Alexis Metzger au Flore. Photo M Huvet-Martinet

Mardi 4 avril, au café de Flore, Alexis Metzger (A.M), Docteur en géohistoire, est notre invité pour une soirée originale et fort agréable de géoclimatologie culturelle autour de L’hiver hollandais au Siècle d’or, titre de son ouvrage paru en 2019, fruit de sa thèse sur le froid au Siècle d’or hollandais *.  Les Provinces-Unies dont l’indépendance est proclamée en 1648 sous le statut de république, à l’issue de longues guerres d’indépendance, sont alors délivrées du joug espagnol et connaissent une période de stabilité politique, de croissance démographique et de fleurissement culturel et économique grâce notamment à la prospérité de leur commerce maritime. Les peintres de la Hollande (principale province des Provinces-Unies), se mettent à représenter l’hiver comme on ne l’avait jamais vu, alors que la Hollande, connait quelques hivers froids ou ressentis comme tels. A.M interpelle les sources de l’histoire du climat derrière le grand initiateur qu’a été E. Le Roy Ladurie, pour nous proposer une lecture géohistorique des œuvres d’art des maîtres hollandais.  Michèle Vignaux est l’animatrice de ce café.

L’environnement du petit âge glaciaire (PAG).

Ce terme qui a été proposé pour la première fois par F.E. MATTHES en 1939. Le PAG a été bien étudié et familiarisé par E. Le Roy Ladurie. Il commence soit en 1300 soit en 1560 suivant les avis pour se terminer vers 1860. Il est bien documenté par l’extension des glaciers et caractérisé par un rafraîchissement assez modéré des températures de -0.6 à -1°C par rapport à la fin du XXème siècle. Il s’accompagne de certaines années aux hivers plus froids et étés plus frais et humides. E. Le Roy Ladurie parle d’un « hyper PAG » pour le XVIème siècle mais remarque que le PAG n’est pas homogène en termes de températures, il n’exclut pas certains étés caniculaires.

Les sources proviennent surtout des météophiles, ces amateurs qui font des relevés en notant scrupuleusement le temps qu’il fait, mais aussi des paysages dans la peinture, ce qui est nouveau et pose la question de savoir pourquoi, au XVIIème siècle en Hollande, les artistes se mettent à peindre l’hiver qui apparait très peu aux périodes précédentes, excepté dans quelques enluminures ou toiles de Flamands (Bruegel l’ancien, Les chasseurs dans la neige, 1565) ? Ces paysages d’hiver disparaissent ensuite et il faut attendre les impressionnistes (Sisley, Monet, Pissarro) pour revoir des paysages d’hiver d’ailleurs plutôt avec de la neige que de la glace. Pourquoi là et pas ailleurs à ce moment précis ? A.M y voit un lien avec la cartographie et plus particulièrement les cartographes qui sont pour beaucoup de véritables artistes-peintres et très nombreux en Hollande à cette époque.

Comment définir scientifiquement le froid ? Quel est le froid ressenti à travers les tableaux ?

Pour saisir le froid à travers un paysage dans un tableau, il existe plusieurs marqueurs.  Les éléments biophysiques comme les ciels bas avec des stratus, la végétation (arbres sans feuilles) sont des indices intéressants, la glace étant l’élément clé. Les conditions de vie et les facultés d’adaptation des hommes au froid peuvent s’observer par leurs activités et leurs comportements : les barques équipées de patins à glace tirées par des chevaux, les personnages qui soufflent dans leurs mains ou qui creusent un trou dans la glace dont l’épaisseur est visiblement de plusieurs centimètres, pour avoir de l’eau sont autant d’éléments qui donnent des indications sur les degrés du froid vécu et représenté par l’artiste. Le froid a aussi ses réjouissances avec les joueurs de kolf sur la glace et les patineurs.


Heindrick Avercamp, Paysage d’hiver avec des patineurs, 1608, Rijksmuseum, Amsterdam
© https://commons.wikimedia.org/w/index.php?search=winter+landscape+esaias+velde&title=Special:MediaSearch&go=Go&type=image

Cette toile de H. Avercamp est un véritable puzzle. Le froid se ressent à travers une série de motifs : la fumée des feux de cheminée monte vers le ciel, la foule sur la glace suppose une forte épaisseur. Le pêcheur à gauche creuse un trou dans la glace pour pêcher avec un filet épervier. Les détails ci-dessous permettent d’apprécier la précision du dessin et son réalisme : le personnage casse la glace avec son trident pour avoir de l’eau. Un autre chute en glissant sur la glace.


Détail du tableau précédent© https://commons.wikimedia

 Les sources écrites diverses, les annotations des observateurs donnent également  des informations sur le temps qu’il faisait, le nombre de jours de gel sachant que les thermomètres n’existaient pas encore. Parmi les météophiles, David Fabricius tient une place particulière. Ce pasteur frison passionné de sciences, à la fois astronome, cartographe et météorologue amateur qui a entretenu une correspondance avec Kepler, a aussi rencontré Tycho Brahe et a constitué un carnet météo de 1580 à 1612. Les relevés sont quasi quotidiens de 1690 à 1612, ce qui est une source très précieuse pour permettre de reconstituer le type temps de cette période. Nous constatons que pendant les mois dits froids, décembre- janvier-février, plus de 50% des jours ne sont pas concernés par le gel mais le gel peut être intense environ un jour sur cinq. Au final, beaucoup d’hivers sont assez doux et pluvieux mais il existe aussi de grands hivers « jamais vus » : 1600, 1608 et 1684.

Pourquoi alors une telle profusion de paysages hivernaux ?

 Si, d’après les relevés des météophiles, les hivers ne sont pas si rudes, comment expliquer cette abondance de représentations de cours d’eau, d’étangs, de marais, de canaux gelés dépeignant des paysages d’hivers très froids avec une population nombreuse s’ébattant joyeusement sur la glace ? A.M propose plusieurs pistes et hypothèses pour expliquer cette énigme.

Le patinage d’abord, très fréquemment représenté est un marqueur vraiment identitaire permettant de représenter une société assez unie qui s’approprie non seulement une saison mais aussi un territoire. Le patinage, aristocratique encore au XVIème siècle se répand dans toute la population grâce aux progrès techniques qui permettent d’en abaisser le coût, le rendant accessible à tout le monde. Le patinage représente un consensus social lors des activités ludiques hivernales et en plus, il permet de se déplacer simplement et librement, éventuellement sur de grandes distances, alors que les déplacements l’été sur l’eau ou sur terre sont bien plus onéreux par la nécessité d’investir dans l’achat d’une barge ou de charrettes. Cette société domine ainsi un élément essentiel et menaçant : l’eau.  Omniprésente en Hollande, elle est plus facile à dominer quand elle est gelée. De plus, sur la glace se rencontrent ou se croisent différentes catégories sociales de tous âges : l’étude des costumes montre que certains sont très riches alors que d’autres sont pauvres : on voit au centre du premier plan du tableau d’Avercamp devant la barque, un mendiant se tenant près de personnages aux vêtements somptueusement décorés. Les peintures du siècle d’or montrent qu’aristocrates, bourgeois, paysans, pauvres, se côtoient sur la glace qui devient un melting-pot social. C’est très emblématique au moment où la Hollande combat l’Espagne. Pour A.M, il s’agirait là d’une volonté politique de présenter un visage uni.  En représentant des hivers froids voire très froids, les peintres hollandais s’approprient cette saison pour en faire une figure nationale et s’affirmer politiquement face à l’ennemi espagnol. François Walter, historien de l’environnement, a montré que chaque pays se construit autour de certaines figures paysagères. La Hollande aurait ainsi pu se construire autour de la figure identitaire de l’eau glacée en contraste peut-être avec les peintres espagnols de l’époque, qui représentent surtout des paysages estivaux.

Comment définir le climat à travers une approche culturelle ?

Pour reprendre la distinction classique entre le temps qu’il fait en instantané (météo) et le climat, agglomération des moyennes de tous les types de temps conventionnellement sur trente ans, on peut étudier l’évolution du climat en analysant les moyennes successives sur un espace donné. On aura ainsi des climats régionaux identifiés par un certain nombre de caractéristiques

Avoir une approche culturelle du climat c’est se dire que tout climat peut être pensé et vécu au cours de son expérience de vie. En vivant pendant un certain temps en un lieu, on constitue une mémoire avec ses marqueurs climatiques : il s’agit d’une construction mentale. Ainsi définir un climat, c’est stabiliser une construction culturelle. L’élaboration de la classification des climats sur la terre est à la fois scientifique et culturelle : elle a été élaborée par les Occidentaux pour qui le filtre principal est celui des températures alors que si cette élaboration avait eu lieu dans la zone tropicale, le filtre des précipitations eût très certainement été privilégié.

Où en est la recherche en climatologie historique et culturelle ?

En France, ce champ de recherche est très fragmenté. E. Le Roy-Ladurie reste la référence. Seul Emmanuel Garnier, titulaire de la chaire « Histoire du climat, des extrêmes et des risques » de l’Institut universitaire de France travaille dans ce domaine. La recherche universitaire en climatologie historique par des géographes est indigente : il n’y a pas de master, peu de cours en climatologie, jamais de questions aux concours. En Europe par contre il existe d’autres écoles de climatologie historique : à Berne et en Grande-Bretagne. Il existe aussi quelques travaux en géoclimatologie culturelle. Depuis la tempête Xynthia (2010), l’histoire des risques et des catastrophes climatiques intéresse quelques chercheurs. Toutes ces recherches se font dans un cadre pluridisciplinaire.

De nombreuses questions posées à l’issue de cet exposé témoignent de l’intérêt de l’auditoire. Parmi lesquelles :

  • Connait-on les causes du PAG? Il y a des causes naturelles documentées : certaines éruptions volcaniques ont constitué des nuages de poussière, de gaz ou de cendres dans la couche stratosphérique limitant de ce fait l’arrivée du rayonnement solaire comme en 1783 avec l’éruption du Laki (Islande) ou en 1815 avec éruption du Tambora (Indonésie) qui engendre une année pourrie en 1816 laquelle entraine une forte émigration d’ Europe centrale suite à de très mauvaises récoltes. Il y a aussi la diminution des taches solaires qui provoque des minima d’activité solaire tel le minimum de Maunder à la fin du XVIIème siècle.
  • Pourquoi cette lumière très particulière des peintures hollandaises: s’agit-il d’une perception particulière à travers l’eau gelée et l’hiver hollandais ? Les artistes hollandais du siècle d’or, à la différence des impressionnistes, peignent en ateliers, à partir de leurs carnets mais reproduisent de façon assez réaliste les scènes et les paysages avec le temps qu’il fait et la lumière du moment. On voit sur la toile de Salomon van Ruysdael beaucoup d’indices sur les conditions météorologiques.

Salomon van Ruysdael, Attraper l’anguille, début des années 1650, Metropolitan Museum of Art, New York. © https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Drawing_the_Eel_MET_DP147902.jpg

Le soleil est nécessairement à gauche de la toile compte tenu de l’ombre portée des personnages. Le vent assez soutenu qui fait flotter le drapeau vient donc de l’ouest. La lumière du soleil, à travers les nuages, est réaliste tout comme la glace visiblement épaisse pour pouvoir supporter les personnages et la barge montée sur patins tirée par un cheval. On est donc un après-midi (certainement dimanche vu l’affluence devant la brasserie) d’hiver bien avancé (épaisseur de la glace et arbres complétement dénudés) sous régime d’une perturbation d’ouest fréquente en Hollande l’hiver.

  • Quel corpus pour faire ces recherches ? Qui sont les commanditaires ?

Il a été constitué par des catalogues d’expositions, notamment celui très fourni de l’hiver hollandais au Mauritshuis de La Haye en 2001 complétés par des collections privées. A.M a été accueilli quatre ans au centre d’histoire de l’art d’Amsterdam. S’est évidemment posée la question de la représentativité du corpus étudié soit quelques centaines d’œuvres conservées sachant qu’on estime à 1.3 million le nombre de peintures produites en Hollande au XVIIème siècle dont l’essentiel a disparu. La peinture était alors une marchandise ordinaire comme en attestent les inventaires après décès à Delft où le nombre moyen de tableaux détenus dans les maisons bourgeoises était de 25.  A.M a choisi de constituer un corpus moyen considéré comme représentatif des conditions moyennes de l’hiver à cette époque.
En ce qui concerne les commanditaires, A.M insiste sur l’énorme différence entre la Hollande et ses pays voisins d’Europe où beaucoup d’œuvres sont des commandes émanant de l’Eglise ou de la noblesse, ce qui bien sûr, influence les sujets. Les Provinces-Unies au XVIIème siècle, pays de la bourgeoisie marchande triomphante qui achète et commande les tableaux, voient l’essor des tableaux de paysages.

Micheline Huvet-Martinet      avril 2023

 

*Alexis Metzger, L’hiver au siècle d’or hollandais, Ed. Sorbonne-Université-Presse, 2019