Jean-Louis Tissier, professeur émérite de géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, présente brièvement Antoine de Baecque, l’intervenant de la soirée consacrée à » la randonnée, une expérience géographique « . Antoine de Baecque, historien, professeur à l’ENS, vient de publier un ouvrage, La traversée des Alpes.Essai d’histoire marchée. (Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2014), qui interroge le géographe intéressé par l’exercice de la randonnée.
En septembre 2009, pendant un mois, l’historien-randonneur a marché tous les jours sur le chemin du GR5, du lac Léman jusqu’à la Méditerranée. Résultat : 650 km, 30 000 m de dénivelée, 30 cols majeurs gravis avec 17 kg sur le dos. Pour Jean-Louis Tissier, cette aventure équivaut à une véritable géographie à pied d’œuvre. Confronté à la pente, forcé d’avoir recours aux cartes pour résoudre ses problèmes d’itinéraire, obligé de se concentrer sur son orientation pour rattraper ses bifurcations malheureuses, Antoine de Baecque a fait en quelque sorte de la géographie à l’ancienne avec un goût prononcé pour les paysages alors que la géographie contemporaine préfère, elle, « traverser le monde sur coussin d’air en évitant les territoires » (dixit Jean-Louis Tissier).
Avant tout révéler les différentes strates historiques du chemin
Antoine de Baecque souligne qu’il a accompli cette randonnée par goût de la marche, pratiquée depuis l’adolescence, et qu’il a cherché dans son livre à raconter le GR5 d’un point de vue historique, à en exhumer les différentes strates. D’abord la strate la plus récente avec la naissance de la randonnée jusqu’à la création du GR5, étalée de 1949 à 1958. Dans les années 1910, les randonneurs du CAF (Club alpin français) s’affranchissent du monde des alpinistes, les « horizontaux » se séparant clairement des « verticaux ». L’auteur retrace donc l’histoire des pionniers et des associations en rapport avec la randonnée (Touring Club de France, mouvement scout, auberges de jeunesse).Le GR5 est définitivement balisé dans les années 1950 en reprenant de très anciens chemins, formant ainsi une sorte de mosaïque historique faite d’ anciennes drailles de la transhumance, de chemins pour des caravanes de mulets (passage du sel), de chemins empruntés par des contrebandiers, des colporteurs, des pèlerins, des soldats, etc.
Faire affleurer ses histoires, les détailler, les raconter, les étudier à travers toute une série de documents (textes, archives…) constitue la première visée de l’auteur qui reste historien en même temps qu’il marche. C’est pourquoi le livre fait alterner deux types de récit différenciés par deux typographies différentes : d’une part, les études qui explorent les manières anciennes de marcher depuis le Moyen-Age ; d’autre part, la randonnée racontée sur le mode du journal de bord qui relate l’expérience faite pendant le mois de septembre 2009. L’historien-marcheur dit avoir « frotté » son corps et son esprit de randonneur contre le chemin tout en essayant de faire resurgir l’histoire de ce dernier.
Antoine de Becque, un géographe de terrain ?
Les rapports d’Antoine de Baecque avec la géographie sont compliquées car marquées à la fois par l’attirance et la crainte. Les grands géographes Reclus, Vidal et Blanchard exercent sur lui une incontestable fascination mais lui-même n’a jamais été à l’aise dans l’exercice du commentaire de carte topographique par exemple. C’est sa rencontre avec la communauté des géographes au moment du Festival International de Géographie de Saint-Dié (son livre y a reçu le prix Ptolémée en 2014) qui le conforte dans son intérêt pour la discipline. A l’Université des Alpes à Megève, à l’occasion d’échanges avec des géographes alpins de Grenoble, de Turin et de Genève, il comprend ce que son livre a pu leur apporter. Lorsque les randonneurs utilisent des topoguides faits d’extraits de cartes de l’IGN, ils ont tendance à ne voir que le trait rouge du tracé du GR, niant en quelque sorte le paysage. Dans ces topoguides on trouve beaucoup de renseignements pratiques (durée de la montée, horaires, etc.), mais quasiment pas d’informations de nature historique ou géographique. Antoine de Baecque pense que son livre a donné une profondeur au paysage. Il a initié un mouvement méthodologique, comme le confirme le sous-titre de son ouvrage « Essai d’histoire marchée », il a essayé d’exhumer, géographiquement et historiquement, la pratique de la randonnée incluse dans un contexte bien particulier.
Dans « La traversée des Alpes », il y a une rencontre avec la nature alpine, c’est-à-dire avec la pente, les types de sols et les paysages, mais on retrouve aussi une rencontre avec des cultures alpines, d’abord matérielles avec le chemin lui-même. Le GR5 correspond à un réemploi de toutes sortes de pratiques. Et l’auteur de citer Vidal de La Blache dès le début de son livre : « Sans doute de belles routes carrossables traversent nos Alpes, mais, dans les mailles passablement espacées de ce réseau, quel rôle continuent de jouer, pour les déplacements fréquents qu’exige la vie montagnarde, ces nombreux sentiers muletiers, que ne rebute aucune pente, qui hardiment couronnent les hauteurs et parfois bordent les précipices ! (…) Si grimpants et raboteux qu’ils paraissent à nos pieds de citadins, on ne peut les gravir sans éprouver quelque sentiment d’admiration pour l’industrie de ces montagnards qui, par eux-mêmes, ont su créer à leur usage ce multiple réseau. » (Paul Vidal de La Blache, Routes et chemins de l’ancienne France, 1902).
Voulant faire l’histoire du GR5, Antoine de Baecque s’est préalablement interrogé sur ce que veut dire un chemin, sur sa signification profonde. Pour ce faire, il a lu les grands géographes, Reclus, Vidal et Blanchard. Avec ses étudiants et ses collègues, Raoul Blanchard a multiplié les excursions géographiques. Aimant la polémique et la discussion, son désir de pratiquer la géographie sur le terrain, c’est-à-dire de se frotter aux sentiers muletiers, à la pente, au chemin, l’y encourageait. Bien qu’il se vantait un peu fort d’avoir connu tous les villages des Alpes, le chemin lui a permis d’atteindre les vallées les plus reculées. Pour lui, les Alpins sont très voyageurs, notamment en faisant l’éloge du passage d’une vallée à une autre, autrement dit de l’avancée col par col.
Des cols et des vallées
Pour Antoine de Baecque, la marche d’endurance induit une certaine dose de « souffrance », une accoutumance à l’effort entretenue par la montée des cols pendant 4 ou 5 heures, qui trouvent leur récompense avec l’arrivée au col où se manifeste alors un sentiment d’extase esthétique. D’un coup, le paysage s’ouvre. C’est là la différence majeure avec la conquête de la virginité de la montagne par les alpinistes qui doivent surmonter des difficultés techniques. La montée au col définit la philosophie, l’esprit de la traversée des Alpes.
De son côté, Jean-Louis Tissier se félicite de cette géographie un peu linéaire qui va de pair avec le loisir de randonnée contrairement à la géographie alpine qui avait eu tendance à insister sur les modèles montagnards avec force graphiques à partir des années 1970. La randonnée s’avère être un mixte qui garde l’effort de la montagne traditionnelle, mais sans le risque pour les contrebandiers d’être pris par des douaniers.
Antoine de Baecque rend hommage aux grands traceurs, pionniers de la randonnée que sont Jean Loiseau, Marc de Seyssel, Roger Beaumont et Philippe Lamour. Notamment Jean Loiseau que l’on peut considérer comme le père de la randonnée moderne. Loiseau a été le visionnaire, le précurseur, il a tracé les « routes du marcheur » dès les années 1930, c’est-à-dire une série de chemins, réseaux prévus avec un balisage et des fonctions. Notons au passage que les signes de la randonnée se sont beaucoup inspirés de la culture indienne, à l’évidence une culture de la marche. Roger Baumont, quant à lui, est le passeur qui a écrit le premier topoguide en 1950, intitulé Le tour du Mont Blanc. Marc de Seyssel, en tant que grand baliseur, s’est chargé des 2/3 des 600 kilomètres du GR5.
En étant seul, on ressent les paysages, et les émotions ressenties permettent de se rendre compte de ce qu’a été l’aménagement touristique des Alpes. Par exemple, la montée de 6 heures au col du Palet (plus de 2600 m d’altitude) se trouve au cœur de la Vanoise, un endroit sauvage très préservé. Mais, 600 m plus bas, se trouve la station de ski de Tignes avec ses remontées mécaniques, ses pylônes et ses équipements de toute sorte qui mutilent les flancs de la montagne. Cet aménagement extrêmement agressif exprime un contraste saisissant avec la nature préservée. Le long du GR 5, d’autres exemples reflètent la démocratisation de la montagne construite abusivement sur le concept de ville à la montagne par les différents Plans Neige de 1964 à 1977.
Avec Philippe Lamour, l’aménagement touristique de la montagne connaît un net infléchissement avec le choix de la station-village. Dans le Queyras, à Ceillac dont il devient maire en 1965, Lamour démontre que le développement économique et social peut être compatible avec la protection de la nature. Son idée est de fixer au pays des agriculteurs accueillant les touristes et dynamisant le tourisme. Il a judicieusement remis en cause de ce qui avait été fait auparavant. A partir des années 1970, des projets et des symboles similaires se sont développés. Par exemple, la création de l’association GTA (Grande traversée des Alpes) poursuit l’action des pionniers de la randonnée avec la mise en place de gîtes d’étapes toutes les 3 à 4h de marche. Mais il y aussi l’aménagement culturel du chemin, avec une certaine manière de faire affleurer l’histoire, notamment par les panneaux indicateurs qui expliquent certaines localisations historiques.
La randonnée dans les pas de la transhumance
Des drailles, ou chemins de transhumance, sont créées depuis l’Antiquité. C’est entre le XVIe siècle et le XIXe siècle qu’elles sont très actives. Le foisonnement de chemins part des grandes drailles qui doivent rester atteignables. Aujourd’hui, peu d’éleveurs montent encore à pied, ils sont essentiellement au volant d’un camion, mais la présence des moutons et des bergers reste d’actualité dans les Alpes du Sud. Les problèmes de cohabitation entre randonneurs et moutons (penser aux morsures des patous) renvoient à une coexistence entre deux espèces non faites pour s’entendre a priori. Mais nous pouvons observer une sorte d’appropriation randonneuse du phénomène de la transhumance avec des aménagements de sentiers de randonnée qui rappellent où l’on marche. N’oublions pas aussi les aménagements artistiques des lieux avec des œuvres installées le long d’un chemin en référence à la transhumance. Un nouveau GR (La Routo, « la route » en occitan) doit ouvrir en mars 2016 en reprenant les anciennes drailles de transhumance entre la plaine de la Crau et le Piémont italien.
L’histoire post-moderne récupère, avec un style contemporain, une pratique populaire et authentique d’antan. Les anciens tracés réaffectés par de nouveaux usages pour rendre possible la grande randonnée sont certainement le point de convergence de l’historien et du géographe.
Le corps, le matériel et les techniques du randonneur
Dans le livre, l’étude, qui s’appelle »la meilleure façon de marcher », aborde l’évolution du corps du randonneur. Aujourd’hui, dix millions de personnes pratiquent régulièrement la randonnée. La naissance du Vieux Campeur juste après la guerre, la création de Décathlon et sa marque Quechua dans les années 1970 sont des exemples du marché lucratif qu’est devenue la randonnée. L’évolution du sac à dos, celle de l’habit du randonneur qui s’est diversifié et allégé, qui est devenu imperméable tout en laissant respirer la peau, en sont les preuves matérielles. L’exemple du bâton de marche qui émerge dans les années 1980 pour des raisons de performance, puisqu’il fait économiser 20% d’énergie, est très parlant. Plusieurs millions de bâtons s’écoulent chaque année en France car le bâton a lancé de nouvelles façons de marcher. De la marche nordique à la marche afghane, en passant par l’ultra-trail (dans ce cas, la montagne devient une sorte de nouveau terrain d’athlétisme), le bâton est devenu un accessoire essentiel.. La réapparition du bâton de marche a fait progresser ces nouvelles manières de marcher. Son évolution est parlante pour comprendre ce qu’est randonner et ce à quoi renvoie l’évolution de la randonnée et de ses randonneurs.
L’Association française de la randonnée pédestre est aujourd’hui face à une crise avec une pyramide des âges vieillie et une nouvelle génération (les moins de 20 ans) peu représentée. Face à la crise des vocations marcheuses, la GTA essaie de transmettre le goût de la randonnée aux plus jeunes. Cela explique l’introduction des bornes GPS, la randonnée interactive via son informatisation. Cette évolution, regrettable aux yeux de certains, est liée à la volonté de conquérir un public qui fait actuellement défaut.
Questions de la salle
- Comment avez-vous construit votre anthologie des écrivains randonneurs qui vient de paraître ?
J’ai mené les deux ouvrages en parallèle. Mon idée de traversée des Alpes remonte à 1994 après avoir lu un article consacré à Roger Beaumont dans le journal Libération. Ce dernier a fait resurgir ma passion pour la randonnée, plutôt exercée dans le Vercors jusqu’à présent. Mon projet s’est concrétisé en septembre 2009 et le livre qui en découle est paru en mars 2014. Pendant quatre années d’écriture, les textes d’écrivains marcheurs, 120 lectures, m’ont accompagné pour l’essai historique. Dans mon anthologie, je suis parti du corps pour aller vers la pensée. A travers ces 120 textes, j’ai pu montrer que la marche constitue une des meilleures façons d’appréhender le monde.
- Qu’est-ce que la lecture de Raoul Blanchard vous a apporté ?
Ses textes m’ont impressionné. J’ai eu le souci du terrain dans ce qu’il révèle de l’humanité. A mon sens, il n’y a pas de séparation exclusive entre géographie physique et humaine. C’est pourquoi j’ai souhaité tenir les deux. Blanchard avait un véritable style, il savait écrire les Alpes. L’étude de vulgarisation touristique où sont commentées les photos aériennes en sépia prises dans les années 1950 trahit le regard de l’aigle, surplombant sur les Alpes, au style extrêmement cheminent. La description est aussi belle qu’imagée. Je fais une analyse même de l’écriture de Blanchard avec une recherche constante du mouvement par l’auteur, la »plume écrivant comme l’on marche ». Ma référence à Daniel-Rops en bas de page renvoie directement à Julien Gracq qui l’aimait pour son écriture vive et dénuée de neutralité. Après sa thèse sur les Flandres maritimes, Blanchard fait des Alpes son domaine et raconte les innombrables excursions interuniversitaires auxquelles il participe.
- Je trouve que votre randonnée sur le GR5 avec des étapes très longues est plutôt rapide. Comment peut-on voir quand on va si vite ? Quelle est la part des impressions ressenties sur le champ, au moment où vous marchiez, et celles du travail de recherche ?
J’ai porté le livre pendant plusieurs années, et toujours comme un projet d’histoire. J’aurais pu le faire comme historien de cabinet, via uniquement une dépouille de textes du Comité national de grande randonnée à la BNF. Seulement, j’ai eu le sentiment que le livre serait vraiment complet et correspondrait à ce que je recherche qu’à la condition qu’il soit expérimenté par la marche. Je tenais à l’idée de frotter mon corps sur le terrain de l’histoire. Les exigences expérimentales à réunir étaient les suivantes : faire le chemin d’une traite (vie professionnelle oblige) et partir seul. Faire cette expérience a signifié faire un pas de côté par rapport à l’histoire classique qui pratique peu le terrain.
Pour l’historien que je suis, j’ai pris le temps. Ce qui comptait dans ces étapes était de mettre mon corps à l’épreuve en trouvant mon rythme de marche. Mes étapes, qui duraient de 8 à 10 heures, ne sont donc pas les mêmes que celles des excursions géographiques. On voit beaucoup de choses repérées comme traces historiques (graffitis le long des sentiers muletiers, livres de refuge qui sont des pièces archivistiques, etc.). Chaque soir, je consacrais une à deux heures à mon journal de route, en plus de l’écriture en chemin. Mon travail de documentation, qui a pris trois ans, m’a permis de conforter ce que j’ai pu voir apparaître comme des traces de l’histoire. Par le biais de cet aspect livresque, je me suis aussi affirmé comme historien au sens classique du terme.
Concernant l’absence de cartes, quelles cartes aurait-il fallu mettre ? Cela aurait, selon les éditeurs, entravé le texte qui avait une visée historique en premier lieu. Avec la coexistence entre l’intime de l’historien et l’étude historique, la question de l’illustration se posait certes. Mais mes photos, qui illustraient essentiellement le chemin, n’auraient pas apporté grand chose. Personnellement, je souhaitais l’introduction des quatre cartes qui se succèdent entre le nord et le sud du GR5 alpin, mais cela m’a été refusé au motif de cartes peu lisibles. Et l’on a ajouté l’argument que le récit serait suivi de toute façon avec des cartes déployées par le lecteur si tel était le désir de celui-ci. Cela peut être considéré comme une forme de sacrilège, mais ce n’est que le parti pris radical des historiens. Nous pourrions même dire un pied de nez à la géographie…
- D’après votre ouvrage, la montagne est asexuée, sans sensualité. En êtes-vous si certain ?
D’après une citation d’un texte de Jacques Lanzmann, la sexualité est niée par la randonnée car les deux activités sont contradictoires pour des raisons pratiques, d’hygiène et d’isolement. Cependant, des exemples résiduels contredisent ce point de vue catégorique. La randonnée solitaire en montagne déclenche une sorte de pensée automatique. En optant pour le contrat de sincérité entre lecteurs et auteur, je donne des exemples de choses qui m’ont traversé l’esprit quand je marchais, et ces dernières étaient de type fantasmatique, cru, sexuel. Depuis mon ouvrage, j’ai révisé mon jugement. A raison, d’ailleurs, car le futur numéro de la revue l’Alpe est dédié à l’érotisme alpin. Je me suis penché sur tous les mémoires et tous les textes des alpinistes qui ont un rapport sexuel à la montagne. Le rapport à la paroi vierge, celui à la chaleur de la pierre, sont des gestes sexués. Finalement, le lien concret à la montagne est bien plus sexuel qu’on ne le pense. Comme en témoigne la tradition du nu féminin dans la montagne, qui remonte à la fin du XIXe siècle, et la tradition cinématographique avec cette multitude de fantasmes parcourant les films d’alpinistes. Par exemple, le personnage de Leni Riefenstahl dans La lumière bleue, film allemand des années 1920, est suggestif à cet égard.
- Le patou, chien de montagne des Pyrénées, me fait penser à une conférence de Xavier de Panhol sur le chien de conduite. Les chiens de berger se sont totalement modifiés à mesure que les loups ont disparu. On voit disparaître la limite entre le molosse, chien extrêmement agressif qui a appris à s’en prendre au loup, et le chien de conduite. Le molosse a laissé la place au chien de conduite qui est moins brutal et a la capacité d’aller chercher une vache précise. La frontière entre ces deux types de chien se déplace pour arriver progressivement dans les Balkans où coexistent loups et chiens. En 1968, beaucoup avaient ri de l’intervention de Xavier de Panhol, car il était hors du propos général. Pourtant, il avait mis le doigt sur quelque chose de non dérisoire. Alors, qu’en est-il du ménage à trois entre l’homme, le loup et le chien, voire à quatre si l’on compte la brebis ?
Le loup est réapparu en 1992 dans la région du Mercantour, sur le GR5. Ce sont des gardes du Parc National qui ont observé la réapparition de l’espèce, venue du massif italien tout proche, à laquelle je consacre de nombreuses pages à la fin de mon ouvrage. Effectivement, la frontière a basculé dans quasiment tous les massifs alpins (Vercors, Queyras, etc,…) et le loup apparaît comme un problème virulent pour les bergers et leurs moutons. La réapparition du loup est un phénomène important de ces vingt dernières années, ce qui explique la coexistence compliquée du loup avec les bergers. Ma description a pour but de montrer comment s’est mise en place une sorte de coexistence, a priori impossible, entre le berger, ses moutons et les loups. Alors que très peu de personnes voient les loups, ces derniers font des dégâts mais ils sont protégés. Les prélèvements autorisés sur leur espèce sont extrêmement contrôlés. La coexistence s’avère très conflictuelle, avec beaucoup de manifestations et des municipalités le plus souvent solidaires avec les bergers. Cela a abouti à des actions violentes dans les années 1990 et à une doxa absolue du côté des défenseurs des loups. Finalement, on voit apparaître un vivre ensemble que révèlent plusieurs exemples. Une politique du loup a été mise en place avec une série d’aménagements et de compromis. Comme les brebis françaises sont laissées dans la nature (elles ne sont ni traites ni rasées), l’isolement des troupeaux est favorisé, ce qui les rend plus vulnérables, c’est pourquoi ont été versées des subventions pour dédommagement, qui permettent l’intégration de la politique des loups au niveau des éleveurs. La coexistence a fini par fonctionner car l’intérêt est partagé, mais elle est toujours mal vécue car les attaques de loups restent meurtrières. De plus, bien que l’apprivoisement du loup soit impossible, ce dernier a permis le développement d’un enjeu touristique. Son apparition sur le logo du parc du Mercantour, créé pour préserver la diversité des espèces, en témoigne. Et le parc à loups créé autour du village du Boréon attirent des touristes. Ce tourisme a fini par vendre le loup comme symbole du parc en le rendant visible (même si ce sont là des espèces importées de Tchécoslovaquie ou de Slovénie). Globalement, les bergers ont intégré le fait que le loup faisait vendre leurs gigots ! Enfin, donc, le loup s’inscrit dans un processus ironique de l’histoire : il passe de la figure maléfique des contes d’enfant au compte d’exploitation…
Compte rendu rédigé par Daniel Oster à partir des notes prises par Pauline Piketty, mars 2015.
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