Michèle Vignaux présente Claude Gauvard (au centre) et Danielle Tartakowsky (droite), cliché M.Huvet-Martinet

Les Cafés Géo ont eu le plaisir d’accueillir au Flore à l’occasion de la sortie récente de l’Histoire de la rue, de l’antiquité à nos jours * deux éminentes historiennes intéressées par la géographie urbaine. Claude Gauvard (C. G) est professeure émérite d’histoire médiévale à Paris I-Panthéon Sorbonne, spécialiste de la société et de la justice du Moyen Âge.  Danielle Tartakowsky (D.T) est professeure émérite d’histoire contemporaine à Paris 8, spécialiste des mouvements sociaux.

La rue est à ce point familière au citadin qu’on n’y prête plus guère attention. C’est aussi un espace à connotation affective : on parle de « gosses des rues », « chansons des rues » … Quel était cet espace autrefois, quel est-il aujourd’hui ?  Quelle place pour le piéton ?  A quoi ressemblait cet espace avant l’éclairage, l’automobile ? Quelles sont les permanences, les ruptures depuis l’Antiquité ?

Interrogée en introduction sur le choix d’un découpage chronologique original, privilégiant « un long Moyen Âge » (du 5ème au 19ème siècles). C.G insiste sur le fait que les médiévistes travaillent toujours sur le long terme voire le très long terme.  En ce qui concerne la rue en France, on peut considérer que du Moyen Âge à Haussmann, la configuration, la largeur, l’hygiène, la sociabilité des rues, les hommes et femmes qui la fréquentent et y travaillent, demeurent pratiquement les mêmes.

La rue, lieu de circulation.

C.G. La continuité dans le temps long est frappante. Les embouteillages décrits par Boileau pourraient dater du Moyen Âge, voire de l’Antiquité. Dans toutes les villes moyennes (environ 20 000 à 30 000 habitants) tout comme à Paris (200 000 habitants au début du 14ème siècle), l’espace est le plus souvent totalement saturé. La congestion anarchique est provoquée par le nombre croissant de véhicules et d’hommes concentrés dans un tissu urbain resté identique, constitué d’un lacis de ruelles et de rues étroites et tortueuses souvent de deux mètres de large atteignant très rarement six mètres maximum comme la rue neuve construite (1160) par l’évêque de Paris pour rejoindre Notre-Dame au palais royal dans l’IIe de la Cité en faisant détruire des blocs d’habitations. Il y a certes quelques villes neuves qui dérogent à la règle générale avec des rues au carré plus spacieuses à l’image des rues de l’Antiquité qui découpaient l’espace en lignes droites bordées de portiques.

Ceux qui circulent sont des marchands, des artisans, qui travaillent sur place et évacuent leur production. Les bêtes de trait et les charrettes provoquent beaucoup d’accidents. D’après les sources, on sait il y a beaucoup d’hommes mais c’est plus difficile de connaitre la place des femmes. Celles-ci circulent comme travailleuses : elles sont nombreuses notamment dans le travail de la soie à Paris et elles vendent parfois à la criée leur production. Les femmes se promènent-elles dans les rues ? C.G n’a pas de réponse quantitative car les sources sont extrêmement fugitives sur ce point.

D.T. fait remarquer que la perception de la rue comme lieu d’embarras est vieille comme la rue. L’apparition de l’automobile a été une rupture majeure dans une histoire de longue durée qui n’est pas univoque et dont l’évolution n’est pas linéaire mais où se superposent les mutations technologiques et politiques. Les travaux qu’Haussmann a imposés à la ville médiévale méritent d’être réévalués positivement dans la mesure où il a repensé l’espace urbain avant l’arrivée de l’automobile, en ayant une vision avant-gardiste remarquable.  L’automobile ne devient un élément essentiel dans les interactions avec la ville que dans les années 1950 qui constituent une rupture majeure dans l’histoire longue de la rue. C’est en 1832 qu’une ordonnance de la préfecture de police de Paris définit, pour la première fois, les usages fonctionnels de la rue en affectant la voie publique à la circulation, principe réitéré théoriquement par Le Corbusier. Mais ce sont les années Pompidou qui marquent la ferme volonté d’adapter la ville à la circulation automobile, remettant en cause, pendant environ une vingtaine d’années l’hégémonie de la rue comme espace public même si les architectes recourant à l’urbanisme de la dalle ont souhaité préserver la rue comme structure de base du plan urbain.

La rue, lieu de sociabilité.

C.G.  La rue au Moyen Âge et pendant très longtemps est un lieu de vie où on se rencontre, se parle, se connait, où on se jauge et où on définit ce qu’on est. En effet, jusqu’au 18èmesiècle, surtout pour certaines catégories sociales, on aime se comparer aux yeux des autres qui font ce que vous êtes, c’est à dire votre renommée, bonne (la fama) ou mauvaise (la diffamation). On est alors dans une société d’honneur et c’est dans la rue ouverte, dans l’atelier, entre gens qui se connaissent que se fait et se défait la réputation à un point tel qu’il y a des rues honorables et d’autres pas : on voit au 15ème siècle des bourgeois de Paris aller se plaindre au Châtelet de la présence de prostituées qui déshonorent leur rue. Il y a un honneur de la rue qui par osmose se répercute sur l’honneur de la ville qui décide, parfois, à certains moments, d’exclure les prostituées comme à Toulouse, Paris, Dijon, Lyon…Les bagarres commencent le plus souvent à la taverne mais se terminent toujours dans la rue, lieu public où se défend l’honneur.

Beaucoup d’enfants, de pauvres, de mendiants vivent dans la rue, plus ou moins bien acceptés parfois expulsés.

D.T. Si les enfants sont autrefois nombreux dans la rue jusque dans les années 1950, ce n’est plus le cas actuellement car les parents ont peur pour leur sécurité. Les petits boutiquiers qui veillaient ferment tour à tour ; il y a une nostalgie de la « rue creuset » qui n’est plus. A chaque époque, et sous des formes qui diffèrent, il y a les exclus de la rue : dans la longue durée ce sont les pauvres, les prostituées, les SDF. On peut ajouter plus récemment la question de la construction des mosquées.

Les trottoirs ont pour fonction de protéger les piétons. L’Antiquité avait ses portiques, Pompéi avait des trottoirs mais ceux-ci disparaissent pendant près de deux millénaires pour réapparaitre au début 19ème siècle mais surtout au 20ème siècle. Ils sont une réponse ordonnée à l’organisation de l’espace en protégeant les piétons car les villes grandissent avec l’industrialisation, elles se transforment et s’ouvrent. Avec les travaux d’Haussmann et les grandes percées, la rue et les boulevards deviennent des lieux de promenade : les piétons doivent être protégés de la circulation car maintenant ce sont des promeneurs qui flânent dans les rues élargies où on trouve toutes sortes de sollicitations, notamment les kiosques à journaux. Être dans la rue, ce n’est plus être dans sa rue.

 La construction des trottoirs a engagé un phénomène de segmentation, voire de semi-privatisation qui se poursuit actuellement avec les couloirs d’autobus, de vélo. A Shanghai on trouve même, parallèlement aux couloirs pour cyclistes, des couloirs réservés aux joggeurs.

C.G. Au Moyen Âge on ne flâne pas dans les rues qui sont immondes. La flânerie est un luxe et la rue devient progressivement et plus récemment, un lieu du luxe tout en se démocratisant.

La rue, lieu d’expression politique.

D.T. La rue est un lieu d’échanges et est, dans notre histoire très spécifique, depuis le 18ème siècle jusqu’à la Commune, le lieu fantasmatique de l’expression du peuple en armes. C’est la rue du peuple des barricades glorifié par Victor Hugo, Delacroix, qui peut faire et défaire les régimes. Avec la victoire des Républicains dans les années 1880, on assiste à un lent processus de basculement de ces mouvements de rue, révoltes du peuple des faubourgs qui descend dans la rue, aux manifestations de rue. Tous les acteurs politiques et sociologiques peuvent descendre dans la rue, espace public pour manifester, revendiquer, protester. Le mot manifestation est polysémique et a recouvert longtemps des évènements divers : processions, parades, défilés…ce n’est que tardivement qu’il prend son sens actuel familier : la manif’. La centralité politique récurrente de la rue au 19ème siècle, puis, sous d’autres formes, en 1934 ou 1968, constitue une spécificité française.

C.G.  Au Moyen Âge aussi on exprimait ses opinions dans la rue, lieu de transmission des rumeurs, et lieu possible des insurrections. La rue fait peur aux autorités. C’est donc un lieu qu’il faut dominer et contrôler, éventuellement en installant des chaines comme en 1382 à Paris lors de la révolte des Maillotins. Les 14ème et 15ème siècles sont dans plusieurs pays (France, Angleterre, Italie) des moments de révoltes urbaines, le plus souvent d’origine fiscale, qui partent de la rue. Ainsi celle d’Etienne Marcel (1356-57) qui devient une véritable guerre civile.

C.G. La rue médiévale est aussi le lieu d’information et de transmission des décisions du pouvoir politique par les crieurs royaux et tout un personnel urbain affecté à l’information. Et les villes s’informent entre elles et savent très bien ce qui se passe ailleurs. L’affichage existe dès le Moyen Âge souvent sur les portes des églises, il est systématisé avec la création par François Ier d’un corps chargé des affichages dans les rues de Paris.

Les efforts pour assurer la sécurité notamment sanitaire de la rue.

C.G. Les épidémies ravageuses témoignent des mauvaises conditions sanitaires notamment en raison de la saleté mais aussi en raison des rivalités entre les juridictions, administrations, et seigneuries qui se chevauchent. Ainsi la place Maubert à Paris, place importante économiquement par la présence d’un marché et d’artisans, est réputée pour sa saleté : le roi et l’abbaye de Ste Geneviève veulent tous les deux se l’approprier. Il y a cependant des efforts pour aménager la voierie et les communes imposent des règlements, souvent répétés, pour interdire de jeter les immondices par les fenêtres, pour enlever le fumier et les détritus en dehors de la ville, pour empêcher les bêtes, particulièrement les porcs de divaguer.  A Paris, le roi essaie de mettre la main sur les grandes artères pour imposer son contrôle sur la voirie. Au Moyen Âge, les épidémies, la peste particulièrement, se propagent très vite aussi car la coutume est de rester en famille et de mourir entouré de ses proches. C’est aux 14ème – 15ème siècles qu’on commence à comprendre timidement l’intérêt du confinement et celui de fermer les portes des villes en cas d’épidémie.

D.T. Au 18ème siècle les progrès sont évidents quand, en abattant les murailles, la ville close s’ouvre, et qu’avec les Lumières un courant hygiéniste émerge et réfléchit à la circulation de l’air.  Nicolas Delamare dans son Traité de la police (en trois volumes 1717-1719), s’indigne que Paris soit un cloaque et met l’accent sur la propreté nécessaire.  Le choléra de 1832, les travaux de Rambuteau puis ceux d’Haussmann à Paris permettent l’accélération des progrès de l’hygiène en veillant à l’alimentation de la ville en eau potable et à l’évacuation des eaux usées par les égouts. En 1883, le préfet Poubelle transforme la physionomie de la rue en imposant le ramassage et même le tri des ordures. La période haussmannienne et immédiatement post-haussmannienne a véritablement transformé les rues et la ville dans de multiples domaines y compris dans le ravitaillement avec la construction de halles modernes.

La rue, lieu d’expression culturelle.

D.T On a évoqué l’effacement du mot « rue » au profit de la « street ». A partir des années 1960, le street art venu des Etats-Unis est une des formes de réappropriation de la rue.  La première exposition de ces nouveaux usages culturels de la rue, en rupture avec les normes et les usages convenus, a lieu à New-York en 1968. IL y a aussi tous les sports de rue (le skate, le roller), la street dance, mais aussi la street food…Toutes ces activités témoignent de la popularité grandissante de la culture de la street-rue, évidente volonté de casser l’ordre établi. Ces usages hors-normes, au début combattus, conduisent progressivement à une redéfinition de l’espace public et produisent des effets sur les conceptions urbaines.

C.G. Au Moyen Âge, toute expression est très ordonnée :  il y a des enseignes, des sculptures religieuses, des bornes. En revanche, le spectacle envahit la rue : montreurs d’ours, jongleurs, manifestations parfois très grivoises des charivaris, du carnaval, des processions, toutes faites à la fois de ritualité et de spontanéité. Quelques scènes de théâtre peuvent être montées aussi dans la rue.

 

Interventions de la salle :

Trois remarques d’un géographe qui applique à la rue, la méthode de la géohistoire chère à F. Braudel réutilisée par Ch. Grataloup.  La rue a une topographie (sa forme, sa longueur, sa largeur), mais la place sous ses diverses formes (place de grève, du marché, parvis de la cathédrale…) mérite aussi une réflexion. Par ailleurs dans la temporalité courte et moyenne, il est intéressant de distinguer ce qui se passe le jour et la nuit, l’été et l’hiver, en temps ordinaire et temp festifs. Enfin, l’étude des noms de rues, l’odonymie qui a fait l’objet d’un café de géo (https://cafe-geo.net/la-memoire-coloniale-dans-lespace-public-parisien/) est aussi un objet d’intérêt.

D.T. fait remarquer que les places, surtout les places royales à l’époque moderne sont largement étudiées dans l’ouvrage.

La rue : lieu d’insécurité ? Quelle place pour les piétons ?

C.G. La rue peut faire peur mais le sentiment d’insécurité n’est pas forcément rattaché à la rue. Au Moyen Âge la police est indigente (200 sergents à Paris).  On a peur du viol, du meurtre, de l’homicide. Les viols, certainement nombreux mais difficiles à évaluer, sont des crimes punis mais peu déclarés. Ils concernent peu les « femmes d’honneur », davantage les servantes et encore plus les pauvres. La rue, notamment la nuit peut être un coupe-gorge. L’éclairage public n’arrive tardivement qu’au 19ème siècle en raison de la fréquence des incendies.

D.T. La « mort de la rue » préconisée par Le Corbusier avec les grands ensembles et l’urbanisme sur dalles (remis en cause dans les années 1970) puis les esplanades, créent des conditions de circulation et de sociabilité différentes.   Dans le retour récent de la rue-street , le rôle des politiques présidentielles a été essentiel. V. Giscard d’Estaing a mis un terme aux grands travaux et projets de Pompidou en faveur de l’automobile, notamment à la radiale Vercingétorix qui devait enjamber Paris.  Giscard D’Estaing mais aussi   Mitterrand, avec Jack Lang, ont développé une politique volontariste dans la redéfinition des usages de l’espace public notamment à l’occasion des fêtes.  Les Champs-Elysées « voie sacrée » deviennent un espace festif, en accueillant le Tour de France à partir de 1975 et autres les sportifs (joueurs de foot) ; les nuits blanches à partir de 2002, la fête de la musique le 21 juin font repenser le rapport jour/nuit.

 

*Histoire de la rue, de l’Antiquité à nos jours, s.d Danielle Tartakowsky avec Joël Cornette, Emmanuel Fureix, Claude Gauvard, Catherine Saliou, éditions Tallandier, 2022

 

Compte rendu de Micheline Huvet-Martinet, relu par Claude Gauvard et Danielle Tartakowsky    décembre 2023