Aux confins de l'Italie, coincée entre Adriatique et Slovénie, Trieste rêve à sa gloire commerciale et littéraire quand elle était le débouché maritime de l’Empire des Habsbourg avant 1914(Source: elettra.trieste.it)

Aux confins de l’Italie, coincée entre Adriatique et Slovénie, Trieste rêve à sa gloire commerciale et littéraire quand elle était le débouché maritime de l’Empire des Habsbourg avant 1914
(Source: elettra.trieste.it)

Ces dernières années le retour du fantôme mitteleuropéen s’affirme pour s’imposer avec force dans l’univers culturel français. Depuis la mémorable exposition de 1986 au Centre Pompidou, Vienne, naissance d’un siècle, 1880-1938, une mode viennoise a déferlé sur notre pays, bientôt relayée par la vogue de toute la Mitteleuropa. Le roman-fleuve Danube du Triestin Claudio Magris, traduit chez Gallimard en 1988, est devenu l’emblème des adeptes de cette civilisation aux contours flous qui s’est formée au centre de l’Europe avant d’avoir été engloutie sous les catastrophes du XXe siècle.

Les preuves de cette audience croissante s’accumulent : publication des œuvres de Stefan Zweig dans la Pléiade, édition progressive de tous les livres du Hongrois Sandor Marai (1900-1989), etc. Même le cinéma s’en mêle avec le film-hommage surprenant du Texan Wes Anderson, The Grand Budapest Hotel (2014), dédié à …Stefan Zweig ! Il s’agit sans doute d’un mythe littéraire et artistique sublimé par la nostalgie mais il se nourrit en même temps de la crise de la conscience européenne qui sévit actuellement.

Mais qu’est-ce que la Mitteleuropa au juste ? Si les Français préfèrent utiliser ce terme allemand plutôt que sa traduction « Europe du milieu » ou « Europe centrale » c’est bien parce que « la notion de Mitteleuropa ne correspond pas à une réalité géographique mais à une représentation du rôle de la langue et des créations littéraires et intellectuelles allemandes en Europe centrale. » (J. Le Rider, article Mitteleuropa, www.universalis.fr/encyclopedie/mitteleuropa).

C’est encore Jacques Le Rider qui écrit que « l’’identité culturelle de cette autre Europe a d’abord été définie par la littérature », en ajoutant tout de suite après que « l’existence même d’une Mitteleuropa littéraire et intellectuelle a été parfois considérée comme le « mythe habsbourgeois »  de l’unité des nationalités rattachées à la monarchie austro-hongroise jusqu’à la Première Guerre mondiale. » (J. Le Rider, ibid.).

Lorsque le journaliste-écrivain Olivier Barrot publie en 2015 un récit dédié à sa « germanomanie », il n’hésite pas à choisir sans aucune fioriture le titre Mitteleuropa pour livrer sa version de cette vaste Europe centrale avec ses lieux et ses mythes, un véritable voyage initiatique qui n’oublie pas les confins d’une Europe germanophone d’où est originaire sa famille.

« On ne parle pas allemand chez moi. Personne ne l’a étudié, mais du côté maternel, certains maîtrisent encore le yiddish. Beaucoup sont morts à Auschwitz. Je ne perçois aucune germanophobie, mais à l’endroit de la Pologne, les sentiments sont moins mesurés. Ma grand-mère, née en Bessarabie, parle des « Israélites ». J’en suis, par ma mère, lointain sentiment d’appartenance, qui ne revêt rien de religieux ni de sioniste. » (…)

« Je tourne autour de la Bessarabie, aujourd’hui Moldavie indépendante, d’où je proviens, pour accéder à la Podolie, à la Volhynie, à la Bucovine, désormais ukrainiennes et dont les noms si mélodieux me comblent. La Bucovine en porte plusieurs puisqu’elle fut ottomane, autrichienne, russe, roumaine : une Mitteleuropa à elle seule, divisée en « canesats », en « comitats » ou en « kronland », et gouvernée par des hospodars ou des voïvodes. A Czernowitz sa capitale sont nés deux écrivains majeurs, opposés en tout point, Rezzori le solaire doué pour la félicité, Celan le nocturne suprême, que je vois en « Desdichado » de Nerval réincarné. »

(Olivier Barrot, Mitteleuropa, Gallimard, 2015)

Un café viennois en 1915 (Source: Le Point)

Un café viennois en 1915
(Source: Le Point)

Une antidote à la crise de l’Europe actuelle ?

La séduction actuelle de la Mitteleuropa « habsbourgeoise » doit beaucoup à la nouvelle géopolitique du continent européen issue de la dislocation de l’Empire soviétique en 1989-1991. Avec la chute du mur de Berlin (novembre 1989) et l’effondrement des régimes communistes en Europe de l’Est et en URSS, le rideau de fer disparaît, la nation allemande se réunifie, les Etats-nations d’Europe centrale et orientale s’émancipent.

En même temps que se construit cette nouvelle carte politique, l’Union européenne se trouve empêtrée dans le jeu des nationalismes et des égoïsmes nationaux. Face à cet échec politique et culturel, la monarchie austro-hongroise apparaît a posteriori comme un modèle ayant permis la cohabitation globalement paisible de la mosaïque de peuples vivant sur le territoire qu’elle contrôlait au cœur de l’Europe. Avec le compromis de 1866, la Mitteleuropa « habsbourgeoise » a inventé un système fédéraliste permettant une autonomie culturelle des provinces, le tout étant soudé par la conscience d’unité dynastique.

Après 1918, une suite ininterrompue de tragédies (le nazisme et divers fascismes, puis le stalinisme) s’abat sur l’Europe centrale, faisant « apparaître le mythe d’un âge d’or qui aide à vivre » (J. Le Rider) comme en témoignent La marche de Radetzky de Joseph Roth dans les années 1930 ou les romans de Milan Kundera dans les années 1960-1970.

« Je me souviens de l’orgueilleuse devise acronyme, A.E.I.O.U., en latin « Austriae est imperare orbi universo », il appartient à l’Autriche de régner sur le monde entier. Une puissance d’équilibre toujours concurrencée puis combattue par sa sœur linguistique allemande, les Habsbourg contre les Hohenzollern. » (…)

« Vienne, c’est à la fois Les Rayons et les Ombres et une Recherche du temps perdu. Oui, funeste destinée que celle de l’Autriche-Hongrie, cet autre empire du milieu, dont on ne vérifierait donc qu’après sa fin combien il garantissait de trop sanglantes convulsions. »

(Olivier Barrot, Mitteleuropa, Gallimard, 2015)

Un laboratoire de la modernité

Une autre raison de l’attraction actuelle de la Mitteleuropa, et particulièrement de sa version habsbourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle, réside dans l’effervescence intellectuelle de ses artistes et de ses écrivains – sans compter ses psychanalystes – qui défrichent les questions de l’identité. Les travaux de ce laboratoire explorent les tensions de la société pluriethnique, la crise de l’individu, sans oublier les troubles de l’identité sexuelle. A la veille de la première Guerre mondiale c’est un véritable « laboratoire du crépuscule » (Kundera, L’art du roman) sondant les reins et les cœurs d’une Europe confiante dans sa force mais en même temps tiraillée par des interrogations existentielles qui aujourd’hui font écho aux questionnements de notre société contemporaine.

Dans L’Homme sans qualités (roman inachevé paru en 1930-1932) Musil décrit la disparition d’un monde, celui de la Cacanie, qui n’est que la double-monarchie austro-hongroise dont les initiales KK (kaiserlich und königlich pour « impérial et royal ») ont inspiré l’avatar musilien. Dans ce monde qui s’abrite derrière les certitudes inébranlables de la pesanteur bureaucratique qu’en est-il de la responsabilité personnelle de l’homme à l’égard de ses actes ? Telle est la question posée par le romancier autrichien.

Pour en revenir à la situation des hommes vivant en Europe, avant 1914, au XXe siècle, ou aujourd’hui, elle renvoie à la question du balancier entre des forces centrifuges guidées par une pulsion de destruction et des forces centripètes conduites par l’aspiration à former un ensemble solidaire. « De cela la Mitteleuropa a aujourd’hui la présence grandiose d’une tragédie shakespearienne, avec à la fois la splendeur et le désastre, la beauté et l’abjection, la dignité et la destruction. » (propos de Jacques Le Rider rapportés dans Le Point, n°2339, 6 août 2015).

Daniel Oster, mars 2016