Mardi 18 avril au café de Flore l’intervention de Jean Rieucau (J.R), a clôturé notre saison 2022-23. Daniel Oster présente notre invité, Professeur émérite de géographie à l’Université de Lyon 2, spécialiste de géographie culturelle, intéressé plus particulièrement par le patrimoine, le tourisme et aussi, par ce qui va être le sujet de ce café, les odonymes, c’est-à-dire les noms donnés aux espaces publics.
La mémoire coloniale
J.R insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de traiter du colonialisme, ni même de sa mémoire, mais des débats et enjeux autour de cette mémoire coloniale à travers les odonymes à Paris. Il s’agit d’un sujet passionnel, voire parfois émotionnel ou même irrationnel, car il touche à l’histoire et à la mémoire qui rattrapent sans cesse le présent. Le récit et le roman national, deux notions proches sont concernées. Le récit national, façon de raconter l’histoire d’un pays en la valorisant, porté par l’Etat, comporte les risques d’un discours officiel. P. Nora a montré qu’il est imparfait et qu’il convient de distinguer « la Mémoire qui s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet » de « l’Histoire (qui) ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports de choses » (1). Il peut exister une infinité de récits en liaison avec l’augmentation du nombre de revendications mémorielles, comprenant d’ailleurs aussi des « abus de mémoire », d’où l’intérêt d’utiliser le pluriel et d’évoquer des mémoires. A la mairie de Paris, la Mémoire est un service à part entière avec une adjointe qui organise les nombreux hommages et commémorations et dirige une commission des noms de rues et espaces publics.
La mémoire coloniale est travaillée et accélérée depuis quelques années par la mondialisation, les mobilités internationales, les réseaux sociaux. On assiste ainsi à une accélération de toutes les mémoires, pas seulement coloniale. Elle est sous-tendue par certains mouvements (Black lives matter) ou des idéologies (le wokisme, la Cancel Culture) venues des Etats-Unis qui ont conduit au réveil et au développement des consciences sur les problèmes d’égalité raciale et de justice sociale. La création dans les universités américaines depuis les années 1980 de départements de Post-colonial Studies, Black Studies ont activé les études et les réflexions sur l’esclavage, le colonialisme, le décolonialisme, l’anticolonialisme.
Odonymie et mémoire coloniale
Cette mémoire coloniale et post-coloniale, J.R a choisi de l’aborder dans Paris par l’odonymie : le nom des espaces publics et urbains, même s’il s’agit souvent de simples emplacements. Avec l’odonymie, l’histoire descend dans la rue. C’est une thématique de géohistoire bien travaillée déjà par les historiens, notamment par J.C. Bouvier (2), linguiste qui a réalisé un historique des toponymes en France depuis l’époque gallo-romaine. Le terme odonymie a été forgé par les géographes : c’est une sorte de « paysage linguistique » des villes. L’odonyme est un nom de lieu, qui se réfère à une voie de communication et par extension à tous les espaces publics. Les municipalités ont le monopole public de l’odonymie et de la signalétique. La mairie de Paris cherche actuellement à nommer les écoles, les bibliothèques, les petits morceaux de carrefour, les belvédères. Odonymes et toponymes ont des fonctions d’adressage postal et de localisation, même à l’heure du GPS. Ils affichent et portent aussi des messages et des symboles culturels et historiques. L’odonymie est un champ de recherche pluridisciplinaire où se croisent la géographie culturelle, la géographie historique et la géohistoire. La colonisation européenne sur plusieurs siècles, constitue « un grand phénomène de géohistoire » (Y. Lacoste). Les odonymes font parfois cohabiter des mémoires contradictoires et nombre de municipalités, comme celle de Paris par l’action de la Commission et service de la mémoire et du monde combattant, font un travail important sur les odonymes, à la fois sur leur construction nominale, par leur réintroduction et par leur contextualisation. Une vraie demande sociale existe actuellement sur les odonymes. Le Président Macron a chargé un comité scientifique présidé par Pascal Blanchard et Elisabeth Roudinesco d’établir une liste de 318 personnalités issues de la diversité pour baptiser de futurs lieux publics. La liste destinée aux élus locaux a été publiée en 2021. Elle ne comporte que 67 noms de femmes et plusieurs noms de personnalités engagées contre la colonisation : Aimé Césaire, Gaston Monnerville, Franz Fanon, Louis Delgrès, Paulette Nardal, Abd-El-Kader, Messali Hadj.
Les odonymes coloniaux dans l’espace parisien
J.R centre son propos plutôt sur les anthroponymes (lieux nommés par un patronyme) qui s’appuient sur des figures, martyrs, héros, personnalités coloniales ou anticoloniales. Longtemps l’odonymie liée à l’histoire coloniale s’est faite à travers le fait militaire de personnes soit maintenant honnie (place Bugeaud dans le 16ème), apaisée (rue Lyautey dans le 16ème, statue de Lyautey dans le 7ème), encore controversée comme celle de Faidherbe bien tolérée à Paris (rue Faidherbe dans le 11ème) mais controversée à Lille sa ville natale, de figure issue des colonies comme le guyanais Général Dumas qui a sa statue dans le 17ème. Parmi les civils de l’administration coloniale, Paul Bert est très consensuel. Médecin, Résident administrateur du protectorat de l’Annam-Tonkin il a sa rue dans le 11ème, un lycée dans le 14ème et des écoles en banlieue. Il peut s’agir aussi de figures opposées à la colonisation française comme l’Emir Abd El-Kader ou comme celle du leader syndicaliste Fahrat-Hached devenu chef de file de l’indépendance tunisienne qui a trouvé récemment sa place depuis 2013 dans l’aménagement de la ZAC du 13ème près l’avenue de France. Des résistants à l’esclavagisme dans les colonies françaises sont aussi à l’honneur telle la mulâtresse Solitude. Des figures connues comme Lumumba ou Toussaint-Louverture ne sont par contre pas citées à Paris mais le sont à Montpellier.
Peut-on parler d’une spécialisation de l’odonymie parisienne par quartiers ?
J.R remarque que la tendance à Paris, sous impulsion de la municipalité, est à la spécialisation de certains quartiers ou parties de quartiers avec des odonymes autour du théâtre et des comédiens dans les 10ème et 11ème arrondissements, les ingénieurs dans le 17ème, les sculpteurs dans une partie du 10ème, les aviateurs dans le 20ème. Dans le 5ème, alors qu’une partie de l’arrondissement se spécialise près du Jardin des plantes autour de noms de botanistes, scientifiques, géologues, dans une autre partie, on voit s’organiser un espace arabo-musulman à proximité de l’Institut du monde arabe et de la mosquée, édifiée à l’initiative de Lyautey, complété par la place Abd-El-Kader.
Le 12ème arrondissement est très largement concerné par la mémoire coloniale : on y trouve la plaque bleue émaillée de l’avenue du Général Dodds, métis originaire du Sénégal, qui mena la conquête du Dahomey. C’est dans cet arrondissement que se trouvait le Musée des colonies construit à l’occasion de l’exposition coloniale de 1931, devenu Palais de la France d’outre-mer puis Palais de la Porte Dorée, accueillant actuellement le musée de l’histoire de l’immigration. C’est en face, sur la place Edouard-Renard (du nom du gouverneur général de l’AOF) que se trouve toujours le gigantesque bas-relief érigé en 1934 à la mémoire de la mission Congo-Nil. Dans le 12ème aussi la figure restée positive de Félix Eboué est célébrée. Ce guyanais, diplômé de l’école coloniale de Bordeaux, affecté administrateur en AEF, résistant de la première heure, a sa plaque sur la place Daumesnil depuis 1947. Sa femme Eugénie Tell, également guyanaise, sénatrice de Guadeloupe, a aussi sa rue dans le 12ème (rue Eugenie-Eboué). On y trouve aussi une plaque célébrant le cessez-le-feu de la guerre d’Algérie en 1962.
Alors que la tendance actuelle est d’honorer les victimes, le 7ème arrondissement est à contre-courant en honorant la mémoire militaire et combattante. Dans le quartier du Gros Caillou coexistent plusieurs mémoires : Louis XIV, Napoléon, de Gaulle et la Libération, mais aussi la mémoire coloniale avec Lyautey, Galliéni, Fayolle et la stèle en l’honneur des Goumiers (unités d’infanterie légère) marocains créés par Lyautey qui a aussi sa statue à proximité, place Cochin en face des Invalides.
Le dynamisme actuel de l’odonymie correspond-t-il à un retour du récit national ?
Les odonymes, à travers les plaques bleu émaillées typiquement parisiennes, font descendre dans la rue des fragments d’histoire et sont une mémoire vivante du passé qu’il faut historiciser et contextualiser. Il est clair qu’on assiste actuellement à une résurgence de la mémoire et des mémoires et l’odonymie est au cœur de ce renouveau. La France commémore beaucoup les grandes pages de son histoire. Benjamin Stora met en avance le concept de co-mémoire (mémoire partagée) et propose au Président Macron l’idée de réconciliation mémorielle à propos de la guerre d’Algérie. La politique mémorielle devient centrale dans l’action de l’Etat et l’acceptation de revisiter le passé même douloureux s’incruste dans le débat politique notamment à propos de la colonisation. Ainsi pour certains activistes une décolonisation de l’espace public s’impose à travers l’odonymie, conduisant à débaptiser certains lieux publics. Pour d’autres, le paradigme victimaire de la repentance permanente risque de conduire à « des abus de mémoire » selon l’expression de J. Lalouette (3) qui dresse la liste des statues déboulonnées. Les débats autour de certaines figures coloniales sont symptomatiques de ces querelles de mémoire. Alors que Lyautey est un exemple de mémoire apaisée et aussi une co-mémoire entre la France et le Maroc, Faidherbe et Gallieni sont beaucoup moins consensuels, surtout Gallieni, tandis que le nom de Bugeaud est le plus contesté du réseau viaire parisien ainsi qu’à Marseille ou Périgueux. Contester, débaptiser, recontextualiser les plaques bleues émaillées sont parfois l’objet de débats violents.
Alors que certains demandent la réparation du passé, des citadins concernés par la modification de leur espace urbain (statues déplacées, odonymes modifiés…) s’insurgent souvent et manifestent leur attachement aux noms en place même dans le cas de Bugeaud. Dans ce contexte, l’empreinte nominale coloniale dans les espaces publics parisiens est en débat. J.R remarque que les explorateurs et découvreurs coloniaux sont peu ou pas nommés : seul Brazza a une rue dans le 7ème arrondissement.
La société française qui s’interroge sur son identité exprime une forte demande socio-politique de nomination des espaces publics par des odonymes, alors même que les lieux éligibles se font rares. Le Président Macron, à la suite de Jacques Chirac, considère qu’il ne faut effacer aucune mémoire, aucun souvenir de l’histoire de France.
De nombreuses questions posées à l’issue de cet exposé témoignent de l’intérêt de l’auditoire. Parmi lesquelles :
Alors que certains pays continuent de numéroter leurs rues à l’image des Etats-Unis, la frénésie mémorielle à travers l’odonymie est-elle propre à la France ? Qu’en est-il dans d’autres pays ? Les Pays-Bas ont été très en avance en mettant en place, il y a une vingtaine d’années, une commission pour discuter de tous les noms coloniaux. Dans les pays sub-sahariens colonisés les lieux publics sont souvent renommés ou recontextualisés.
Les pays d’Europe anciennement coloniaux remettent-ils en cause l’odonymie liée à la colonisation ? La situation est diverse suivant les pays. Le Portugal n’a pas avancé dans la conscientisation de sa colonisation. La Belgique est plus avancée que la France et il existe une Commission coloniale; il est vrai que la colonisation belge a été cruelle notamment sous Léopold II qui a pourtant toujours sa statue à Kinshasa. Aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni la tendance est à retirer les statues de l’espace public pour les mettre dans les musées. Au Mexique les statues de C. Colomb ont été évacuées des places.
Peut-on parler d’un curseur dans la discrimination des figures coloniales ? Non pas vraiment. Ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui ont une co-mémoire et qui ont été explorateurs comme Brazza ou Faidherbe découvreur du fleuve Niger mais aussi l’homme de 1870 et colonisateur. Lyautey a gardé une très bonne image au Maroc.
Notes :
- Nora Pierre, « Introduction : Entre Mémoire et Histoire » in Pierre NORA (dir.), Les lieux de mémoire. Tome 1 : La République, Paris : Gallimard, p. XIX
- Bouvier Jean Claude, Les noms de rue disent la ville, Bonneton Christine Eds, 2007
- Lalouette Jacqueline, les statues de la discorde, Passés composés ed, 2020
Voir aussi : Rieucau Jean, 2022, Noms de rue et mémoires en conflit : controverses liées aux odonymes coloniaux dans l’espace public urbain en France, Géoconfluences, [En ligne].
Micheline Huvet-Martinet, mai 2023.