Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, « La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation », Éditions Odile Jacob, janvier 2019

 

Sophie Boisseau du Rocher, chercheur associé au Centre Asie de l’IFRI et d’Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé à l’Institut Thomas More et corédacteur en chef de la revue Monde chinois-nouvelle Asie sont les auteurs du passionnant « La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation », publié en janvier 2019 aux éditions Odile Jacob.

Dans le chapitre 3, les auteurs se livrent à une réflexion sur les Routes de la soie, cette proposition chinoise d’une nouvelle organisation de l’espace mondial. Il s’agit de créer de nouvelles connectivités entre la Chine et le monde pour un budget annoncé de 1 000 milliards de dollars.

Ce projet répond d’abord à une urgence économique. A son arrivée au pouvoir en 2013, Xi Jinping cherche à maintenir un taux de croissance jugé nécessaire à la paix sociale et à la stabilité politique. La Chine qui dispose d’une capacité financière considérable doit résorber ses surcapacités industrielles. Elle va chercher à l’extérieur les points de croissance indispensables à sa stabilité et à la légitimité du Parti. Le projet Routes de la soie permet aussi de réduire les déséquilibres territoriaux persistants (désenclavement et contrôle du Grand Ouest chinois).

Une communauté de destin 

Pour la première fois, en avril 2013, au forum de Bo’a, le Davos chinois, Xi Jinping évoque le terme de « destinée commune » dans le « village planétaire » qu’est devenu le monde. Au Kazakhstan, en septembre 2013, il annonce le projet d’une Ceinture économique des Routes de la soie. Le projet devient OBOR (One Belt, One Road) avant de se transformer en BRI (Belt and Road Initiative.) En octobre 2017, lors du XIXème Congrès, le terme BRI est intégré à la Charte du Parti communiste chinois. L’idée de relancer la connectivité de l’espace eurasiatique n’est pas nouvelle mais ici les intentions sont ambivalentes : on est passé du fonctionnel et technique (un système d’infrastructures et de liaisons ferroviaires) à « l’essence de la diplomatie » et « à la grande puissance phare. » Le projet se révèle flexible et « fourre-tout ». Le label ne s’accompagne ni de critères d’éligibilité ni de critères de réussite. C’est en fait une plate-forme de coopération multilatérale visant à améliorer l’intégration économique du continent eurasiatique. Les termes utilisés par Xinhua, l’agence de presse officielle en mars 2017 illustrent de nouvelles intentions, délibérément ambivalentes :« Construire une communauté de destin pour toute l’humanité est l’essence de la diplomatie de la Chine en tant que grande puissance et un phare qui, pour Pékin, guidera le monde du XXIème siècle. »

Faire fi de la géographie ?

Projet à géométrie variable mais aussi à géographie variable. Il n’en existe aucune carte officielle. Pour Pékin, s’y référer serait céder à une logique « triviale. » Au départ Pékin parle du continent eurasien puis élargit le projet au Proche-Orient, à l’Afrique, à l’Amérique latine, à la Nouvelle Zélande et même à l’Arctique… La BRI est ouverte à tous !

Sans périmètre défini, les Routes de la soie veulent s’affranchir des contraintes physiques. On est en pleine continuité avec la période du « Grand Bond en avant » où Mao Zedong voulait ignorer les montagnes. L’abolition des distances et des séparations est au cœur de la propagande des médias officiels.

Les Chinois tissent un réseau à partir de six corridors terrestres (la ceinture) et d’un réseau portuaire (la route). Deux axes principaux se dégagent, conjoints et complémentaires. Un premier axe (la ceinture économique) qui, en partant le la mégapole de Chongqing, traverse l’Asie centrale via le Xinjiang et se prolonge vers l’Europe en passant soit par la Russie, soit par l’Iran puis la Turquie. Un second axe traverse trois corridors (le corridor pakistanais, le corridor birman et le corridor laotien ; ces trois corridors se prolongent par une voie maritime jusqu’au port du Pirée. Cet axe maritime fait désormais un détour par l’Afrique.

Au prétexte officiel de revitalisation des territoires, et par une série d’investissements dans des infrastructures ferroviaires, autoroutières, portuaires, énergétiques et numériques accompagnées de la construction, le long des axes de communication, de parcs industriels, de zones franches et même de projets hôteliers et culturels, les Chinois tissent leur toile.

Pour définir cette toile, citons les auteurs de « La Chine e(s)t le monde » :

« Ces nouvelles routes de la soie sont à mille lieux de la volonté de découverte des civilisations et des cultures qu’elles traversent en toute hâte. Ce sont les routes de l’affairement et de la vitesse, du profit et de la standardisation à la chinoise.  La Chine ne néglige pas, loin de là, le digital et le numérique… Les routes de la soie intègrent tous les flux, matériels comme immatériels. »

La tentation d’un entre-soi chinois 

Les Routes de la soie sont mises en œuvre selon une stratégie, au pas à pas et de façon planifiée.

La première étape est celle d’une offensive de charme : sommets, rencontres, forum, conférences (où les mêmes éléments de langage sont repris avec application) puis déplacement d’un ministre ou même de Xi Jinping en personne.

La deuxième étape est celle de la réalisation des projets. L’entre-soi chinois a ici des conséquences fâcheuses pour les pays partenaires.

Fin 2017, 90 % des contrats BRI dédiés à la construction des infrastructures étaient octroyés à des entreprises chinoises (la plupart du temps des entreprises d’Etat) qui, le plus souvent emploient du personnel chinois. On voit se créer des enclaves chinoises qui fonctionnent complètement en chinois (langue, monnaie.) Pour l’instant la BRI n’a pas généré un grand nombre d’emplois dans les pays partenaires. La question environnementale est la deuxième problématique induite par cet entre-soi chinois. Les chantiers de la BRI ne semblent pas très soucieux de l’environnement local et des risques pour les populations locales.

La sécurité juridique des entreprises partenaires est un autre problème suscité par cet entre-soi chinois. En janvier 2018, la Chine a annoncé la création de tribunaux de commerce et de mécanismes de règlements des différends pour résoudre les conflits dans le cadre des projets « Route de la soie ». On peut s’interroger sur cette situation où la Chine serait à la fois juge et partie…

Des routes de la dépendance ?

Les projets correspondent à un agenda chinois qui peut faire fi des intérêts du pays partenaire et de la rationalité économique (comme le Myanmar ou le Népal.)

Se pose aussi le problème de la dépendance financière et de ce que Christine Lagarde a qualifié de « piège de la dette. » Les Routes de la soie sont financées par des emprunts contractés auprès des banques chinoises, à des taux élevés.

Quant au risque de la dépendance politique, il est fort surtout dans les pays où le corpus juridique est faible (le Pakistan par exemple).

La Chine met en place des interdépendances économiques et financières et exerce des pressions politiques. Ainsi, elle impose insidieusement des règles nouvelles et parvient à diviser les organisations régionales à l’échelle mondiale. L’Europe en est consciente. Elle sait que les Routes de la soie peuvent creuser un peu plus les divisions de l’UE. Pour certains membres en Europe centrale et orientale, le régime communiste chinois serait perçu comme une alternative à leur face-à-face avec Bruxelles. L’Europe est ouverte aux Routes de la soie à condition que ce projet respecte les règles de marché et normes européens, qu’il soit cohérent par rapport aux projets déjà engagés par l’UE et qu’il ne déstructure pas les équilibres internes et régionaux

La Chine se prépare à jouer un rôle moteur et assume parfaitement de ne pas être un pays occidental et de ne pas vouloir en copier le modèle.

« Pour la première fois, depuis plusieurs siècles, un pays non occidental et non démocratique parvient au premier rang mondial dans un mélange d’assurance, de confiance en soi, et de fierté nationaliste et simultanément d’insécurité et d’anxiété indicibles. »

Dans un monde où l’Occident n’est plus en position de monopole, se dirige-t-on vers une mondialisation « à la chinoise » ?

Par leur analyse les auteurs de « La Chine e(s)t le monde » nous permettent de comprendre comment se négocient ou s’imposent les nouvelles règles d’un jeu sino-centré.

Claudie Chantre, 6 mars 2019.