Les deux livres qui ont servi de supports au café géo sur les paysages qui s’est tenu au Café de Flore (Paris 6e) mardi 27 septembre 2022

Si les paysages terrestres sont familiers du géographe, les paysages célestes le sont moins. Ce sont ces deux domaines dont Martine Tabeaud, professeur émérite de géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est venue nous entretenir au Flore, le second en évoquant ses recherches sur Les ciels de la Grande Guerre (en collaboration avec Xavier Browaeys, sur les aquarelles d’André des Gachons) (1), le premier en présentant Arpenter le paysage (2), ouvrage de Martin de la Soudière qui n’avait pu être avec nous ce jour-là. Daniel Oster a été le modérateur de la soirée.

Né dans une famille d’origine aristocratique, profondément marqué par une éducation catholique, Martin de la Soudière peut être défini comme un ethno-sociologue ami de la géographie. Ses deux pôles d’intérêt majeurs sont la moyenne montagne comme milieu naturel et lieu de vie, et les saisons (3). Dans son dernier ouvrage, il se met en scène. Ce qu’il cherche à transmettre au lecteur, c’est sa propre sensibilité face aux paysages, notamment ceux des Pyrénées de son enfance mais aussi face à ses lectures d’écrivains attentifs aux atmosphères (Gilles Lapouge, Julien Gracq, Philippe Jacottet, etc.). Pour lui, entrer dans un paysage relève avant tout de l’apprentissage corporel.

Martin de la Soudière se sent proche de tous ceux qu’il appelle les « professionnels du paysage » (géographes, paysagistes, dessinateurs, ethnologues…), ceux qui font de la « géographie de plein vent » en marchant, carnets de notes et de croquis à la main. Il ne voit pas dans la géographie quantitative un descripteur possible du paysage. Son propos s’attache plus à montrer comment la géographie s’est fondée sur une analyse qualitative et empirique du paysage, un moment où Fernand Braudel pouvait écrire qu’être géographe, « c’était voir et bien voir ». Aujourd’hui le géographe combine les échelles, fait des diagnostics en vue d’aménager le territoire grâce auxquels il peut définir les paysages potentiels dans une perspective de projet de territoire. C’est une approche différente du paysage.

Pour clore cette première partie, Daniel Oster rappelle que le terme « paysage » n’apparaît dans la langue française qu’au milieu du XVIe siècle pour désigner un tableau représentant…un paysage. C’est donc grâce à la peinture de la Renaissance que le français s’est enrichi d’un mot si utilisé de nos jours.

La seconde partie de la soirée nous amène à lever la tête vers ce que nous considérons plus rarement comme un paysage, le ciel.

Martine Tabeaud et Xavier Browaeys ont découvert dans les archives de Météo France des aquarelles d’André des Gachons (1871-1951), peintre de métier et météorologiste bénévole au cours de la première moitié du XXe siècle, particulièrement pendant la Grande Guerre alors qu’il vivait en Champagne à 30 km du front. Il a ainsi combiné deux activités qui nous semblent à priori peu liées. Cet artiste décorateur qui avait travaillé pour le cinéma et le théâtre, s’est appliqué à un travail quotidien pour le service météorologique national : un relevé des températures, pression, humidité et précipitations, accompagné de deux aquarelles montrant l’état du ciel depuis son jardin de La Chaussée-sur-Marne. Chaque jour du conflit, alors qu’il était réformé pour raison de santé, il remplit une fiche qui donne de la couleur au ciel et ses nuages. Or, durant cette période de guerre, nous pouvons croiser son regard via les aquarelles avec les nombreuses photos, les lettres et les carnets des poilus, les comptes rendus des officiers.

Les auteurs ont adopté une présentation saisonnière de ces regards croisés sur les conditions atmosphériques de trente six journées de la guerre. Chaque type de ciel correspond à un type de temps (ordinaire ou extraordinaire pour la saison) dont la connaissance est précieuse pour savoir s’il va gêner ou favoriser les actions des soldats selon qu’ils sont dans la terre (les poilus), sur la terre (l’infanterie), dans les premiers hectomètres du ciel (les aérostiers) et à quelques kilomètres d’altitude (les aviateurs).

Cirrostratus, 20 février 1916, « au point exact de l’intersection du méridien et du parallèle 10h15 NE ». Wikicommons

Les hivers 1914/1915 et 1915/1916 ont été doux et humides, mais les hivers 1916/1917 et 1917/1918 ont connu des records de froid (jusqu’à – 25°C). Les aquarelles nous montrent alors des villages et des bois écrasés sous un lourd manteau neigeux. C’est le temps de la soupe glacée, des gelures pour les poilus dans les tranchées et pour les artilleurs gênés par la neige soufflée par les canons, ce qui offre une bonne visibilité aux aviateurs ennemis.

Cirrostratus, 20 février 1916, « 19h45 SW ». Wikicommons

Le printemps est l’époque des giboulées, des lumières vives et de la forte mobilité des nuages. Ces changements rapides ne sont pas compris à l’époque (les « fronts », terme qui fait référence à la première guerre mondiale ne seront théorisés que dans les années 1920). Plus que les giboulées, le vent est un problème pour les aviateurs qui ne comprennent pas les phénomènes d’ascendance et de subsidence, et pour les aérostiers entraînés à la dérive par les vents tourbillonnants.

L’été, lors des vagues de chaleur comme en août 1916, peut être aussi une dure épreuve pour chaque poilu à qui doit parvenir 10 litres par jour d’eau propre, ce qui suppose une logistique complexe. Les aviateurs ont une bonne vision alors que les aérostiers souffrent le soir d’une visibilité médiocre, compromise par la poussière.

L’automne apporte des températures plus fraîches mais aussi des brouillards et des pluies. En 1915, la pluie continue caractérise presque tout septembre et novembre. C’est alors la boue le principal ennemi du soldat, celle dans laquelle on s’épuise à marcher et qui embourbe les canons. Les aviateurs doivent attendre les éclaircies pour sortir. On pourrait alors croire que l’eau ne manque pas mais encore faut-il qu’elle soit potable.

Bien sûr, les couleurs du ciel ne changent pas l’évolution de la Grande Guerre. Mais les aquarelles d’André Des Gachons procurent un apport original à la connaissance des conditions ressenties par les soldats sur le front de Champagne. Les paysages célestes aident à comprendre les paysages terrestres des photos en noir et blanc. L’abondante production du peintre ne témoigne pas seulement d’un souci esthétique mais relève surtout d’une prétention scientifique à élaborer une méthode de prévision du temps du lendemain.

 

Michèle Vignaux, relu par Martine Tabeaud, septembre 2022.

 

Notes :

1) Martine TABEAUD et Xavier BROWAEYS, Les ciels de la Grande Guerre. Aquarelles d’André Des Gachons (Champagne), Paris, Sorbonne Université Presses, 2022
2) Martin de la SOUDIERE, Arpenter le paysage. Poètes, géographes et montagnards, Paris, Anamosa, 2019
3) Martin de la SOUDIERE, Quartiers d’hiver, Paris, Creaphis éditions, 2016

Complément :

Certes, « le temps qu’il fait » est une donnée subjective (p. 46). M. Tabeaud et X. Browaeys ont à cet égard raison de rappeler que le froid « sibérien » qui s’abat sur le fort de la Pompelle au cours de l’hiver 1917 ne l’est probablement pas pour les troupes russes qui sont en position dans ce secteur (p. 172). Sans doute cette question autorise-t-elle d’ailleurs certains développements consacrés aux troupes coloniales, même si la question de leur hivernage est globalement bien connue. Il n’en demeure pas moins que cette relativité du temps qu’il fait est plus sensible encore lorsqu’elle est appréhendée par l’intermédiaire du pinceau et de l’aquarelle. Malgré l’intention naturaliste de d’André des Gachons, uniquement dictée par des conditions météorologiques, il y là un biais qui ne peut pas être ignoré. Pourtant, ce qui se dégage de ce corpus archivistique à nul autre pareil, c’est un rapport fort complexe au temps fait de situations météorologiques changeant continuellement, comme pour mieux égrener l’horizon sans cesse repoussé que constitue aux yeux des poilus la fin des hostilités, et la platitude de courbes d’apprentissage qui, malgré le développement technologique, ne parviennent pas à dégager les armées des contraintes exercées par la boue, la pluie (p. 201-204 par exemple) ou le brouillard, judicieusement qualifié de « masque atmosphérique » rendant aveugle les canons (p. 181).

Extraits d’un article d’Erwann Le Gall paru sur le site Ar Brezel  (Is sky the limit ? A propos d’André des Gachons | Ar Brezel (hypotheses.org)