéria, Gambie, Côte d’Ivoire). Le profil des migrants a tendance à se modifier : de plus en plus de mineurs isolés (ils représenteraient 20% des déplacés) mais également des femmes seules prennent le parti de traverser la Méditerranée.

Ces migrations sont majoritairement constituées de réfugiés, mais Camille Schmoll explique que c’est extrêmement compliqué de se contenter des catégorisations des organisations internationales (Organisation internationale pour les migrations)[3], qui parlent souvent de « flux mixtes », englobant à la fois des demandeurs d’asile et des migrants économiques. La séparation n’est pas si évidente, les motivations sont souvent entremêlées.

Amandine Spire explique alors qu’il faut déconstruire l’idée de crise : si ces flux semblent considérables, tous les rapports statistiques sur les migrations internationales indiquent que depuis 50 ans, le taux de migration (le pourcentage de la population mondiale qui vit dans un pays différent de celui de naissance) est le même, autour de 3%. Cette population migrante augmente au même rythme que celui de la population mondiale. Cette stabilité va contre l’idée d’une crise migratoire nouvelle, qui menacerait d’une part les frontières et d’autre part les Etats-nations. Par ailleurs, ces déplacements se déroulent davantage dans les pays du « Sud » que vers les pays du « Nord ». C’est une minorité (34% en 2015) qui se déplace du « Sud » vers le « Nord » ; 38% se déplaçant au sein des pays du « Sud », 23% au sein des « Nords » et seulement 6% du « Nord » vers le « Sud ». Finalement, le principal changement dans cette « crise migratoire », c’est la place nouvelle occupée par les réfugiés, qui déclenche un débat en Europe autour de leur accueil. Ils viennent s’ajouter aux migrants « économiques » que l’on rencontre dans les pays de l’OCDE[4], qui eux-mêmes se déplacent pour des raisons variées, approximativement on peut dire que :

  • 1/3 migrent pour des raisons familiales
  • 1/3 se déplacent dans le cadre de la libre circulation instaurée
  • 1/3 se déplacent pour des raisons de travail ou dans le cadre d’un projet d’étude

Les chiffres indiquent globalement une hausse du nombre de réfugiés en Europe. Ce nombre fluctue considérablement en fonction de la géographie des conflits dans le monde : ce sont des phénomènes conjoncturels. L’Europe a ainsi accueilli dans les années 1990 des réfugiés fuyant le conflit en ex-Yougoslavie.

Les chiffres de l’office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) vont en ce sens : l’évolution de la demande d’asile en France fonctionne par vague. Une hausse brutale de la demande a eu lieu dans les années 2000 et augmente à nouveau depuis 2014-2015. En 2016, les chiffres publiés par la Cimade[5] indiquent que les migrants forcés (menacés pour leur survie dans leur pays d’origine, viennent principalement de Syrie, d’Irak, du Soudan et du Yémen).

Les pays d’accueil sont prioritairement des pays proches, plus facile d’accès, avec une certaine proximité culturelle ou ayant mis en place des politiques d’accueil spécifiques : la Turquie, le Liban ou encore l’Ethiopie en font partie. Mais ces pays récepteurs sont aussi des pays émetteurs : il faut dans tous les cas relativiser l’importance de l’Europe comme pays récepteur.

Figure 1 : L’arc des réfugiés par P. Rekaciewicz. Source : https://visionscarto.net

Philippe Rekacewicz, cartographe au Monde Diplomatique, a montré que les principaux pays d’accueil formaient un « arc des réfugiés » qui s’étendait de l’Afrique subsaharienne à l’Asie du sud Est et que l’Union Européenne était une lointaine périphérie de cet arc (fig.1). Le Moyen Orient et le Proche Orient sont les régions les plus concernées par les flux migratoires.

Au-delà de l’approche quantitative : qui sont-ils ?

Amandine Spire explique que ces personnes ne sont pas des réfugiés, mais des déplacés, qui sont contraints de quitter leur lieu de vie car ils y sont menacés, mais ce déplacement n’engage pas forcément un passage de frontière : ils ne quittent pas forcément leur pays. Par ailleurs, ces déplacés n’ont pas de statut international de protection, ils restent sous le statut de leur Etat d’appartenance, alors même que les réfugiés sont protégés par la législation d’un autre Etat et par la convention de Genève[6].

Ces déplacés sont également appelés des déracinés. En 2015, ils étaient 63 millions. Parmi eux, un tiers sont des réfugiés, et 80% des déracinés sont localisés dans les pays en développement. Au total, seulement 14% des déracinés arrivent dans un pays « du Nord ». Les pays les plus affectés par ces déplacements sont encore une fois les pays voisins, qui souvent accueillent les déplacés dans des camps. On trouve des installations importantes en Turquie, en Jordanie, au Liban et en Irak, qui accueillent surtout des Syriens : en 2015, un Syrien sur cinq avait quitté son pays.

Ces camps de réfugiés sont ambivalents : il s’agit certes de lieux d’accueil, mais ce sont également des lieux d’enfermement. L’observatoire Migreurop – réseau européen et africain de militants et de chercheurs dont l’objectif est de faire connaître les réalités de l’accueil des migrants a bien montré que la logique des camps n’était pas propre à l’Europe mais connaissait, dans cette région du monde, une véritable prolifération même si on trouve des camps dans l’ensemble du monde.

II. Un focus sur la Méditerranée : mourir aux portes de l’Europe ?

Figure 2 : Mourir aux portes de l’Europe par Migreurop. Source : Le Monde Diplomatique

Camille Schmoll propose de revenir sur l’une des cartes les plus célèbres produites par le réseau Migreurop : « Mourir aux portes de la Méditerranée » (fig.2). La question de la mortalité fait partie des aspects qui marquent la crise ; c’est également un marqueur de la Méditerranée comme frontière. La médiatisation de naufrages spectaculaires a participé de cette construction de la frontière, à la fois matériellement et symboliquement. Quelques images célèbres sont présentées par les intervenantes pour revenir sur la généalogie de la frontière méditerranéenne :

  • En 1991, une grande vague migratoire en provenance d’Albanie arrive à la fin du printemps en Italie. Les bateaux transportent parfois près de 20 000 personnes à bord. En Italie, cela active un ensemble de représentations collectives de la figure de l’Albanais, perçu comme un criminel.
  • En 2006, aux Canaries, a lieu la crise des Cayucos (un cayuco étant une embarcation traditionnelle des pêcheurs au Sénégal) : 40 000 personnes arrivent sur les îles, à bord de petites embarcations de pêcheurs. Ces arrivées sont caractérisées par une présence importante de jeunes migrants. Le phénomène est particulièrement médiatisé en ce qu’il constitue une rencontre avec l’altérité, entre les touristes et les migrants, entre deux phénomènes de mobilité. Ce phénomène rappelle aussi que la frontière, c’est ce qui fait la limite avec l’autre.

Production de la frontière et politiques migratoires

Cette frontière qui apparaît de manière brutale à travers ces deux évènements est liée à la construction de l’Union Européenne et d’un espace de libre circulation : l’abattement des frontières intérieures (pour les marchandises comme pour les hommes) se traduit par un renforcement de la frontière extérieure. Dans les années 1990-2000, les Etats Sud-Européens doivent ainsi mettre en place une politique de visa. Ce sont des pays qui ont besoin de migrants (faibles taux de natalité, demande venant du marché du travail). En général, les migrants viennent avec un visa puis tombent dans l’irrégularité, avant d’être régularisés par vagues. Mais, depuis la fin des années 2000, ces politiques cessent : ces voies d’entrées dans l’Union Européenne tendent à se fermer, ce qui explique le développement de routes migratoires alternatives, notamment maritimes.

Enfin, c’est la politique migratoire du règlement Dublin II[7] qui contribue à modifier les formes de la frontière extérieure de l’Union Européenne : les demandeurs d’asile doivent être enregistrés et demander l’asile dans le premier pays de l’Union où ils sont arrivés. Les pays situés à la frontière extérieure de l’Union Européenne (Espagne, Grèce, Italie notamment) subissent ces politiques et doivent gérer l’essentiel des arrivées.

Aujourd’hui, les points d’entrée de migration clandestine dans l’Union Européenne sont essentiellement maritimes, même si quelques passages se font par la frontière Grèce/Turquie. Mais ces passages se recomposent au gré des politiques migratoires : dès qu’on cherche à fermer une route, une autre s’ouvre ailleurs. Les premiers points de passages vers l’UE étaient Gibraltar et la Sicile. Des entrées importantes se font par « le Rocher » jusqu’en 2002, puis un redéploiement en faveur de l’entrée par les Canaries et par le Canal de Sicile a lieu. En 2010, un accord signé entre le gouvernement de Berlusconi et celui de Kadhafi vise à retenir les migrants en Libye où ils sont enfermés dans des camps. Les flux se tarissent, mais reprennent avec le début de la guerre civile en 2011.

Pour Camille Schmoll, il y a « quelque chose du jeu du chat et de la souris » dans les politiques migratoires, comme l’a encore démontré l’accord signé entre l’Union Européenne et la Turquie pour essayer de couper la route de la mer Egée en mars 2016 : le canal de Sicile est redevenu la principale route migratoire vers l’Europe.

Les îles : pivots des dispositifs de contrôle européen ?

Les îles apparaissent comme une cristallisation de la frontière extérieure de l’Union Européenne : Lampedusa, les îles de la mer Egée, mais également Malte sont des hauts-lieux du dispositif migratoire européen. Ces îles permettent de construire la frontière européenne : on arrive à Lampedusa et pas ailleurs (Pantelleria par exemple), non pas parce que c’est un lieu de passage « évident » mais parce que l’île est construite comme une frontière (voir l’article de Paolo Cuttitta en bibliographie)

D’abord, les îles sont un lieu d’acheminement des migrants : ceux qui sont secourus en mer sont acheminés vers certaines îles. Les arrivées sont parfois décalées, décentrées sur plusieurs îles, qui sont des hotspots du dispositif : elles accueillent des centres « de tri » des migrants. Avec une réactivation de l’image de l’île comme lieu de mise à l’écart. Si le dispositif de « hotspot » n’existe que depuis un an, les centres fermés, de rétention, existent depuis longtemps sur les îles. Elles hébergent des lieux d’entre-deux migratoires, d’attente : les migrants ne savent pas s’ils seront expulsés, déplacés dans le cadre d’une procédure d’asile ou livrés à eux-mêmes.

A Malte, l’attente peut durer jusqu’à 18 mois. Pour les demandeurs d’asile, le délai est de 12 mois (9 mois depuis 2015). L’île est aussi un lieu de mise en scène des politiques migratoires, à travers la médiatisation de la situation, avec l’idée de décourager ceux qui voudraient prendre la route.

La mise en scène est aussi celle de l’altérité, qui rentre en opposition avec l’identité insulaire et se comprend dans un processus plus global de construction d’une identité européenne. A Malte, on retrouve ces logiques : il existe depuis longtemps une construction de l’île comme rempart de l’Europe et de la chrétienté. Les îles jouent aussi sur la rhétorique de l’exiguïté : à Malte, en 2013, après un plan de relocalisation de réfugiés sur l’île, de gros débats ont été soulevés autour de l’idée qu’un petit espace insulaire ne pouvait pas accueillir d’importants contingents de réfugiés. Inversement, la maire de Lampedusa défend une posture inverse, en diffusant l’idée que l’île est un espace d’accueil, qui accepte les réfugiés et les prend en charge, malgré sa taille.

III. De quelle crise parle-t-on ?

Camille Schmoll explique que la crise actuelle est davantage une crise politique qu’une crise migratoire qui se décline en deux points.

C’est d’abord une crise institutionnelle qui touche l’Union Européenne, une crise de la solidarité entre les Etats : depuis les premières arrivées de migrants en provenance de Syrie, des plans de relocalisation de « partage de fardeau » comme il est précisé en langage institutionnel ont été prévus et proposés en 2015. Après d’âpres négociations, un certain nombre de variables ont été prises en compte dans le nombre de personnes qui devaient être accueillies par chaque Etat, notamment la population et le taux de chômage. Mais le nombre de personnes effectivement accueillies est très loin de ce qui avait été proposé initialement : en France, sur 17 000 prévues, seulement 2500 arrivées légales de réfugiés ont eu lieu.

Amandine Spire ajoute que c’est aussi une crise à l’échelle des Etats-nations et de leurs politiques d’accueil. Ces mouvements migratoires suscitent de fortes contradictions : manifestations anti-accueil, manifestations de soutien aux réfugiés se superposent à des discours politiques qui sont de plus en plus crispés sur la question et s’articulent autour d’une rhétorique de l’hospitalité ou au contraire, de l’indésirabilité vis-à-vis de ces populations migrantes.

Un certain nombre de collectifs prennent part à la gestion des migrants et proposent de venir en aide face aux insuffisances des politiques nationales ou européennes : on peut penser au collectif SOS Méditerranée, qui propose de financer des opérations régulières de sauvetage de migrants ou encore le collectif Frontexit, qui essaye de mettre fin à la politique Frontex.

Camille Schmoll conclut en donnant un exemple d’actualité de ces crispations en Italie : les migrants qui arrivent dans le Sud de la péninsule et dans les îles sont relocalisés dans toute l’Italie et en particulier dans le Nord. A Gorino, dans la province de Ferrare, les habitants ont répondu à ces politiques de relocalisation en montant des barricades pour empêcher les migrants de s’installer dans la région. Mais d’autres villages, tels que Riace en Calabre, sont des modèles en termes d’accueil.

Questions

Question (Q) : Qui sont les passeurs ? Est-ce qu’il s’agit de personnes qui viennent du Sud ou plutôt des Italiens ou des Grecs ? Et comment est-ce que l’on peut lutter contre les passeurs ?

Amandine Spire (AS) : On a fait le choix de ne pas en parler au cours de la présentation car il s’agit d’une question très délicate. Les passeurs, c’est la justification de la sécurisation des frontières. Ce n’est pas une catégorie figée, la plupart ne sont pas passeurs toute leur vie, cela fonctionne souvent par opportunité : un pêcheur qui a un bateau et veut arrondir ses fins de mois peut être un passeur. Le passeur, c’est un peu « la figure du méchant » dans la construction de discours diabolisant les migrations ; ils sont difficiles à identifier.

Camille Schmoll (CS) : Il existe de multiples formes de passeurs. Certains travaillent sur la base d’opportunités lucratives, ponctuelles, mais il existe aussi des réseaux très structurés, comme c’est le cas du réseau de traite des femmes nigérianes. Certains aussi sont migrants eux-mêmes et font cela pour se financer.

Q : Quelle est la situation migratoire dans les pays européens qui sont en dehors de l’UE?

Intervention de Michel Sivignon: l’Asie centrale continue à fournir des migrants vers Moscou et les régions urbanisées de la Russie. La Russie attire aussi des migrants qui viennent de l’ex-URSS.  Aussi, la migration prend parfois un sens particulier en Asie Centrale. Sophie Haumont a notamment montré qu’au Tadjikistan à la frontière avec l’Iran, l’épisode migratoire dans une vie de jeune homme est nécessaire pour être vraiment un homme : c’est un rite initiatique que de partir.

Q : Est-ce qu’il y a vraiment une polarisation des flux vers l’Angleterre ? Pourquoi est-ce que le « désir d’Angleterre » est si prégnant ?

AS : Les flux récents s’inscrivent dans une certaine tradition historique : dans l’histoire du Commonwealth, il existait des facilités pour devenir citoyens britanniques. Cela a changé avec la décolonisation et l’entrée dans l’Union Européenne. Aujourd’hui, la question de la langue joue un rôle, tout comme le fait que les titres de séjour sont quantitativement davantage délivrés qu’en France. Il faudra voir comment le Brexit recomposera ces logiques d’attractivité.

Q : Comment les centres humanitaires d’Ivry et de Porte de la Chapelle peuvent résoudre les problèmes d’accueil ?

CS : Quand on travaille sur l’Europe du Sud on a un certain recul : ce n’est pas 8000 personnes qu’on doit gérer, mais c’est bien plus. Il y a eu un problème de gouvernance : le centre de la maire de Paris a dévié du projet initial. A cela se superpose un problème de gestion : ces centres sont faits pour du temporaire, mais on n’arrive pas replacer les migrants rapidement. Par ailleurs, un ensemble de pratiques n’étaient pas censées avoir lieu, comme la prise d’empreintes, et qui finalement sont réalisées. Ils sont aussi en désaccord avec le projet initial des migrants qui reposent sur un réseau social chargé de les aider. Or, le programme de redistribution des demandes d’asile en accord avec Dublin II va contre ces réseaux familiaux ou amicaux qui font partie du projet initial du migrant : c’est pourquoi ils cherchent parfois à éviter ces dispositifs d’accueil.

AS : Le problème c’est qu’on continue à penser l’accueil en termes de catégories juridiques déterminées. On vérifie dans ces centres que ces migrants sont des demandeurs d’asile, alors même que les catégories exilés/ migrants économiques sont poreuses. Les politiques d’accueil restent finalement assez figées en comparaison des motifs de la migration.

Q : Est-ce qu’on peut parler d’une marchandisation de la sécurisation des frontières/camps des migrants ? Comment on peut réfléchir à ces logiques de marchés qui ont intérêt à ce qu’il y ait toujours des migrants ?

CS : En général, ce sont les mêmes acteurs qui gèrent les prisons et qui gèrent les frontières (avec les systèmes de barrières, de fermeture, de surveillance). Il est vrai que dans les pays en crise économique comme la Grèce ou l’Italie, les migrations peuvent aussi être un facteur de développement local. Dans un continuum qui va du domaine humanitaire au domaine sécuritaire, une multitude d’emplois sont possibles, certains étant assez ambivalents : ils doivent gérer le soutien humanitaire des migrants tout en veillant à ce qu’ils ne s’éloignent pas du camp. Il y a donc bien un marché des migrations, avec parfois des liens avec des questions de corruptions ou de mafia, via les marchés publics.

Q : Quelle est la place des femmes dans les migrations ?

CS : On a peu de chiffres genrés sur la question des traversées, car le sexe des morts n’est pas toujours identifié. J’ai notamment demandé quelques chiffres à l’Organisation Internationale pour les Migrations : sur les 3000 morts en 2015, seuls 300 corps ont été identifiés, et la moitié sont des femmes. Les hommes et les femmes sont inégaux dans la migration. On a arrêté de penser que les femmes ne migraient pas, mais elles font face à des obstacles différents que ceux rencontrés par les hommes. Toutes les femmes aujourd’hui ont subi des violences sexuelles en route, et parfois les hommes aussi. C’est pourquoi certaines femmes arrivent enceintes. Parfois, elles partent avec des patchs contraceptifs pour se protéger un minimum : elles savent « qu’elles vont y passer ». C’est par ailleurs particulièrement difficile pour elles d’obtenir des soins gynécologiques à leur arrivée : à l’échelle de la province de Raguse, en Italie, qui a la taille d’un département français, seul un médecin qui pratique l’avortement : la situation est compliquée pour les femmes italiennes locales, mais encore plus pour les femmes migrantes.

Q : Est-ce que les pays riches du Golfe accueillent des migrants ?

AS : C’est un autre champ migratoire. Ils accueillent des réseaux liés à la domesticité (en provenance d’Asie du Sud Est) mais aussi à travers le système de la kafala et des migrations de travailleurs.

Q : Si les femmes représentent 50% des migrations, pourquoi ne sont-elles par visibles dans les camps ni même dans les médias ?

CS : Si les femmes représentent 50% des migrants dans le monde, la situation est différente à l’échelle transméditerranéenne. Par ailleurs, elles ne se regroupent pas là où sont les hommes : cela peut être un facteur de risque et encourager leur stigmatisation.

Q : Comment s’articule l’activité touristique et l’activité migratoire ?

CS : Les migrations regroupent des profils très différents. Ces profils se téléscopent en Méditerranée, qui est à la fois une zone touristique et un espace frontière. La prise en charge d’un demandeur d’asile, c’est 30 € par personne et par jour. C’est plus intéressant économiquement qu’un touriste saisonnier, car on peut remplir un hôtel toute l’année : les migrants sont aussi une importante source de revenus. Pour Malte, c’est particulièrement important : il faut trouver un équilibre entre les deux, d’où des scènes de rencontres. Parfois, on assiste à un cloisonnement de l’espace entre zones pour touristes et espaces pour demandeurs d’asile (avec murs, séparations verticales, au sein même des hôtels).

Q : J’habite à proximité de la porte de la Chapelle : les migrants dorment à même le sol, avec quelques couches de vêtements et des duvets. La police les chasse, et les agents mettent les duvets dans des poubelles : en quel nom ces policiers agissent, est-ce que cela ne révèlerait pas une certaine crise morale ?

AS : Lors d’un colloque récent auquel j’assistai, un élu du XVIIIe arrondissement de Paris expliquait qu’en tant que riverain, cela lui était devenu insoutenable de croiser les campements de réfugiés avec ses enfants. Cela se fait au nom du caractère insupportable du phénomène.

CS : Des négociations ont eu lieu sur la localisation des centres : le camp d’Ivry-sur-Seine ne se situe pas sur le territoire de Paris intra-muros. On est encore dans une logique de faire circuler les indésirables : on fait circuler ceux dont on ne veut pas, par des politiques de relégation qui ne règlent pas le « problème » mais ne font que le déplacer.

Q : A Lampedusa et dans les autres îles qui accueillent des migrants, quelles sont les influences de la présence des ONG dans l’économie locale ?

CS : Les personnes engagées dans les associations sont de passage, tout comme les migrants : c’est particulièrement fluctuant. Donc on vit dans l’habitude de l’urgence perpétuelle et de proximité avec la difficulté, avec la mort. Mais les habitants cherchent à lutter contre l’image d’une île-cimetière. La présence de militants pour l’ouverture des frontières font aussi du lieu une sorte de géosymbole politique.

: A Malte, combien de temps les migrants sont retenus dans cette île-prison ? Comment font-ils pour en sortir ?

CS : Malte est signataire de la convention de Genève, donc les gens qui arrivent à Malte doivent en repartir. Parfois les gens restent plus de 18 mois dans ces camps : on peut donc parler d’une forme de détention. Après ces 18 mois dans des centres fermés, ils passent dans des centres ouverts, mais qui restent en périphérie et isolés des centres urbains. Mais depuis quelques temps, il existe un décret qui permet d’expulser ces personnes, alors même qu’elles sont censées être sous protection : Malte et Chypre sont des cas assez extrêmes du point de vue de la situation des demandeurs d’asile.

Pour compléter :

  • BERNARDIE-TAHIR Nathalie et SCHMOLL Camille, « Iles, frontières et migrations méditerranéennes : Lampedusa et les autres », L’Espace Politique. Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2015, n°25.
  • CUTTITTA Paulo, « la frontiérisation » de Lampedusa, comment se construit une frontière », L’espace politique. Revue en ligne de géographie politique et de géopolitique, 2015, n°25
  • MIGREUROP (association), CLOCHARD Olivier, et BLANCHARD Emmanuel, Atlas des migrants en Europe : géographie critique des politiques migratoires. 2012.
  • Le blog cartographique de Nicolas Lambert (Migreurop) : http://neocarto.hypotheses.org/
  • Réseau anti-atlas des frontières : http://www.antiatlas.net/
  • Réseau Migreurop : http://www.migreurop.org/

Compte rendu rédigé par Marine Duc

[1] « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés » dans Cahiers de prison n°3, §34, p. 283 parus aux éditions Gallimard

[2] L’objectif de l’accord était  « d’offrir un accès sûr et légal à l’UE » et de « réduire les migrations irrégulières », en conformité avec le droit européen et le droit international : http://ec.europa.eu/news/2016/03/20160319_fr.htm

[3] Site internet de l’Organisation Internationale pour les migrations :  http://www.iom.int/

[4] Organisation de Coopération et de Développement économique

[5] Association de défense des populations migrantes et réfugiées

[6] Convention relative au droit des réfugiés de 1951 qui définit les modalités selon lesquelles un Etat doit accorder le statut de réfugié aux personnes qui en font la demande. Elle définit également les droits et devoirs de ces personnes.

[7] Entré en vigueur en 2008, il avait pour objectif d’empêcher un réfugié de demander l’asile politique dans plusieurs Etats-membres, tout en réduisant les transports de réfugiés d’un Etat-membre à l’autre. Mais cette politique entrave les droits et le bien-être personnel des demandeurs d’asile.