Ses œuvres, d’emblée non figuratives, tranchent avec l’ambiance artistique de son époque. L’abstraction était certes dans l’air du temps, mais sous une forme construite.
Soulages, avec ses premières peintures sur papier, avec ses coups de brosse organisés en une forme qui se lit d’un seul coup, ouvrait une voie autre, qu’il n’allait cesser d’approfondir tout en tentant de nouvelles expériences picturales.
Le geste créatif du tableau, dit-il est plus important que le tableau. Il ajoute : « c’est du noir que surgit la lumière, alors la lumière viendra du tableau ».
Ses œuvres sont aujourd’hui présentes dans 90 musées dans le monde.
Soulages en quelques dates
1919 : naissance à Rodez.
1931 : sa visite de l’abbatiale de Sainte Foy à Conques est un choc pour lui. Il commence à peindre.
1938-39 : découvre le Louvre et la galerie Rosenberg, admire Cézanne et Picasso.
1947 : s’installe à Paris. Réalisation de Brou de noix sur papier et sur verre.
1954 : première exposition aux États-Unis où il est reconnu par la critique avant de l’être en France.
1960 : installe son atelier à Sète.
1967 : première exposition personnelle au Musée national d’art moderne.
1986-1994 : réalisation des vitraux de Conques.
2005 : donation de 500 pièces à la ville de Rodez, en vue de la création d’un musée Soulages.
2009 : grande exposition au Centre Pompidou.
2014 : inauguration du musée Soulages à Rodez.
2019 : pour ses cent ans, de nombreuses institutions lui rendent hommage.
2000-2020 : réalisation de très grands formats dans l’outrenoir.
Le peintre du noir, un géant habillé de noir
Dès le début ses œuvres n’ont pas de titre et dès le début la tonalité sombre frappe ses contemporains. Pourtant le noir n’a pas chez lui de valeur symbolique, il offre simplement un grand potentiel pictural. Il souligne aussi, non sans humour, que les peintres des cavernes travaillaient dans l’obscurité au moyen du charbon de bois.
Les larges traces qui structurent les tableaux témoignent du rejet de tout lyrisme. C’est un geste « ralenti », un raclage ou un étalement de matière, d’où surgit la lumière. Il insiste sur le mode d’application du médium, soit lisse ou strié, soit encoché sur la surface ou formant relief.
Dès 1948 il affirme : « une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées) sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on leur prête. En art « tout est métaphysique, c’est-à-dire au-delà de la physique ».
Il utilise le brou de noix, matière fondamentale des menuisiers et des brosses employées par les peintres en bâtiment. Il peint ses toiles à même le sol. Le support est soi du papier, soit du verre. Il superpose plusieurs couleurs, puis il les recouvre de noir, puis il arrache de la matière en amincissant la couche de noir et fait réapparaître des couleurs, rouges, bruns, bleus, blancs, sublimées par le noir.
Le peintre des calligraphies noires sur fond blanc, des années 1970.
A la suite de voyages au Japon, l’œuvre de Soulages ressemble aux calligraphies nippones, même s’il s’en défend. Les temples, comme les jardins secs * (article sur le jardin japonais) l’ont fasciné. Il a aussi beaucoup aimé l’œuvre de l’architecte Tadao Ando à Naoshima et les architectures de bois de Nara. Les vitraux de Conques, avec leurs lignes variées évoquent les jardins secs et le verre est simplement issu du sable qui les compose.
On pourrait dire que ses calligraphies, forêts de signes noirs ou idéogrammes, nous disent un Soulages « au miroir du Japon » (Mathieu Ségala). Les laques japonaises sont remplacées par des acryliques. La peinture minimaliste de Soulages fait penser à la peinture zen.
Les vitraux de Conques, 1986-1994 : des vitraux uniques au monde
Les nouveaux vitraux de l’église abbatiale de Sainte-Foy de Conques (Aveyron) ont été conçus par Pierre Soulages et par l’Atelier Fleury. Il a fallu des centaines d’essais pour créer le verre diffusant la lumière souhaitée par Soulages. L’effet « translucide comme l’albâtre » devait mettre en valeur la beauté de l’architecture romane du lieu. L’artiste a choisi un verre incolore en mêlant deux états du verre : l’un cristallisé non transparent et l’autre à l’état liquide en sur diffusion d’une translucidité extrême. Dans notre époque saturée d’images, il n’est pas indifférent que le parti pris ait été non transparent et non figuratif.
Étonnamment blancs, translucides et striés de lignes noires, pour sublimer la teinte naturelle de la pierre, ces vitraux sont en quelque sorte à deux faces.
La face extérieure, sertie dans le mur de pierre, a sa propre présence et prend vie selon l’exposition au soleil, en accord avec les différentes teintes des pierres utilisées : grès rouge de Combret, calcaire blond de Lunel, schiste bleu de Nauviale.
Clichés de Maryse Verfaillie
Ma recherche, dit Soulages, a porté sur un verre incolore, translucide, respectant les variations de la lumière naturelle, qui seraient en accord avec l’espace architectural. Personnellement, j’ai toujours voulu laisser plus de liberté au spectateur et ne pas lui imposer un sens.
Chaque vitrail est organisé en bandes séparées par des plombs et des barbotières, en nombre pair et horizontales. Les plombs sont ondés en mouvements ascendants et descendants qui ont des aptitudes vibratoires. Ce rythme incite à la méditation et ne distrait pas la prière.
Par le jeu des courbes et des obliques, Soulages a voulu évoquer « le souffle de l’esprit » avec des traits reprenant le mouvement naturel de la lumière.
Un chantier colossal mais une œuvre incomprise
L’abbatiale Sainte-Foy compte 96 fenêtres et 8 meurtrières, soit 350 m2 de surface vitrée ! L’artiste s’y est investi durant 8 années, sans relâche. Mais Conques est alors peuplé d’irréductibles, l’accueil des habitants est glacial.
Personne ne comprenait la nécessité de changer des vitraux riches en couleur et qui ne dataient que de quelques décennies. Ils avaient été réalisés par le peintre Pierre Parot et le verrier Francis Chigot, dont le petit-fils n’est autre que Hubert Védrine, alors secrétaire général de l’Elysée auprès de François Mitterrand.
C’est « Conquois contre Conquistadors » clament-ils ! A Conques, le frère prémontré Jean-Daniel répète en boucle sur l’orgue son tube préféré : « Les portes du pénitencier ».
Mais Soulages est très proche de Madame Claude Pompidou et grand ami de l’historien Georges Duby. Il était soutenu aussi par Claude Mollard, responsable de commandes publiques dans le ministère de Jack Lang.
Si ces vitraux translucides continuent à décontenancer certains pèlerins, ils attirent aussi une foule beaucoup plus importante qu’auparavant, à Conques, puis depuis 2014 au nouveau musée Soulages à Rodez.
Le musée Soulages de Rodez
« Lorsque je reviens à Rodez je me sens appartenir aux habitants de ce pays, ces paysans apparemment rugueux, mais très raffinés, simples et d’une grande finesse ».
Le projet de musée est né de la volonté du peintre de léguer une partie de ses œuvres (environ 500) à sa ville natale et sur son terrain de jeux d’enfance, le foirail.
Ce projet a occupé les conversations des Ruthénois et avec autant de vivacité que les vitraux de Conques. Il a été inauguré en 2014. Il attire aujourd’hui beaucoup de visiteurs.
L’architecture hors normes du musée a été confiée aux architectes catalans RCR (Rafael Arande, Carme Pigem, Ramon Vilalta. Ils ont obtenu en 2017, le très recherché prix Pritzker, pour l’ensemble de leur œuvre.
Il est composé de 5 cubes en acier Corten, matériau qui génère des nuances de roux et brun en accord avec le travail du peintre et aussi avec le grès rose de la cathédrale située à proximité. Quatre cubes abritent les œuvres du peintre, des expositions temporaires et une librairie. Le 5ème est occupé par la brasserie du chef étoilé Michel Bras.
A l’intérieur, aux salles hautes et claires succèdent des espaces plus bas et obscurs. Les salles peuvent être peintes en noir, couleur préférée du peintre, mais aussi être lumineuses.
Dans cette salle sont exposés les cartons préparatoires aux vitraux de l’abbaye de Conques. Les salles suivantes exposent des œuvres de toutes les périodes.
Quelques œuvres exposées à Rodez
Cette gouache est construite comme un quadrillage, comme une toile vichy : un fond de lavis bleu, est soigneusement couvert de bandes noires, sombres, verticales et horizontales, ces dernières étant allégées par enlèvement de la matière. Par transparence le bleu sous-jacent, des dégradés de gris apparaissent, comme du reste une unique petite fenêtre de blanc lumineux, éclairant la composition. Celle-ci, presque flottante, se gardant d’une symétrie littérale et pesante, ramène aux peintures sur toile de l’avant Outrenoir. Les œuvres sur toile demeurent rares, car Soulages avant 1979 se consacre presque exclusivement aux peintures sur papier.
La dernière période est celle de l’Outrenoir où il travaille avec un pot de peinture noire. Il faut, dit-il, ne voir que la lumière reflétée et transformée par le noir. Ses œuvres les plus récentes ont des dimensions gigantesques.
En sa maison de Sète et toujours avec sa femme Colette, qui le seconde à chaque instant, Pierre Soulages, ce roc centenaire, coule encore des jours paisibles, mais sans cesser de travailler.
Une dernière citation : « J’ai deux lieux de naissance, Rodez et la peinture contemporaine. Mon enfance et mon adolescence, c’est le Rouergue. Mais il ne faut pas confondre le pays de son enfance avec le souvenir que l’on en a gardé ».
Soulages s’est fait lui-même et n’a jamais appartenu à aucun mouvement artistique. Il n’a regardé qu’une chose, le travail des artisans de la rue Combarel où il habitait, à Rodez.
Maryse Verfaillie, août 2020
A lire en complément :
http://cafe-geo.net/chagall-soulages-benzaken-le-vitrail-contemporain/
http://cafe-geo.net/japon-l-art-des-jardins-contempler-et-mediter/