Où peut-on se promener à Paris aujourd’hui ? La question semble incongrue tant sont nombreux les boulevards, avenues, jardins, galeries…Et la promenade n’est-elle pas l’activité la plus naturelle et banale qui soit ? Pourtant les travaux historiques démentent cette fausse évidence.

Se promener n’est pas se déplacer d’un lieu à un autre. Ce n’est pas visiter un endroit avec un objectif précis. Flânerie et déambulation demandent de l’oisiveté, de la curiosité devant l’inconnu, un goût de l’inattendu. L’observation sollicite la mémoire, la rêverie interprète les choses vues. « Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir » écrit L.-P. Fargue dans son ouvrage, Le Piéton de Paris (1), où il décrit son plaisir renouvelé d’arpenter les boulevards parisiens.

L’historien québécois Laurent Turcot nous apprend que la promenade est un comportement historiquement construit (2). Le mot « promenade » n’est employé pour la première fois en français qu’en 1618 et un des premiers promeneurs-écrivains est sans doute Germain Brice dont la Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable ne paraît qu’en 1684 (3).

Le promeneur parisien est d’abord une figure essentiellement aristocratique. Au XVIIe siècle, on se promène en carrosse sur les Cours (par exemple le Cours-La-Reine) alors qu’au XVIIIe siècle le marcheur prend toute sa place dans la capitale mais, pour protéger ses chaussures et ses bas, il lui faut marcher près des murs des maisons (tenir le « haut du pavé »).

C’est le XIXe siècle qui fait de Paris la ville où il fait bon se promener. Quel est le lieu par excellence de la flânerie ? Ce sont les boulevards, célébrés par les écrivains avant et après les travaux haussmanniens. La marche favorise le mouvement de la pensée et le spectacle de rue stimule l’imagination. Un des premiers, Balzac exalte ce que les boulevards parisiens ont d’incomparable : « La Perspective (de Saint Pétersbourg) ne ressemble à nos boulevards que comme le strass ressemble au diamant, il y manque ce vivifiant soleil de l’âme, la liberté… de se moquer de tout, qui distingue les flâneurs parisiens Oh ! A Paris, là est la liberté de l’intelligence, là est la vie ! Une vie étrange et féconde, une vie communicative, une vie chaude, une vie de lézard et une vie de soleil, une vie artiste et une vie amusante, une vie à contrastes. Le boulevard, qui ne se ressemble jamais à lui-même, ressent toutes les secousses de Paris : il a ses heures de mélancolie et ses heures de gaieté, ses heures désertes et ses heures tumultueuses, ses heures chastes et ses heures honteuses » (4). L’affaire est entendue : la promenade n’offre pas seulement une détente physique ; c’est aussi une activité intellectuelle et sensuelle.

D’autres lieux de promenade sont créés entre 1822 et 1840, les passages, ces traverses urbaines creusées dans la chair même de la ville. Mais ce sont des écrivains du premier XXe siècle qui ont été fascinés par leur nouveauté esthétique et poétique : lumière crépusculaire, décor en métal, miroirs multipliant le spectacle des vitrines… Aragon parle de « lueur verdâtre, en quelque manière sous-marine », « glauque, abyssale, de l’insolite », comparant à des « aquariums humains », ces « lieux que l’on nomme de façon troublante des “passages”, comme si dans ces couloirs dérobés au jour, il n’était permis à personne de s’arrêter plus d’un instant »(5). Walter Benjamin (6) a rendu hommage à l’auteur du Paysan de Paris avec lequel il partage le même émerveillement pour ces ruelles intérieures, propices aux promenades « esthético -politiques ».

En ce début de XXIe siècle, quelles sont les promenades appréciées des Parisiens ?

Bien sûr il y a toujours les boulevards et les passages, mais les transformations de la ville et les nouvelles sensibilités amènent à chercher des lieux inédits.

D’abord, le flâneur urbain a besoin d’être libéré des contraintes d’un terrain difficile pour abandonner son esprit à l’observation et à l’imaginaire. Pas si facile… Déjà en 1992, l’universitaire spécialiste des études urbaines, Olivier Ratouis, écrivait « Il semble qu’il soit devenu difficile de marcher dans nos grandes villes. Pour n’évoquer que la rue, l’espace piéton se rétrécit comme une peau de chagrin, effet des pratiques d’encombrement et de canalisation des parcours » (7). En plus de 25 ans, la situation a bien empiré pour le piéton parisien, exaspéré par le cycliste qui confond chaussée et trottoir, par les trottinettes qui zigzaguent et les trous dans le bitume, redoutables pour les chevilles.

Le promeneur du XIXe siècle appréciait l’animation, le décor architectural, l’abondance des objets. Notre contemporain recherche au cœur de la ville…la « campagne », ou mieux encore la « nature ». Où la trouver ? Dans un futur proche on pourra aller « à la ferme » dans une tour près de la Porte de Versailles. En attendant, plusieurs promenades « vertes » ont été aménagées sur d’anciennes voies ferrées désaffectées.

La Coulée verte du 12e arrondissement emprunte une partie de la voie de chemin de fer qui a relié la Bastille à La Varenne entre 1853 et 1969. Aujourd’hui c’est une promenade plantée de 4,5 km, réhabilitée par P. Mathieux et J. Vergely, et baptisée du nom du premier écologiste patenté, René Dumont. Elle se compose de trois tronçons. Le premier commence rue de Lyon, non loin de l’Opéra- Bastille, en haut des sept mètres du Viaduc des Arts qui le supporte et se termine au Jardin de Reuilly. Le deuxième correspond à l’Allée Vivaldi et le troisième est introduit par un tunnel qui passe sous la rue de Reuilly et se termine square Charles Péguy.

 

 

 

 

La première partie, la plus longue, est de loin la plus intéressante. Le panneau qui en marque l’entrée annonce « végétation sauvage » et « aménagement paysager ». Sauvages l’allée bétonnée bien lisse, les arceaux métalliques, les parterres fleuris ? Le terme laisse dubitatif. Seuls les rosiers des parterres qui encadrent le cheminement correspondent à ce qualificatif. Nous sommes bien dans un espace aménagé pour séduire l’œil par ses massifs fleuris, ses espèces variées tels les noisetiers, tilleuls, bambous, pour inciter au repos grâce à ses nombreux bancs ombragés. De discrets panneaux donnent régulièrement des informations sur les pratiques du jardinage, comme le paillage des sols, parfois avec une bonne volonté écologique un peu naïve (« Nous adaptons l’arrosage aux besoins de la plante »). Alors la Coulée verte est-elle un jardin comme un autre, longiligne et surélevé ? Non c’est une vraie promenade urbaine car ce qui fascine, c’est le spectacle de la ville.

La ville est présente à l’intérieur même de la Coulée verte par cette forme d’art typiquement urbaine qu’est le Street Art. Près de l’accès de la rue de Lyon, le promeneur est accueilli par une peinture de Nicolas Scauri (encore appelé Skio ou Nicolas Skio Scauri) reprenant le thème mythologique de « L’Enlèvement d’Europe ». C’est à l’occasion de la Journée de l’Europe, en mai 2018, que la mairie du 12e arrondissement a commandé cette œuvre. Toutes les nombreuses peintures murales de la promenade sont des commandes municipales. Particulièrement fraîches et poétiques, les réalisations de Caroline Laguerre s’inscrivent au fond d’alcôves abritant des bancs.

Skio, L’Enlèvement d’Europe. STREETCOUNTDOWN.

 

Caroline Laguerre, Bruit de l’eau qui coule.

 

Mais surtout la ville s’impose au regard, non pas à partir du sol, mais en plongée. Et cela change tout.

Diversité et complexité des rues, des immeubles, des voies ferrées … D’un côté, l’avenue Daumesnil, spacieuse, bordée d’immeubles de bonne facture, laisse voir en son milieu la silhouette trapue de la Gare de Lyon. Pourtant une construction, à l’angle de l’avenue Daumesnil et de la rue de Rambouillet, dérange la sagesse de ces maisons haussmanniennes : grosses antennes sur le toit et immenses sculptures qui rythment les balcons des deux derniers étages. Les géants sculptés nous sont familiers. On les a déjà vus…au Louvre. Ils sont une interprétation, en treize exemplaires, de l’Esclave mourant de Michel-Ange par Manolo Nunez-Yanowsky dans les années 1990. Caprice d’un riche excentrique ? En se penchant on peut apercevoir le drapeau tricolore flotter au-dessus de l’entrée. Il s’agit donc d’un bâtiment officiel…le commissariat de police du 12e arrondissement. Certains esprits rebelles donnent une signification idéologique aux sculptures : elles représenteraient les « policiers, esclaves de la loi ». On peut leur trouver d’autres sens métaphoriques.

 

Commissariat du 12ème arrondissement

 

De l’autre côté, le paysage urbain est plus diversifié. Des immeubles, l’église de Saint Antoine des Quinze-Vingts mais aussi des jardins comme le Jardin Hector Malot aménagé sur deux terrasses étagées qui joignent la promenade plantée à la rue, offrant un espace de détente et de petits équipements de fitness.

Depuis le XIXe siècle le parcellaire s’est transformé et des maisons de toutes époques se côtoient : belles constructions en pierre du XIXe siècle au lourd décor sculpté et bâtiments récents qui privilégient les terrasses et les cours arborées. Façades plates et façades creuses se succèdent. Un ensemble retient particulièrement l’attention, les HBM de la rue Abel, achevés après la Grande Guerre. La qualité de ces logements sociaux fait honte à ce qu’on construira dans les années 1960. L’architecte, Emile Bois, primé pour cette réalisation, s’est inspiré de l’architecture flamande avec des pignons baroques, utilisant des matériaux de grande qualité. Briques de deux couleurs, béton, meulières, moellons s’opposent et se mettent en valeur.

HBM de la rue Abel

 

Ce côté de la promenade est propice à une autre expérience. Le flâneur a l’impression de pouvoir – presque – pénétrer dans l’intimité des maisons dont il n’est séparé à certains endroits que par un étroit passage, tel le passage Hennel, voie semi-privée rendue récemment célèbre par le dépôt des archives de P. Henry. Parfois la proximité des fenêtres amène à rêvasser sur les vies qu’elles protègent, ce qu’a bien décrit Baudelaire dans Le Spleen de Paris : « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée…Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie » (8).

On débouche sur le jardin de Reuilly par un passage entre deux hautes façades d’immeubles, telles des falaises encadrant une vallée étroite.

On a alors le choix : traverser le jardin sur une passerelle en hauteur ou en découvrir toutes les ressources.

Le jardin de Reuilly est accueillant. Accueillant aux enfants qui ont tout le loisir de courir sur la vaste pelouse semi-circulaire de 4200m². Accueillant aux assoiffés qui peuvent se désaltérer à la fontaine qui propose trois catégories d’eau, à température, rafraîchie ou… pétillante (c’est la fontaine d’eau gazeuse la plus ancienne de France, 2010 ; aujourd’hui il y en a 13 à Paris). Accueillant aux rats qui trouvent à s’abriter dans les nombreux bosquets.

 

Passerelle en bois du jardin de Reuilly

 

Kiosque abritant la fontaine

 

Le lien entre le premier tronçon du parcours situé sur le Viaduc des Arts et le troisième se fait par l’Allée Vivaldi, mail ombragé et calme où la circulation automobile est repoussée sur les deux étroites voies qui bordent l’esplanade centrale propice aux déambulations des poussettes et personnes âgées.

 

Nous changeons totalement d’atmosphère dans la dernière partie de la Coulée Verte. On y pénètre par le tunnel qui passe sous la rue de Reuilly. De gros blocs de pierre encastrés dans les murs. De l’eau ruisselant sur les blocs. Sans doute veut-on évoquer quelque pente rocheuse en montagne. Le jardin urbain et sophistiqué qui longe l’avenue Daumesnil a laissé la place à un espace plus « proche de la nature ».

Entre la rue de Reuilly et la rue Rottembourg, la promenade s’enfonce dans une tranchée, en contrebas des rues voisines. Lumière verte, un peu glauque. Grands arbres. Absence de vue sur les immeubles, si ce n’est de temps en temps à travers le feuillage. Allée sablonneuse. La promenade est divisée en deux : une voie pour les piétons, l’autre pour les cyclistes. Moins d’enfants et plus de joggers. On est tenté de marcher plus vite. Pourtant les aménageurs sont toujours soucieux de nous sensibiliser à l’environnement, animal et végétal. Mais il n’est pas toujours facile de repérer la faune, même si un petit observatoire a été construit sous les arbres.

 

Dernière étape de la promenade René Dumont, le square Charles Péguy est un jardin public traditionnel dont les aménagements sont surtout destinés aux enfants. C’est son relief mouvementé qui lui donne tout son charme. Parties en devers et petits vallons supportent bosquets de bambous et de bouleaux.

 

Square Charles Péguy

 

Le square Charles Péguy est la dernière étape de la Coulée Verte René Dumont. Mais le marcheur peut continuer sa promenade sur la petite ceinture du 12earrondissement (la petite ceinture a été aménagée dans la deuxième moitié du XIXème siècle pour relier les gares parisiennes, d’abord au moyen de charrois à traction animale puis grâce au train). Ici place à la végétation spontanée. L’espace herbeux que des esprits mal informés appelleraient « friche » est une « prairie en cours de régénération ».

Alors qu’est-ce qu’une promenade urbaine ? La Coulée verte en est-elle une ? Promenade urbaine parce qu’elle traverse le tissu urbain et en montre les caractéristiques sous un angle original, mais aussi parce qu’elle montre les diverses approches du citadin à l’égard du monde végétal. Jardin sophistiqué aux massifs éclatants, bois et bosquets abritant une petite faune en voie de disparition, espaces de « végétation sauvage ».

 

Le promeneur urbain est-il naturellement un marcheur ? Nous avons vu que ce n’était pas le cas au XVIIe siècle. Aujourd’hui le piéton tend à perdre sa prééminence, au milieu des adeptes des « nouvelles mobilités ». Même les joggers auxquels des écriteaux rappellent régulièrement qu’ils ne doivent pas gêner les autres piétons, ne peuvent être classés dans la catégorie « promeneurs » car plus préoccupés de leur vitesse et de leurs battements cardiaques que de l’environnement. Nous entrons sans doute dans une nouvelle ère de la promenade urbaine.

 

 

NB : Toutes les photos ont été prises par la rédactrice du texte

 

Notes :

(1) L.-P. FARGUE, Le piéton de Paris, Paris, Gallimard, Edition originale, 1932.

(2) L. TURCOT, Le promeneur de Paris au XVIIIème siècle, Paris, Gallimard, 2007.

(3) G. BRICE, Description de la ville de Paris et de tout ce qu’elle contient de plus remarquable. Nouvelle édition enrichie d’un nouveau plan et de nouvelles figures dessinées et gravées correctement. Libraires associés, 1752. Première parution en 1684.

(4) H. de BALZAC, Histoire et physiologie des boulevards de Paris, 1845. Edition électronique d’O. Bogros.

(5) ARAGON, Le paysan de Paris, Paris, Gallimard, 1926.

(6) W. BENJAMIN, Paris capitale du XIXe siècle, le livre des passages, trad. par Jean Lacoste d’après l’édition originale de 1935, Paris, éditions du Cerf, 1989.

(7) O. RATOUIS, Le sens de la marche : Dans les pas de Walter Benjamin.

In Les Annales de la recherche urbaine, N°57-58,1992. Espaces publics en villes. pp. 71-81.

(8) C. BAUDELAIRE, Les fenêtres. In Le Spleen de Paris, Paris, Le Livre Club du Libraire, 1960

 

Michèle Vignaux, septembre 2019