Le dernier Mardi de la mer (1), organisé par l’Institut catholique de Paris (ICP) et l’Institut français de la mer (IFM), a traité d’un aspect de la guerre en Ukraine peu abordé par la presse : ses conséquences maritimes, tant du point de vue géopolitique qu’économique. Participaient à cette conférence l’amiral Oudot de Dainville, la juriste spécialiste du droit international de la mer Alina Miron et le géographe Paul Tourret, directeur de l’Institut Supérieur d’Economie Maritime (ISEMAR) (2).

D’emblée, l’amiral Oudot de Dainville évoque deux dates essentielles de l’offensive russe, celle du jour de l’invasion le 24 février 2022 bien sûr, mais aussi celle du 31 juillet 2022 où, lors de la Journée de la Marine à Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine exposa la doctrine navale de la Russie, dans la tradition de Pierre le Grand. Elle repose sur sept points :

  • La course vers les mers chaudes
  • La recherche de la puissance russe sur mer
  • Une doctrine foncièrement anti-américaine faisant de l’OTAN la principale menace
  • La division des espaces maritimes en trois zones : la zone comprenant les eaux territoriales et la ZEE dans laquelle les forces russes doivent défendre leur territoire, une zone de confrontation possible (mer Noire, Méditerranée orientale, mer Rouge, Baltique, Pacifique, Atlantique) et le reste du monde
  • La modernisation de la flotte avec la construction de porte-avions
  • Un intérêt pour l’Arctique en tant que nouvel Eldorado où puiser des ressources
  • Le développement de bases navales un peu partout dans le monde
  • Les sanctions occidentales ont entraîné la mise en place de nouvelles routes de la mondialisation, très perturbées. En ce qui concerne les produits alimentaires, des accords ont été négociés mais beaucoup de bateaux sont bloqués à Odessa. On peut craindre des crises alimentaires très dangereuses. Sur la plan régional, un corridor eurasien, alliant voies d’eau et voies ferrées, a été mis en place pour relier Saint-Pétersbourg à un port iranien du golfe d’Oman en passant par la Caspienne.

Les Russes sont aussi très actifs sous les mers où transitent par jour 10 000 milliards de dollars. On a pu récemment faire le lien entre des coupures de câbles, dans les Shetlands et à Marseille, et la présence d’un chalutier russe. Dans le futur, il risque d’y avoir une rivalité entre câbles sous-marins russes et américains.

Parmi les dégâts collatéraux du conflit, les intérêts américains figurent en bonne place. Comme les Etats-Unis ne peuvent avoir qu’un ennemi à la fois et que leur ennemi actuel est la Russie, ils ont baissé la garde dans le Pacifique. Et l’Accord de sécurité signé entre la Chine et les îles Salomon (point de contrôle du Pacifique) en avril 2022 est un fait grave qui suscite beaucoup d’inquiétudes à Washington sur les ambitions militaires de Pékin.

En conclusion l’amiral prévoit deux évolutions : le déplacement de la lutte entre Russie et Etats-Unis en Arctique et le maintien des Russes en Crimée où la grande base de Sébastopol est indispensable à leur marine… Les tensions en mer ne peuvent donc qu’augmenter.

Alina Miron commence son intervention en expliquant la situation en mer Noire. La liberté de circulation y est malmenée. Plusieurs navires appartenant à des Etats tiers ont été coulés à cause de mines dérivantes, loin des zones d’activités des deux belligérants. Les Turcs ont fermé les détroits (Bosphore et Dardanelles) dès le 28 février, arguant de la Convention de 1936 autorisant la Turquie à supprimer le transit si elle s’estime menacée. Une telle décision, exceptionnelle, ne s’était pas produite depuis la IIe Guerre mondiale. Actuellement aucun navire de l’OTAN ne peut passer.

Quel peut être le rôle du Droit dans une telle situation ? Avant la guerre, la mer Noire était divisée par des frontières maritimes entre la Turquie, la Russie, la Roumanie et l’Ukraine et ces frontières étaient déclarées inviolables. La Charte de l’ONU et la Convention sur le Droit de la mer (signée à Montego Bay en 1982) interdisent tout recours à la force. Mais actuellement ces principes laissent la place au « Droit dans la guerre » (« jus in bello ») qui est un acquis humanitaire. Celui-ci s’appuie sur le Manuel de Sanremo consacré au droit international applicable aux conflits armés en mer, adopté en 1994. S’applique ainsi un principe de neutralité qui protège les ports des Etats neutres et permet la création de corridors maritimes empruntés par des convois humanitaires en fonction d’accords temporaires signés par les belligérants.

Le géographe Paul Tourret rappelle que les sources énergétiques russes avaient permis aux Européens de sortir des problèmes géopolitiques du Moyen-Orient. Actuellement crises économiques et crises politiques s’engendrent les unes les autres. L’agression russe a provoqué trois crises maritimes : l’arrêt de la conteneurisation, des perturbations sur la production énergétique et des perturbations sur les marchés agricoles (la Russie fournit 7% du marché mondial et l’Ukraine 9%).

Cette situation a plusieurs conséquences :

  • L’utilisation du black shipping par la marine russe (pratiques illégales de transport permettant de contourner les sanctions européennes).
  • La création de nouvelles routes mondiales reliant la Russie à beaucoup d’Etats amis, ce qui entraîne, par exemple, le passage d’un plus grand nombre de bateaux dans le canal de Suez. Se constitue ainsi une nouvelle géographie mondiale.
  • La constitution de corridors pour les blés ukrainiens sur lesquels pèse une forte spéculation.

En conclusion, Paul Tourret insiste sur la complexité de la crise mondiale. La baisse de la demande de produits manufacturés entraîne le ralentissement de l’économie chinoise qui, à son tour, amène une baisse des prix pétroliers. Tous les pays sont liés les uns aux autres dans un monde multipolaire. Le phénomène le plus important à noter est l’essoufflement de la mondialisation.

Schéma des conséquences maritimes et économiques de la guerre en Ukraine. isemar.fr

 

  1. Mardis de la Mer: Les Mardis de la Mer est un cycle de conférences ouvert à tous et gratuit, créée en 2004, à l’initiative de Christian Buchet, professeur à l’Institut Catholique de Paris (ICP), directeur du Centre d’études de la Mer (CETMER), et de Eudes Riblier, Président de l’Institut Français de la Mer (IFM). Incontournable pour les passionnés du monde maritime et les étudiants en Histoire-Géographie et Sciences Politiques, ce cycle de conférences fait chaque année appel aux meilleurs spécialistes.
  2. Fondé en 1997, l’Institut supérieur d’économie maritime (ISEMAR), est une association loi de 1901 concernant l’économie du transport maritime. Localisé au cœur de la métropole portuaire Nantes-Saint-Nazaire, l’ISEMAR est un observatoire des questions portuaires et produit des études, à l’échelle locale, nationale ou interna
    L’ISEMAR est dirigée par Paul Tourret, géographe spécialiste des questions maritimes.

Michèle Vignaux, novembre 2022