Le terrain… un mot mythique pour des générations de géographes qui, ne se contentant pas d’une recherche livresque, sortent de leur bureau, munis d’un appareil photos et d’un carnet de notes. Mais ces carnets ont le plus souvent disparu. On en retrouve parfois, tels ceux d’Albert Demangeon en Limousin au début du XXe siècle, que nous avons dénichés dans les archives de la Bibliothèque Mazarine.
Auparavant, à la fin des années 1970, on découvre par hasard les 33 carnets de terrain de Vidal de la Blache dans un tiroir de l’Institut de géographie de Paris. Un travail de transcription et d’étude commence alors. Symboliquement, les Cafés géographiques inaugurent en 2010 la série des Dessins du géographe par un dessin de Vidal de la Blache !
En 2019, on publie le carnet n°9 qui rapporte les notes prises par Vidal [1] lors d’un voyage en Allemagne en 1885. Pour notre part, nous nous sommes intéressé au carnet 22 [2] qui correspond à des déplacements postérieurs, effectués en 1899 et 1900 : deux brèves escapades à Saint-Gobain (Aisne) et à Lille (mai-juin 1899), puis des voyages dans le Jura (août 1899), en Corse (avril 1900) pour terminer par un périple dans les Vosges, le Jura et en Suisse romande (juillet 1900).
Au cours de ces voyages, Vidal écrit sur ses carnets, mais il dessine également. Nous voudrions ici évoquer les croquis qu’il a esquissés. Ce sont, le plus souvent, de petits dessins, dans les limites de la taille du carnet (en l’occurrence, 95 x 142 mm). Avec seulement une brève indication sur la localisation, certains feraient plutôt penser à une photographie, telle cette représentation du Monte d’Oro. Il en est de même pour un second sur une vue de l’ouest de ladite montagne corse.

Dessin n° 1 [3] Vue de face Monte d’Oro . Vidal de la Blache

 

Mais, le plus souvent, texte et dessins sont intimement liés : c’est particulièrement frappant sur cette double page qui en comporte en fait trois : lac des Rousses, Dent de Vaulion et la Dôle (deux sommets du Jura suisse).

Dessin n°2. Trois croquis. Vidal de la Blache

 

Les indications sont parfois purement factuelles, comme sur cet autre dessin de la Dôle.

Dessin 3. La Dôle [Route de la vallée des Dappes. Dôle – Arête de roches séparant 2 croupes de pâturages à gentianes (gentianes centaurées) ; ciel couvert sur le Jura (cirro-cumuli) – Gde échancrure de ciel bleu sur le lac – Barre de cumuli sur les Alpes]. Vidal de la Blache

Cela dit, le plus souvent, Vidal ne se limite pas aux informations factuelles, : il donne des explications et pose des problèmes. Ainsi, en face du croquis de la Dent de Vaulion (Dessin n°2), : « Forme des roches, polies (…) produites probablement par le passage des glaciers venant de la désaltération de la Dent de Vaulion, donc en sens inverse du drainage actuel. » Il esquisse même des coupes géologiques : on distingue ici aisément un superbe anticlinal. Au-dessous, Vidal donne l’altitude de quelques lieux (Morez, Morbier, St-Laurent…) ; ces indications sont-elles en rapport avec la coupe ?

Dessin n°4. Coupe géologique. [Décomposition de la roche – roches calcaires jaunes, bleuâtres aux cassures – tranchée haute (gare de Morez). Sol végétal très mince, cailloux et blocs – Strates légèrement émincées]. Vidal de la Blache

Vidal travaille aussi à grande échelle et s’intéresse à l’habitat rural. Il livre ici le croquis d’une maison en précisant où se trouve la grange, les écuries, le jardin… Et, à Saint-Cergue (station suisse), il dessine une maison, mais aussi la place du village avec prés et forêt en arrière-plan.

Dessin n°5. Une maison rurale. Vidal de la Blache

Dessin n°6. Saint-Cergue (Suisse). [Pignon – Revêtement en bois par devant la façade. Sur le côté, large porte cintrée en pierre]. Vidal de la Blache

Quoiqu’extraits d’un seul carnet (sur une trentaine), ces dessins sont révélateurs de la manière de faire de Vidal : croquer sur le vif, apposer les indications nécessaires, qu’il s’agisse de localisation, de végétation, de relief, de nature de roche, de maison… et éventuellement donner une explication. Dans d’autres cas non représentés ici, il fait des comparaisons avec d’autres lieux parcourus auparavant : les réminiscences sont fréquentes. Vidal a un goût et une maîtrise du dessin qui en dit souvent plus qu’un long discours. N’est-ce pas non plus ce que les Cafés géo cherchent à démontrer au fil de la série des Dessins du géographe ?

 

Denis Wolff, janvier 2024

 

P.S. Si l’on s’intéresse aux carnets de Vidal de la Blache, commencer par « visiter » trois expositions en ligne : la première sur le site de l’ ENS (Ecole normale supérieure, rue d’Ulm), la seconde sur le portail du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et la dernière, spécifiquement dédiée à ses carnets sur celui de la BIS (Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne).

[1] Les crochets au-dessous des dessins encadrent la transcription du texte ; celle-ci n’est pas systématique. Les abréviations de Vidal de la Blache ont été conservées.

[2] Paul VIDAL DE LA BLACHE, Carnet 9, Allemagne et Varia, Présentation par Marie-Claire ROBIC et Jean-Louis TISSIER, Paris, Macula, 2019, 200 p.

[3] Vidal n’a pas numéroté ses carnets. Leur numérotation a quelque peu fluctué au fil de leur découverte.